Opinion
Mondialisation et
résistances sociales au Maghreb
Mohamed Tahar Bensaada
Samedi 8 janvier 2011
Les émeutes sociales qui font la une de
l’actualité maghrébine en Tunisie et en Algérie révèlent au
grand jour le grand décalage entre les attentes populaires en
matière de politique sociale d’une part et les modèles de
développement économique imposés par les pouvoirs en place dans
la région de l’autre. Si le mode d’insertion à l’économie
internationale reste marqué essentiellement par la dépendance
des bourgeoisies locales à l’égard du centre du capitalisme
mondial, les formes varient d’un pays à l’autre et posent des
problèmes structurels différents par-delà la similitude des
conséquences sociales vécues par les populations défavorisées.
La crise du modèle
tunisien
Le fait que les émeutes aient commencé en
Tunisie est à lui seul instructif. Il ne s’agit pas de n’importe
quel modèle de développement dans la région. Il s’agit du
« meilleur » modèle si on s’en tient aux critères des
institutions économiques et financières qui régentent le
capitalisme mondial. Sous la protection d’un Etat policier
particulièrement répressif, le pays s’est taillé une part non
négligeable dans la division régionale et internationale du
travail. Des salaires relativement bas assurent un véritable
dopage social et encouragent l’investissement direct étranger.
Le développement d’une industrie locale de
substitution aux importations (ISI), grâce aux facilités
administratives d’un Etat devenu entremetteur au service du
capital étranger, assure l’enrichissement d’une bourgeoisie
« nationale » sous-traitante au service des multinationales et
la consolidation d’une bureaucratie civile et policière
corrompue qui constitue la base sociale du régime. Ces options
économiques sont présentées dans un pays pauvre en matières
premières comme le prix à payer pour assurer l’emploi et le
développement d’un pays qui ne peut compter autrement que sur la
manne touristique.
Mais la dépendance économique a son revers de la
médaille. Dès le retournement de la conjoncture économique
internationale de 2009, la Tunisie s’est trouvé piégée par un
modèle artificiel avec toutes les conséquences néfastes sur
l’emploi et le revenu intérieur. Jusqu’ici, les émeutes et les
manifestations populaires pointent du doigt les conséquences
sociales d’un modèle de développement (chômage des jeunes,
cherté de la vie, absence d’infrastructures et de projets
économiques dans les régions du centre et de l’ouest du pays…)
mais tôt ou tard, le mouvement social sera appelé à remettre en
question un modèle fondé sur la dépendance et le développement
inégal. Cette remise en question ne saurait éluder plus
longtemps la question de la mondialisation qui, contrairement
aux discours dominants du FMI et de la Banque mondiale, n’a fait
qu’engendrer plus de dépendance et de sous-développement sans
les effets d’entraînement technologique supposés.
Mais dans un pays politiquement verrouillé, les
perspectives à court terme ne sont pas des plus optimistes : à
l’ombre de l’autoritarisme musclé du régime, les forces qui
surfent sur la vague du populisme religieux attendent leur
heure. L’empire américain ne saurait rester indifférent aux
évolutions d’une région en contact direct avec le Moyen Orient.
Par-delà les discours idéologiques servis ici et là, les enjeux
géopolitiques primeront sur tout le reste. Peu importe la
couleur idéologique du changement escompté, pourvu qu’elle
assure la stabilité et la pérennité des intérêts de l’empire
dans la région. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la
dernière réaction américaine en date, à savoir la convocation de
l’ambassadeur tunisien par le Département d’Etat pour lui
signifier les préoccupations de Washington quant à l’exigence du
« respect des libertés individuelles » et à l’accès au Net.
Paradoxalement, la crise du modèle tunisien est
apparue au grand jour au moment où fortes de la caution
intéressée des institutions économiques et financières
internationales, des voix libérales pseudo-modernistes en
Algérie n’hésitent pas à chanter les bienfaits du modèle
tunisien. On connaît la chanson : un pays sans pétrole ni gaz
qui réussit des performances économiques enviables et qui
commence de ce fait à attirer les investissements
d’entrepreneurs algériens fuyant la « bureaucratie » et des
touristes algériens cherchant le « farniente » à moindre prix !
La crise du modèle
algérien
Si en apparence, les mêmes causes produisent les
mêmes effets, les émeutes sociales qui ont éclaté en Algérie
révèlent néanmoins des enjeux sociaux et politiques plus
complexes. Comme en Tunisie, les émeutes sociales sont un
révélateur politique sérieux : en l’absence de canaux sociaux et
institutionnels démocratiques, il ne reste que la rue comme mode
d’expression de la révolte sociale. On peut déplorer les
violences et les atteintes aux biens et aux personnes mais la
responsabilité première incombe au gouvernement qui a fait des
autres canaux politiques et syndicaux des chambres
d’enregistrement et d’exécution des demandes du pouvoir et les a
ainsi transformés en coquilles vides sans crédibilité ni
influence sur la population.
Comme en Tunisie, il s’agit de la faillite d’un
modèle de développement basé sur la dépendance même si elle a
prend dans ce dernier cas une autre forme. Une économie qui
s’est spécialisée dans la mono-production et la mono-exportation
des hydrocarbures pour officiellement répondre aux exigences de
l’accumulation primitive qui nécessite d’énormes capitaux. Mais
ce modèle qui date maintenant de plus de quarante ans n’a pas
donné les résultats escomptés. Non seulement, la dépendance à
l’égard des hydrocarbures n’a pas assuré les bases d’un
développement agricole et industriel indépendant mais elle a
aggravé le cercle vicieux de la dépendance à l’égard du marché
mondial dominé par les multinationales : le pays importe jusqu’à
70% de son alimentation et la part de l’industrie nationale dans
le PIB est descendue à …5% !
Bien entendu, ce serait succomber à une
schématisation outrancière que de réduire la nature de classes
du régime algérien à celle des régimes tunisien et marocain.
Dans les deux derniers cas, nous avons affaire à des régimes
autoritaires et compradores qui sont directement liés aux
centres du capitalisme mondial comme l’illustre leur alignement
géopolitique systématique sur les projets américains dans la
région, leur armement exclusivement d’origine occidentale et
surtout leur intimité organique avec les lobbies israéliens qui
font chez eux le beau temps et la pluie. Dans le cas de
l’Algérie, pour des raisons historiques liées au processus de
décolonisation du pays, l’insertion dépendante à l’économie
internationale, qui a obéi et continue d’obéir aux fluctuations
des rapports de forces internes et externes, apparaît sous un
jour plus contradictoire.
Par définition, la bourgeoisie bureaucratique
qui a toujours été hégémonique dans le bloc social au pouvoir
n’est pas homogène. En son sein, il existe des fractions qui
aspirent à un développement économique national auto-centré et
des fractions alliées à la bourgeoisie compradore spécialisée
dans l’importation des produits finis et qui n’a aucun intérêt à
voir une industrie nationale se substituer aux importations des
biens et des services. Au gré des rapports de forces fluctuants,
les luttes d’intérêts se reflètent dans des politiques
économiques et sociales divergentes.
C’est ainsi que les fractions de la bourgeoisie
compradore s’opposent par tous les moyens à toute politique
économique visant à freiner ou à diminuer les importations en
vue de les remplacer par une production locale. Pour ne retenir
que quelques chiffres révélateurs de l’année 2009 : les valeurs
des importations algériennes ont atteint 40 milliards de
dollars ! La valeur des seules importations alimentaires a
dépassé les 8 milliards de dollars ! La valeur des importations
de médicaments a dépassé quant à elle les 2 milliards de
dollars ! Derrière chaque fraction de la bourgeoisie compradore
spécialisée dans tel ou tel créneau d’importation, il y une
multinationale, un Etat impérialiste et bien entendu un grand
bureaucrate et/ou un général algérien ! D’où l’interférence
systématique des questions économiques et des questions
politiques et l’interférence non moins systématiques des
questions intérieures et des questions extérieures à caractère
géopolitique ou diplomatique.
Pour des raisons propres à chacune des fractions
de la bourgeoisie algérienne et de leurs alliés naturels au
pouvoir, la paix sociale reste un dénominateur commun. Aucune
fraction ne peut continuer à vaquer à ses affaires sans un
minimum de paix sociale et de stabilité assurées par le rouleau
compresseur d’un Etat militaro-policier. Les dépenses sociales
annuelles de l’Etat algérien sont estimées à 12 milliards de
dollars. Dans ces dépenses, il faut compter notamment le soutien
de l’Etat aux prix des produits de large consommation (farine,
lait, huile) qui sont revendus sur le marché intérieur à des
prix inférieurs à ceux du marché mondial.
Si le soutien aux prix des produits de première
nécessité apparaît comme la contrepartie financière pour
s’assurer une paix sociale indispensable à la pérennité du
système, il n’en demeure pas moins que cette politique, en
apparence sociale, fait directement le jeu de la bourgeoisie
compradore qui contrôle les circuits de l’importation et de la
distribution des biens alimentaires et ce, depuis le
démantèlement des monopoles publics à la faveur de la politique
de privatisation imposée au pays par les institutions
financières internationales au pays depuis la crise de la fin
des années 80. Cette politique de dérégulation anarchique s’est
aggravée au milieu des années 90 quand les seigneurs de la
guerre ont profité d’une crise particulièrement sanglante pour
dépecer le pays et se partager ses morceaux en toute impunité
pendant que la majorité des Algériens cherchaient tout
simplement à sauver leur peau…
Manne pétrolière et
rivalités entre fractions bourgeoises
La flambée des prix du pétrole depuis 2006
allait constituer une aubaine pour de larges secteurs de la
bourgeoisie compradore. Les autorisations d’importation allaient
exploser en quantité et en valeur assurant un matelas financier
propice à toutes les manœuvres économiques et politiques. Mais
cette nouvelle donne n’est pas sans générer des tendances
contradictoires. Si elle a bénéficié aux importateurs de biens
et de services, l’augmentation de la manne pétrolière a aussi
contribué à consolider des fractions de la bourgeoisie
d’entreprise dans les secteurs du BTP et de l’industrie non sans
alimenter au passage les circuits de la corruption au profit de
la bourgeoisie bureaucratique qui détient les leviers de
l’autorisation administrative des projets d’investissement.
Mais chose moins visible, l’augmentation de la
manne pétrolière a fini par renforcer le statut des jeunes
officiers appartenant à la génération de l’indépendance et
formés dans des académies modernes tant en Algérie qu’à
l’étranger et ce, à la faveur de la mise en œuvre d’un programme
de professionnalisation et de modernisation de l’armée. Ces
jeunes officiers, convaincus de leur rôle éminent dans le
sauvetage de la république lors de la décennie rouge, regardent
avec envie et mépris l’enrichissement des analphabètes de
l’import-import et n’hésitent plus à pointer du doigt la
corruption de certains de leurs supérieurs incompétents et leur
alliance contre-nature avec les barons de l’économie informelle.
De ce fait, ils joignent ainsi leurs voix à celles des secteurs
de la bourgeoisie technocratique et industrielle et des classes
moyennes qui se verraient mieux loties dans un système fondé sur
l’intelligence et le travail.
La réussite d’un capitaine d’industrie comme
Issad Rebrab, même s’il n’aurait sans doute jamais atteint une
telle réussite sans le coup de pouce de quelques généraux amis
qui lui ont permis de bénéficier d’un prêt avantageux de la
Banque mondiale au milieu des années 90, est regardée comme un
modèle à suivre : on peut réussir et faire fortune en produisant
localement, en créant de la valeur et de l’emploi et en comptant
sur la matière grise algérienne. Une bourgeoisie nationale basée
sur l’industrie ne serait plus aussi utopique que certains
voudraient le présenter.. Si la dépendance à l’égard des
multinationales n’est pas supprimée du jour au lendemain, du
moins elle pourrait être atténuée et limitée à certaines
matières premières ou à certaines technologies difficiles à
maîtriser à court terme. Même s’il ne faut pas oublier les
enjeux économiques et de pouvoir qui se cachent derrière ces
luttes entre fractions bourgeoises rivales, il est important de
les situer par rapport à l’enjeu capital qui reste celui du mode
d’insertion dans l’économie internationale. Vues sous l’angle de
la mondialisation, ces luttes acquièrent une importance
considérable dans la mesure où de l’issue de ces dernières
dépend en grande partie la nature des rapports que le pays
pourrait avoir avec le système mondial. C’est pourquoi, l’issue
de ces luttes ne saurait laisser indifférent le mouvement
social.
Le populisme au secours
de la bourgeoisie compradore
Les émeutes sociales qui ont éclaté ces derniers
jours en Algérie s’inscrivent dans ce contexte particulièrement
complexe. Les tentatives maladroites du gouvernement d’assainir
les circuits commerciaux de distribution, si elles ne pouvaient
que satisfaire les secteurs de la bourgeoisie nationale,
n’allaient pas laisser les barons de la bourgeoisie compradore
les bras croisés. Seuls les imbéciles qui gouvernent
actuellement l’Algérie pouvaient croire que cette réforme allait
passer naturellement.
A moins que la grossière maladresse du
gouvernement n’ait finalement été qu’une manœuvre souterraine
pour donner le signal d’alarme aux alliés économiques et
matrimoniaux qui contrôlent le commerce de gros. De quoi
s’agit-il exactement ? Le gouvernement a pris une mesure
draconienne en vue d’assainir le commerce de gros : plus
d’opérations commerciales sans documents officiels (registre de
commerce) et plus d’opérations commerciales supérieures à 500
000 DA ( 5000 euro) en cash. Pour ce genre d’opérations, seuls
les chèques seront désormais autorisés à partir de mars 2011.
Comment ont réagi les barons du commerce de gros ? Avant même
l’entrée en vigueur de la mesure gouvernementale, ils ont inclus
la TVA et une autre taxe locale (au total 20%) sur leur prix de
vente aux commerçants. Si on ajoute à cela les manœuvres de
rétention des biens de première nécessité comme la farine, on
comprend aisément la flambée des prix et les émeutes qui s’en
ont suivi.
Soucieux de sauvegarder la paix sociale à tout
prix (même au prix de la compromission de l’avenir de la société
à moyen terme) le gouvernement algérien a reculé et a décidé de
suspendre les mesures en question. Ferme et intraitable quand il
s’agit de réprimer les manifestations pacifiques des
travailleurs de l’industrie, de la santé et de l’éducation, le
gouvernement n’a pas trouvé mieux que de capituler devant une
bourgeoisie parasitaire formée pour partie de délinquants
économiques qui refusent d’opérer avec des factures, de payer la
TVA et les impôts. Comment assurer les services à la
collectivité sans impôts ? C’est une question qui ne traverse
même pas l’esprit de cette bourgeoisie vorace et archaïque.
Mais le plus grave, c’est que cette bourgeoisie
continue d’avoir des relais d’influence au sein de l’Etat et de
la société. Hier, elle a pu exiger et avoir la tête du principal
représentant de la bourgeoisie nationale, l’ancien ministre de
l’économie et des finances, le professeur Abdelatif Benachenhou.
Ce dernier était partisan d’un programme de régulation des
dépenses publiques à des fins de développement industriel et
technologique pour barrer la route aux fractions de la
bourgeoisie compradore et à leurs alliés au sein de l’Etat
décidés à se jeter sur la manne pétrolière comme des affamés.
Pire, en l’absence d’un véritable mouvement social organisé et
conscient de la complexité des enjeux de la mondialisation et de
ses effets dévastateurs sur la société, cette bourgeoisie
compradore en vient à profiter des émeutes sociales qu’elle a
réussi à instrumentaliser dans une stratégie conservatrice
puisque le gouvernement a fini par accepter un sordide deal avec
elle : tu surseois à l’augmentation des prix et en contrepartie
je surseois aux mesures régulatrices et je ferme les yeux sur
ton commerce informel, ainsi tu continueras à accroître ta
fortune clandestine et je continuerai à avoir la paix sociale…Le
blanchiment de l’argent sale (drogue, terrorisme, corruption) a
encore de beaux jours devant lui...
A travers ce deal qui ne dit pas son nom, la
perpétuation de l’alliance de la bourgeoisie bureaucratique et
de la bourgeoisie compradore au détriment du développement du
pays et de la société risque malheureusement de durer encore
quelques années, tant que le prix du baril de pétrole continue à
assurer au gouvernement les recettes indispensables pour porter
à bout de bras le corps d’un système économique et politique en
putréfaction avancée…Ce sombre tableau est d’autant plus appelé
à perdurer que le niveau lamentable des élites politiques
algériennes, au pouvoir comme dans l’opposition, ne laisse
entrevoir à court terme aucune perspective de sortie du cercle
vicieux de l’autoritarisme et du populisme qui se nourrissent
mutuellement pour briser tout élan de changement véritable.
Trop d’intérêts s’opposent aujourd’hui à la mise
en œuvre d’un programme de réformes visant, non pas une utopique
déconnexion par rapport au système mondial, mais seulement la
redéfinition d’une nouvelle insertion dans la division
internationale du travail, plus à la hauteur de l’histoire du
pays et de ses potentialités naturelles et humaines et plus
respectueuse de son environnement et de ses habitants.
L’empire américain veille au grain. S’il ne
saurait tolérer des changements radicaux dans une région aussi
sensible, il n’a pas non plus intérêt à y voir s’installer le
chaos, du moins pas pour le moment. La manne pétrolière peut
servir à assurer à court terme un semblant d’équilibre et de
stabilité. Les luttes de fractions continueront parce qu’elles
se nourrissent des tendances profondes qui structurent
l’économie et la société algériennes. La classe moyenne qui vit
de son effort et de son travail, et qui commence à peine à
relever la tête après deux décennies de dérégulation, de
précarisation et de violences, a tout intérêt à s’organiser pour
prendre part à ces luttes si elle veut faire pencher la balance
au profit du travail et de l’intelligence car c’est seulement à
cette condition que le système basé sur l’économie rentière, la
paresse et la corruption pourra être dépassé et avec lui toutes
les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la cohésion de la société
et l’indépendance du pays.
Publié le 8 janvier 2011 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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