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Opinion

Le naufrage de la civilisation européenne
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 27 juin 2010

1 - Les visionnaires du trépas
2 - Le temps de l'histoire et le temps de l'écriture
3 - Les chemins de la mort
4 - Les huit plaies d'Egypte
5 - La postérité de Tacite
6- Le globe oculaire dont la rétine…
7 - L'Europe des Incas
8 - Les historiens des décadences
9 - Le naufrage de la raison et le sacré
10 - Les lumières de la nuit
11 - Israël, fossoyeur de l'éthique du monde
12 - Les éclopés de la dignité humaine
13 - Les fonts baptismaux de demain
14 - Les revanches d'un dieu
15 - Généalogie d'une mutation chromosomique
16 - Demain, les moissonneurs

1 - Les visionnaires du trépas

Tacite se propose de tenir "sans fureur et sans parti pris" la chronique des funérailles de sa patrie. Que serait-il arrivé si, un demi-siècle avant notre ère, des écrivains, des historiens, des philosophes et des poètes de la civilisation de la Louve avaient soudain mis tout leur génie à comprendre la fatalité du déclin de l'empire romain et exercé toute leur intelligence à écouter les nouveaux oracles de la mort? Leur vocation prophétique aurait-elle emprunté les couleurs de la colère, auraient-ils jugé plus efficace de rire ou de sourire de leur malheur, y auraient-ils mis le ton des mémorialistes du trépas ou la sévérité des Cassandre amères ou éplorées? Mais les colères rentrées sont les plus belles : et il est difficile aux Isaïe de la politique de ne faire montre d'aucun parti-pris au spectacle du naufrage d'un navire dont le capitaine comparaîtra devant le tribunal des siècles. Quels en seront les magistrats et les verdicts?

Si toute la gent de plume de l'époque avait été soudainement portée sur les fonts baptismaux des lucidités futures, nous disposerions du trésor sans prix d'une civilisation qui connaîtrait les secrets de ses funérailles et aux yeux de laquelle sa propre agonie serait devenue un spectacle entièrement élucidé. Quel serait le tragique, quelle serait l'intelligence, quelle serait la science de l'inexorable, quelles seraient l'épopée ou la comédie d'une humanité suffisamment éclairée sur ses mystères pour s'être regardée mourir et de quels chefs d'œuvre une mutation de dernière heure de la raison simiohumaine aurait-elle enrichi nos archives? Hélas, de cet ultime prodige nous attendons encore le débarquement sur le théâtre de l'évolution cérébrale de notre espèce. La postérité de Darwin se fait attendre - nous sommes frustrés d'une mise en scène de notre engloutissement. Et pourtant nos ancêtres nous ont laissé quelques traces de l' histoire de notre inaccomplissement.

2 - Le temps de l'histoire et le temps de l'écriture

Voici quelques stèles dressées à la mémoire de ce monument inachevé: il y a quelques jours seulement, nous avons entendu des professeurs de lettres déplorer qu'au programme du baccalauréat, l'éducation nationale ait cru bon de faire figurer les Mémoires du Général de Gaulle, alors qu'à les entendre, il ne suffit pas de bien écrire pour occuper un rang estimable ou éminent dans la République des Lettres. Une page de Balzac ou de Céline se reconnaissent instantanément; et si le sceau de l'auteur ne nous saute pas au visage, disent-ils, il faut lui refuser à jamais l'entrée dans le royaume de l'immémorial.

Je n'aurai pas la sottise de me réjouir d'un verdict aussi trompeur, puisque c'est tout de travers que mon Rabelais et mon L'Ecrivain et son langage de 1960 ont délivré la critique littéraire de l'époque de l'interprétation marxiste ou marxisante des plus grandes œuvres du passé et du présent. Par malheur, la chute des juges dans un esthéticisme superficiel et la décapitation de toute réflexion sur la politique, donc sur l'histoire a conduit à l'oubli de ce qu'une haute écriture se rend reconnaissable à l'alliance sans exemple qu'elle scelle avec une profondeur d'esprit étrangère par nature aux affèteries de la plume. Les voix immortelles portent le sceau de la mort.

C'est pourquoi il nous faut recourir à une pesée anthropologique de la mortalité et de l'immortalité des encriers. En premier lieu, demandons-nous quels historiens ont forcé l'entrée de la forteresse de l'impérissable. Un Grec du Ve siècle avant notre ère ne reconnaissait pas aussitôt une page de Xénophon, d'Hérodote ou même de Thucydide. Ce sont les Romains qui, les premiers, ont fait entrer la science historique dans la littérature avec les Salluste, les Tite-Live, les Tacite. Quels sont les historiens français dont la plume ouvre à deux battants les portes du temple de la mémoire? Commynes et Froissart mis à part - ce sont des mémorialistes - je n'en vois que quatre: Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet et le Général de Gaulle.

Mais je me trompe : comment se fait-il que, de nos quatre conquérants de la biographie de la France, on compte trois autobiographes passionnés et que Michelet soit tellement arrimé au livre de bord de la nation que son œuvre fait corps avec la science du passé en tant que telle ? Clio n'entre-t-elle donc dans la République des Lettres que si l'auteur raconte son propre destin, mais irradié à l'écoute de tous les peuples du monde ? Mais alors, ni Tacite, ni Thucydide ne semblent répondre à ce modèle du journal intime. Regardons-y donc de plus près encore: quelle confession douloureuse de Tacite que le récit faussement glacé qui élève l'autobiographe à l'ascèse d'un regard assassin de la mort ! Et Thucydide l'exilé, comme il étend la présence d'Athènes, comme il l'embrasse en biographe secret de l'Hellade tout entière!

3 - Les chemins de la mort

Décidément nos professeurs de Lettres auraient dû se demander en tout premier lieu par quels chemins l'historien se métamorphose en un maître de l'écriture mémorable, pourquoi le récit historique coule dans un autre creuset de la pensée que le laboratoire des alchimistes de la langue et à quelle orchestration de la vie et de la mort il faut rattacher la Comédie humaine ou le Voyage au bout de la nuit si les hérauts de Clio ne ressortissent pas au style que requiert l'univers du roman. Quels sont les secrets psychiques et cérébraux des peuples et des nations qui rendent Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet ou le Général de Gaulle reconnaissables à chaque page et de quelle cécité faut-il se trouver frappé pour demander au fondateur de la Ve République de se rendre reconnaissable à la même école de la parole que Mallarmé ou Victor Hugo?

On voit que la pesée du métal d'une littérature de la mort de la civilisation européenne ne cesse de nous entraîner loin des eaux territoriales. Car la vraie question n'est plus seulement de savoir si le Général de Gaulle a porté la science historique vers le grand large, mais quelles relations l'historien qui aura jeté l'ancre en haute mer entretiendra avec les autres écritures mémorables, tellement Eschyle, Sophocle, Euripide, Cervantès, Swift, Shakespeare, Dostoïevski, Tolstoï ou Molière se collètent avec Clio, et cela au point qu'il n'est pas de grand écrivain dont la plume n' ait été secrètement forgée sur l'enclume de l'histoire. Simplement, l'auteur de Servitude et grandeur militaire, de la Confession d'un enfant du siècle ou de la Colonie pénitentiaire ne regardent pas l'histoire par le même bout de la lorgnette.

C'est pourquoi l'agonie cérébrale et littéraire du Vieux Continent doit nous mettre sur la piste d'une grandeur qui saurait pourquoi le continent né de l'alliance entre la mémoire et l'écriture qu'Homère lui a fait sceller prépare ses funérailles et pour quelles raisons il ne faut pas s'attendre à un miracle en vertu duquel la progression cérébrale dont bénéficie notre espèce se prêterait au récit épique. Nous n'apprendrons pas in extremis et la tête sur le billot quelle musique nous fera déplorer le décès de l'Europe et quelles stances nous feront bâtir le mausolée d'une grandeur dont Chateaubriand s'est voulu le premier architecte.

4 - Les huit plaies d'Egypte

Dans un premier temps, il nous faut rédiger d'une plume modeste le diagnostic qui mettra la littérature d'outre-tombe de l'Europe à la portée des survivants du trépas de notre civilisation. Le premier pas d'une anabase de notre éternité manquée sera de passer en revue les huit plaies légendaires qui réduiront l'histoire des maladies de l'humanité à la récapitulation des étapes d'une aventure avortée. Mais je crains que les fléaux de l'Egypte à énumérer soient plus nombreux qu'il n'en est recensé dans les Saintes Ecritures des Hébreux.

Le premier et le plus connu est l'hypertrophie administrative. On sait que cette maladie multiplie les cellules cancéreuses dont s'alourdit le corps des civilisations moribondes. On appelle communément cette pathologie la bureaucratie.

La seconde nosologie mortelle colle aux chausses de la première: les grands et les petits dignitaires de l'Etat ne tardent pas à se pavaner au premier rang de la hiérarchie des parures. Puis le clinquant des trônes de la démocratie rend impossible le retour à la frugalité des origines. En juin 2010, par exemple, les maîtres de cérémonie les plus rutilants de l'Europe se sont solennellement réunis à Bruxelles; et ils ont convenu, la main sur le cœur, qu'ils reviendraient en dix ans seulement à la simplicité des ancêtres; mais la charrue de Cincinnatus avait moisi depuis si longtemps que le monde entier a éclaté de rire de la voir tout fraîchement repeinte.

La troisième plaie d'Egypte est liée aux progrès extraordinaires des descendants d'Hippocrate et de Galien, dont la médication, devenue industrielle, donc massive, conduit à l'extrême vieillissement de la population et à sa survie dans la rouille de son ossature et de ses articulations.

Le quatrième fléau résulte de l'impossibilité de remettre au travail des squelettes usés par le grand âge. De plus, les machines les plus coûteuses et les plus perfectionnées agglutinent désormais des travailleurs du bout du monde; et elles dégorgent leurs marchandises à bas prix parmi des peuples hyper médicalisés. Néanmoins, ceux-ci ne parviennent plus à les acheter, en raison de l'oisiveté forcée à laquelle le coût de leur travail et de leur médicalisation intensive les a réduits.

Le cinquième désastre thérapeutique est la nécessité qui en découle de pensionner la moitié de la population que la longévité de ses carcasses préserve du trépas autrefois sagement programmé par Thanatos.

La sixième maladie mortelle est l'impossibilité de rassembler des Etats européens pelotonnés sur un continent, certes devenu trop étroit, mais que la diversité de ses langues disperse entre des planètes du langage éloignées les unes des autres par des années-lumière.

La septième catastrophe est celle de l'infirmité mentale dont souffrent les classes dirigeantes que la démocratie trie à l'école d'un suffrage universel décérébré. C'est ainsi que, même la chute inespérée du mur de Berlin n'a pu convaincre une classe politique longtemps vassalisés par sa peur du communisme de la nécessité première et urgente d'exiger l'évacuation immédiate des bases militaires de l'occupant incrustées sur leur territoire depuis un demi siècle: au contraire, on a vu la France se replacer docilement sous le sceptre dont le Général de Gaulle avait secoué le joug quarante deux ans auparavant.

Le huitième cataclysme biblique est le placement du capitalisme mondial sous la tutelle des banques d'affaires, qui empruntent désormais des sommes incalculables à un demi pour cent d'intérêt, puis les prêtent aux Etats à trois pour cent. Ce sont les tributs dont les épaules des pauvres s'alourdissent qui permettent aux gouvernements de rembourser leurs créanciers, ce sont les peuples redevenus plus taillables et corvéables à merci qu'au Moyen Age qui nourrissent la caste administrative installée dans les palais de l'Etat.

On voit que les désastres financiers, médicaux et fiscaux qui mettent la civilisation européenne dans son cercueil culminent dans le culte que ce continent rend à une servitude doucereuse et d'apparence indolore. Celle-ci s'est installée à la faveur d'un suffrage populaire aveugle et qui conduit à l'auto- ensevelissement passif de la fierté naturelle des peuples. Mais on voit également que le plus simple et le plus évident des diagnostics permettra à une littérature des sépulcres de descendre dans les grands fonds. C'est ainsi que la raison et la plume armeront l'Europe défunte d'une lumière d'outre-tombe.

5 - La postérité de Tacite

Quelles seraient les ressources intellectuelles et littéraires nouvelles dont bénéficierait une civilisation pleinement consciente des secrets qui régissent le déclin, l'agonie et la mort des Etats et des nations du Vieux Monde? Cette nouvelle Athènes renouvellerait-elle l'antique alliance de l'éloquence avec le tragique? Retrouverait-elle les accents des Bossuet et des Bourdaloue et, par delà, ceux des saint Augustin et des saint Ambroise, parce que toute idole perfectionnée de siècle en siècle à l'école de ses théologiens de génie finit fatalement par disposer d'une raison politique plus aiguisée que celle de ses tâcherons. Mais peut-être une telle civilisation recourrait-elle aux cruautés du rire qui ont rendu immortel le pacte du rêve avec la dérision. Voyons si la science de la résurrection des prophéties et des voyances scellera un traité inattendu entre le récit historique d'autrefois et l'avenir de la lucidité des civilisations.

Ce sera dans la postérité de Tacite, me semble-t-il, que Clio se mettra à l'écoute des visionnaires de la mort de l'Europe, parce que l'auteur des Annales est également le seul historien dont l'œuvre littéraire, quoiqu'un peu oubliée, demeure d'une portée comparable à celle de l'architecte du tombeau de l'empire romain. Dans son Dialogue des orateurs, ce géant des sépulcres se pose déjà la question du style que requiert la véritable éloquence du trépas: faut-il recourir aux cadences superbes de Cicéron, au risque de ritualiser le récit historique à l'école des solennités, hiératiques à leur tour, qu'appelle le sacré ou est-il préférable d' user du discours sobre et resserré des Andocide et des Lysias, au risque de substituer l'étriqué à l'ampleur de la période et la parcimonie à la générosité du flot de la parole?

En vérité, les auteurs dont l'ambition sera de dresser un monument immortel à la mémoire de feu la civilisation du Vieux Monde puiseront la hauteur, le recul et le surplomb de leur écriture à une source encore inconnue des Thucydide et des Tacite, parce que leur regard sur l'histoire et sur la politique les aura placés au-dessus de la condition humaine actuelle, dont on sait que l'évolution cérébrale ne permet pas encore d'apercevoir la Liberté, la Justice ou la Démocratie comme des personnages auxquels leurs majuscules révérentielles servent de tenues de cour - les concepts ne sont devenus des acteurs cérébraux descriptible qu'au milieu du XXIe siècle.

Les écrivains de demain découvriront donc les ultimes ressorts de notre espèce à la lumière des apories psychobiologiques qui la contraignent soit de se donner un chef et de tomber dans la tyrannie, soit de trier ses guides à l'école du suffrage des ignorants et de tomber dans une profonde cécité. L'homme est un vivant empêtré dans des abstractions et qui ne parvient ni à se fier à un berger en chair et en os, ni à accorder sa confiance à une sélection judicieuse de ses congénères. Qu'en est-il d'un animal disloqué de naissance par l'inégalité prodigieuse des spécimens qui en composent la masse? La science historique de demain conquerra un regard tellement transanimal sur l'humanité que la nature n'en aura jamais produit de semblable, puisque la vraie science du passé se mettra entièrement à l'écart des multitudes dont elle observera les ressorts de haut et de loin. Comment se donnera-t-elle un rang qui distendra à l'extrême son appartenance à notre espèce ? Confucius disait que cette classe-là serait d'une grande rareté.

6 - Le globe oculaire dont la rétine…

Seul dans l'antiquité Tacite a esquissé le tracé de ce prodigieux retrait. Le rythme cicéronien est demeuré perceptible dans le tissu de sa prose, mais il est devenu sous-jacent au discours et se confond à sa coulée. Quant à la concision lacédémonienne, elle est empruntée aux orateurs grecs tardifs auxquels le sort malheureux d'Athènes n'aurait plus permis de faire sonner les accords du Démosthène des Philippiques. C'est également à ce titre que les Mémoires du Général de Gaulle préfigurent l'ultime postérité orchestrale de Tacite. Certes, on y entend encore le roulement du torrent de Bossuet le majestueux en son Discours sur l'histoire universelle, mais la retenue et la discrétion du récit sont déjà celles des bâtisseurs du mausolée d'une civilisation en cours d'engloutissement. En revanche, la notion classique de "recul" ou de "distanciation" s'est usée: elle a explosé, parce que l'historien observe désormais l'humanité dans la sauvagerie qui lui appartient en propre. Certes, Tacite et de Gaulle demeurent de leur temps. Le premier s'indigne encore de ce que le Temple de Jérusalem soit ridiculement désert et qu'aucun dieu réel n'y trône dans le bois ou la pierre censés se confondre à sa chair et à ses ossements, le second ne voit pas encore l'étrange animal que la nature a condamné à loger des personnages imaginaires dans sa tête, à les regarder s'y promener à leur aise, à y modifier leur garde-robe d'un siècle à l'autre, à les y nantir du pouvoir d'édicter des lois éphémères et de promulguer les décrets de l'éthique du moment.

Mais il y aura des années-lumière entre le recul propre aux futurs historiens de la mort de la civilisation gréco-latine et la distanciation encore embryonnaire de l'historien dont le génie austère se situe seulement dans l'attente de la lointaine postérité de Tacite, parce qu'un regard sur le cerveau même du genre humain n'est que le préparateur inspiré d'un recul entièrement nouveau de la raison. C'est pourquoi la science historique transanimale du début du XXIe siècle est demeurée un simple levier de la postérité cérébrale - encore en attente - du siècle des lumières.

Quel sera le globe oculaire dont la rétine recevra l'image du cadavre de l'Europe? Quelle fécondation de l'intelligence visionnaire mettra-t-elle cet appareil d'optique en mesure de se faire un spectacle de la bête dont l'encéphale obéissait à la nécessité psychogénétique incoercible d'installer un tuteur géant dans le cosmos, de se placer sous son aile, de s'agenouiller devant son omnipotence et de vénérer, la face contre terre, la pédagogie que la créature lui dictait en retour, mais sans seulement s'en apercevoir, ce qui permettait aux brebis ainsi masquées d'en recevoir de bonne foi les leçons du haut des nues?

7 - L'Europe des Incas

En vérité, nous disposons déjà de plusieurs histoires des funérailles des Etats, des nations et des empires. Toutes forcent l'admiration par leur perspicacité dans la détection des pathologies incurables de Clio et par la précision de leur description de la course effrénée et "à tombeau ouvert", comme on dit, des Etats vers la fatalité qui l'engloutira. Mais aucune civilisation n'observe encore sa propre marche vers le funèbre dans le réflecteur universel de la condition simiohumaine qui l'attend, aucune n'écoute encore l'épopée des tombeaux dans le microphone du destin auquel les évadés de la zoologie paient leur tribut le plus lourd, celui que leur capital psychogénétique exige de leur boîte osseuse. Prenez l'admirable petit traité de Montesquieu intitulé Essai sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, prenez la massive Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain d'Edward Gibbon, prenez la Destruction de l'empire Inca de Marmontel: jamais on n'y scrute les ressorts d'un vivant condamné par la nature non point à porter en terre le corps en chair et en os des peuples et des nations, mais à changer les civilisations en cadavres politiques, donc en spectres errants en vain sur la terre.

Il y aura toujours des squelettes respirants d'Italiens, de Français, d'Allemands, d'Espagnols à fouler le sol d'un continent autrefois attentif à tendre l'oreille - en ce temps-là, il fallait se mettre sans cesse à l'écoute de l'histoire du monde. Mais on ne qualifie d'humaine que l'espèce capable d'une mort inconnue de tous les autres animaux - la mort politique, qui change les nations en fantômes amnésiques, ambulants et criards. Les ossatures des Romains sont toujours là, mais elles courent à bride abattue dans les décombres de l'empire, les ossatures des Français sont toujours là, mais on les voit vagabonder dans leurs champs et se promener désoeuvrées dans les rues de leurs cités, les ossatures des Incas sont toujours là, mais leur identité véritable, leur identité proprement humaine, leur identité mémorable - leur identité politique - ils l'ont perdue en route. L'Europe est un empire inca qui remet tristement ses souvenirs entre les mains de ses derniers historiens, comme des trépassés qui nous présenteraient leur linceul collé à leurs os. Sénèque disait que l'empire n'était plus qu'une vessie et que cette vessie assurait le transit de milliers de tonneaux.

C'est cela qui appelle le regard de l'anthropologie critique de demain sur la condition simiohumaine en tant que telle ; c'est de cela qu'on trouvera des esquisses dans Tacite ou de Gaulle, c'est cela qui fait de Beckett ou de Ionesco comme d'Eschyle ou de Sophocle des inspirateurs d'un regard encore à venir sur la mort de la civilisation européenne.

8 - Les historiens des décadences

Je disais que l'historien de la mort du Vieux Monde appartiendra - bis repetita placent - à une intelligentsia dont aucune civilisation du passé n'aura seulement rêvé de jamais disposer. La vocation de sa plume sera de faire progresser la connaissance psychogénétique de l'encéphale du simianthrope à la fois rêveur et livré au naufrage de ses songes. Il faudra donc demander à Clio de s'évader de l'enceinte qui emprisonne notre espèce et de persévérer à lui appartenir. Si elle ne s'en évadait pas, comment verrait-elle du dehors les humains se ruer vers le royaume d'outre-tombe qu'ils furent de tous temps et secrètement à eux-mêmes? Les premiers scrutateurs de ce prodige ont remarqué que les enfants nés orphelins ne sont pas soumis à la pulsion irrésistible de se mettre à l'abri d'une divinité qui leur interdira de jamais porter un vrai regard sur leur mort.

On sait depuis Freud que les porteurs de la cuirasse d'une idole dont ils écoutent humblement les directives trouvent refuge dans des sépulcres sonorisés, qu'ils appellent des théologie et que celles-ci se greffent sur leur boîte osseuse par la médiation de leurs miroirs. Mais les historiens de la mort de l'Europe auront besoin de se pourvoir à leur tour d'interlocuteurs spéculaires de leur identité semi-mythique sur la terre - l'Etat, la patrie, le socialisme, les idéaux de 1789. Ce sera donc leur condition privilégiée d'orphelins du géant rémunérateur et punisseur qui aura longtemps joué au personnage central dans les imaginations qui les armera du regard de lynx d'une véritable science de la mort de l'Occident.

Rien d'étonnant à ce déplacement du nerf optique de l'humanité: sitôt que l'on quitte les dieux du regard, on le porte nécessairement sur les personnages à la fois terrestres et mythologiques qu'on appelle des civilisations et auxquels les Etats servent, sinon de temples, du moins de cariatides. C'est pourquoi les rares historiens qui ont vu mourir Rome avec les yeux mêmes de la mort se sont tous révélés des précurseurs, des contemporains ou des fils du siècle des lumières, tandis que ni les historiens chrétiens du premier siècle, ni les historiens musulmans d'aujourd'hui n'ont vu mourir, les premiers l'empire romain, les seconds, l'empire terrestre d'Allah; et les seuls lecteurs et interprètes du Coran qui tentent aujourd'hui d'armer le nationalisme palestinien d'un vrai globe oculaire sont tantôt des théologiens encore informés de l'évidence que toutes les divinités vivantes sont les porte-glaive de leurs fidèles, tantôt des esprits ouverts au rationalisme de l'Occident et qui ont pris logiquement et ouvertement la relève des Olympes.

De même que saint Augustin a usé vingt ans de sa vie à tenter de se prouver à lui-même que la chute de l'empire romain était planifiée de longue date par l'idole et qu'elle répondait à ses intérêts mûrement réfléchis, de même, les intellectuels de l'islam se font encore de leur théologie le glorieux alibi de la démission des Etats arabes, donc de leur acceptation passive de la décadence proprement politique de leur foi- et ce sont les peuples du Coran qu'arme encore le bon sens politique d'appeler un chat un chat et qui descendent dans les rues, ce sont les masses seules qui refusent de placer la capitulation de leurs élites dirigeantes sous le parasol théologique de la fatalité divine .

9 - Le naufrage de la raison et le sacré

On voit combien les futurs historiens de l'éveil intellectuel d'une Europe en marche vers son mausolée auront besoin de nourrir leur méthodologie résurrectionnelle d'une connaissance non seulement anthropologique, mais simianthropologique des religions; car on ne raconte vraiment la mort cérébrale des civilisations qu'à l'école d'une autre raison que de celle qui les a conduites au trépas. Le Continent de l'intelligence de demain naîtra des futurs intellectuels de l'agonie du monde, tellement les maigres portions de l'humanité qu'on croyait devenues relativement pensantes ont toujours sombré aux côtés des contempteurs patentés de la raison humaine, qui lui reprochent son orgueil, mais qui ne vantent son humilité que pour la désarmer et la réduire à une pieuse infirmité. Aussi le prêtre est-il le pourvoyeur des immortalités de substitution, celles que les autels n'accordent qu'aux civilisations exténuées. La fatalité d'un épuisement politique parallèle aux capitulations de la raison n'est-elle pas inscrite dans l'évidence que les trois dieux du monothéisme symbolisent une survie dite salvatrice, mais décérébrée des moribonds de la pensée rationnelle? Ils seront transportés dans un monde posthume d'agonisants de la lucidité - et leur cercueil se trouvera magnifié dans les nues, faute que la terre leur fournisse encore des arrimages glorieux. Les autels apeurés des ancêtres focalisaient leur identité d'adorateurs secrets de leur immortalité, leurs rites et leurs prières matérialisaient le lien social pérennisé à l'école des sarcophages.

C'est pourquoi l'Europe de l'esprit ne meurt pas d'avoir largué le personnage céleste qui rassemblait son troupeau dans l'au-delà, mais parce que le naufrage du sceptre religieux de l'humanité n'a pas été compensé par des médiateurs terrestres plus crédibles que les vaporeux Le temporel n'est pas devenu nauséabond pour avoir perdu son euphorisant dans le ciel, mais pour n'avoir pas conquis un vrai regard sur la mort des civilisations.

10 - Les lumières de la nuit

On voit que l'histoire véritable de la mort cérébrale et politique de la civilisation européenne devra jouir d'avance des privilèges de l'intelligence à venir, donc d'un regard d'anthropologue sur la fausse éthique qui régit le monde actuel . Elire la plus haute demeure de la raison politique, ce sera élire domicile dans une autre transcendance que celle qui errait parmi les tabernacles. Mais précisément, n'est-ce pas à l'école d'un autre habitat de l'éthique que Tacite, Saint-Simon, Michelet, le Général de Gaulle ont établi leurs quartiers? N'enseignent-ils pas à leurs contemporains à se regarder avec les yeux des juges de l'Hadès? On sait que Platon les faisait comparaître devant le tribunal des trépassés. Nos biographes de la France font corps avec l'histoire réelle et pourtant, ils se sont installés dans la mort; et c'est du fond de la nuit qu'ils surplombent leurs congénères. Leur regard est d'ailleurs, leur écriture est un feu qui les transporte tout brûlants dans l'iimmortalité de leur parole.

C'est que l'éternité qu'ils respirent est celle de leur voix. C'est dans l'absence au monde que son style lui a conquise que le Général de Gaulle se rend omniprésent, c'est dans l'eschatologie révolutionnaire qui donne son élan et son souffle à son Histoire de la France que Michelet est omniprésent, c'est dans la souveraine parenthèse qui lui a fait renvoyer la publication de son œuvre à des décennies après ses funérailles que Saint-Simon est omniprésent, c'est dans l'empire des tombeaux que Chateaubriand est omniprésent, c'est dans l'airain de son éternité que Tacite est omniprésent.

La mort particulière qui caractérise le genre simiohumain est faite d'élans passagers vers les feux de l'action politique et de retombées dans l'accablement. La Chine s'est soudainement retirée de l'arène du monde pour s'enfermer derrière des murailles titanesques; et la Cité Interdite a longtemps symbolisé l'éternelle barrière de pierres appelée à détourner les regards des funérailles de la mémoire véritable de la nation. Puis, la civilisation de Confucius s'est réveillée par miracle et elle a retrouvé tous ses esprits. De même, Rome a cherché un instant à exorciser les turpitudes d'une démocratie déchirée entre les patriciens et la plèbe; mais elle est tombée entre les mains de Néron, de Caligula, d'Othon, de Vitellius. Puis les Vespasien, les Marc Aurèle, les Trajan, les Hadrien ont tenu un instant l'empire à bout de bras avant de tomber dans un dégoût de la vie - le fameux taedium vitae - dont elle ne s'est jamais remise. La Grèce a troqué les sottises de l'Agora pour la vassalité des sophistes et des rhéteurs que salariait l'empire romain. L'Europe se sera blottie dans les jupes d'un vassalisateur blasonné de la démocratie et d'un hâbleur en diable, parce que la diversité de ses langues, de ses croyances et de ses mœurs lui aura interdit de s'élancer une fois encore vers l'avenir des vivants.

Mais si les systoles et les diastoles de l'histoire répondent à la bancalité native et sans remède d'une espèce mal arrimée à la terre, ce n'est pas encore raconter l'histoire véritable de la mort de la civilisation européenne que de ne pas en saisir la spécificité.

11 - Israël fossoyeur de l'éthique du monde

En vérité l'effondrement mondial de l'éthique qui a tué la civilisation européenne restera dans les annales de l'humanité comme un cataclysme sans équivalent, mais également comme la source d'un nouveau bréviaire de l'action et comme une école d'apprentissage des arcanes ultimes de la politique. Le premier événement qui a stupéfié la planète est la démonstration irréfutable du contrôle de la mappemonde dont Israël a présenté le spectacle sur écran géant. Alors que, le 6 juin 2009, un M. Barack Obama porteur de l'auréole des prophètes avait solennellement annoncé au globe terrestre stupéfié, mais tout oreilles, que l'heure du monde arabe avait sonné et que la religion du Coran allait débarquer dans la civilisation mondiale, il aura suffi de quelques jours pour que Tel-Aviv mît à genoux le Titan américain et lui retirât les rênes de l'histoire universelle aux yeux des cinq continents qui en sont demeurés tout pantois: pas un mètre carré de la Cisjordanie ne serait rétrocédé à ses premiers habitants, pas une maison de Jérusalem Est ne serait rendue à son propriétaire palestinien.

Pour la première fois, l'histoire du monde présentait le spectacle d'une humanité ahurie, pour la première fois, notre espèce se révélait un acteur hissé à ses propres yeux sur une scène minuscule; mais pour la première fois également, la civilisation européenne s'offrait le spectacle de son propre éberluement et se voyait tituber sur les planches d'un théâtre nouveau, celui de l'éthique avortée des évadés de la zoologie. On cherchait dans les coulisses le protagoniste de la tragédie, on se demandait qui dirigeait la représentation, on voulait apprendre où se cachait le machiniste, on désirait savoir qui levait et baissait le rideau à son gré. Mais le destin jouait sa partie en continu, les yeux bandés et sans qu'on sût seulement à quel acte du drame on se trouvait.

12 - Les éclopés de la dignité humaine

Certes, tout le monde avait compris que l'Amérique n'était plus qu' un cadavre politique: c'était Israël seul qui faisait voter dare-dare et à tour de bras des crédits astronomique au Congrès afin d'aider de toute urgence le malheureux peuple hébreu à combattre ses ennemis les plus redoutables: Gaza aux abois, un Liban vaincu et "protégé" par une Finul proche de la débandade, un Hamas réduit au rang de pestiféré international. La Chambre des représentants de feu le peuple américain faisait entendre les éclats de voix du sionisme mondial outragé: qu'on cesse, demandait le Deus ex machina installé à la Maison Blanche de lire le rapport Goldstone en public et d'en parler sur la place publique, qu'on interdise aux femmes libanaises de prendre la relève de la flottille de la Liberté et d'apporter à visage découvert de nouveaux secours alimentaires à la ville-martyr: des chiens entraînés et des soldates musclées allaient s'y exercer.

Paradoxalement, et par la force des choses, l'Amérique désormais hors jeu plaçait la civilisation européenne en première ligne sur le champ de bataille de l'éthique de la planète. Aussi, tout le monde se demandait-il quel témoignage franc ou ambigu elle allait donner à son génie - et chacun était à l'écoute d'une voix digne de l'humanité.

Mais le Vieux Continent rasait les murs, le Vieux Continent saluait, l'échine basse, les plus modestes concessions de l'affameur, le Vieux Monde recevait Israël à bras ouverts à l'OCDE, le Vieux Monde encourageait timidement Israël - et seulement en grand secret - à desserrer un instant l'étau de la faim à Gaza. Un Obama exsangue , un Ban Ki Moon suppliant n'étaient plus que des fantoches, tandis que dans de nombreux ports les dockers refusaient de décharger les navires israéliens, que les entreprises, même les plus avides de profits, se détournaient de Tel-Aviv, que la population de San Francisco criait "Vive la Palestine" dans les rues et que, pour la première fois dans l'histoire des fuyards de la nuit animale, le pavé était devenu l'avocat des éclopés de la dignité humaine à l'échelle des cinq continents.

13 - Les fonts baptismaux de demain

Pourquoi aucun cardiologue n'osait-il poser son stéthoscope sur le cœur battant de l'histoire? Que faisait entendre ce cœur? Hitler avait déclaré la sécurité de l'Allemagne gravement menacée par les foudres de la Sarre, alors occupée par la France en application des clauses du traité de Versailles. Pourquoi l'armée du IIIè Reich s'appelait-elle la Wehrmacht, c'est-à-dire la force défensive du pays, pourquoi, depuis lors, tous les Etats démocratiques du monde ont-ils débaptisé leur Ministère de la guerre pour le porter sur les fonts baptismaux de la "défense" vertueuse de la nation?

Or, chaque fois que, sous les yeux de la planète de la "défense", Israël semblait sur le point de desserrer quelque peu le garrot d'étranglement de Gaza, cet Etat faisait valoir non seulement aux yeux du peuple de la Thora, mais de toutes les nations de la terre que la stratégie de la défense, donc de la survie de la patrie immaculée des fils de David, serait sans doute mieux assurée, tout compte fait, si le collier serrait un peu moins mortellement la jugulaire de la victime. C'est que de nouveaux assassins de brebis ne cessaient de surgir de terre comme champignons après la pluie et de prendre la relève des Libanais aux crocs acérés ou du Hamas au couteau entre les dents. Que révèle le stéthoscope de l'anthropologie critique? Comment écoute-t-il les battements de cœur d'un principe universel, celui que les démocraties ont proclamé dans la postérité de Hitler et selon lequel l'armée allemande ignorait à ce point l'esprit des guerriers de Wotan qu'elle s'exerçait toujours et exclusivement à une stratégie de l'innocence, celle d'assurer la sécurité des Germains cruellement menacés par de méchants ennemis?

Tel est le problème anthropologique que soulève l'éthique de l'humanité. Qu'en est-il de l'Europe béatifiée qui allait conduire cette civilisation auto-angélisée au tombeau? Car personne ne menaçait sérieusement Israël par la force des armes; seul un guerrier du nom de Jahvé motivait les conquêtes territoriales sans fin du peuple hébreu. Aussi l'immoralité de l'Europe auto canonisée par la Démocratie était-elle son fardeau le plus lourd .Comment fonder la sainteté du suffrage universel sur la sainteté du dieu d' Israël , comment légitimer une civilisation de la liberté et de la justice par la glorification du péché le plus originel et le mieux caché du monde moderne, celui d'avoir imposé par la force du glaive, mais sous une pluie de bénédictions vertueuses, la dépossession de sa patrie d'un des plus vieux peuples de la terre ? L'Europe n'aurait pas péri dans le reniement de l'éthique de sa propre civilisation si le péché d'Israël n'avait pas été le sien, si le mythe biblique de la chute ne l'avait pas prise à la gorge, si le sang de la Palestine n'était pas retombé sur sa tête, si Gaza n'avait pas illustré le cycle éternel qui porte les descendants du chimpanzé sur les fonts baptismaux de leur propre sang et de leur propre mort.

14 - Les revanches d'un dieu

La civilisation européenne est décédée à l'heure même où elle était sur le point de prendre conscience de la mutation du capital psychogénétique de l'humanité à laquelle son évolution cérébrale avait servi de théâtre deux mille ans auparavant: car les Romains ne faisaient pas la guerre sous la toison d'un agneau outragé. Ils décidaient franchement de combattre tel ou tel "ennemi" afin de s'agrandir loyalement à son détriment; puis ils suppliaient leurs dieux de leur prêter main-forte et de leur donner la victoire que leur valeur militaire leur aura méritée. Le christianisme a produit une inversion du fonctionnement cérébral du simianthrope guerrier dont Hitler a pris acte avec franchise et qui a fait d'Israël son continuateur le plus fidèle et le plus conséquent.

Mais, pour comprendre en anthropologue la mutation dévote de l'esprit guerrier de l'humanité, il faut découvrir que le tartuffisme n'est pas une perversion individualisée de la piété chrétienne, mais l'expression d'un retournement logique, universel et fatal du mythe de la sanctification de la victime; car il était inscrit dans les chromosomes des brebis qu'elles se feraient une arme de guerre de leur humilité universalisée, de leur sainteté planétarisée et de leur vocation de victimes mondialisées par leur politique de l'innocence.

C'est pourquoi la civilisation européenne et la démocratie mondiale sont devenues pieds et poings liés les prisonnières et les otages du christianisme inversé de Hitler et de Staline, et cela du seul fait qu'elles admettent les yeux fermés le principe selon lequel les conquêtes d'Israël seraient des guerres défensives par définition et que, par nature, ce peuple ne guerroierait jamais que pour assurer le plus démocratiquement du monde sa sécurité menacée. Comment terrasser ou seulement combattre l'immoralité fondatrice de l'histoire du monde si tout l'univers s'est converti à une mythologie politique inscrite dans le refoulement explosif qu'appelle une religion fondée sur la métamorphose d'un vaincu cloué sur un gibet en un conquérant invincible de la terre ? Toute victoire par les armes n'est que la juste revanche d'un dieu humilié sur une potence. C'est pourquoi Israël se présente sous les traits du Christ nouveau, de l'innocent éternellement persécuté, du juste dont la sainte cuirasse n'assure jamais que la protection face à l'éternelle iniquité du monde.

Mais pour que cette vérité dévotieuse apparût à la face d'un monde complice, il fallait qu'elle fût illustrée par un peuple de guerriers de la Liberté et que l'Europe de la piété démocratique se révélât à son tour la servante complaisante des conquérants d'une terre sacrée. C'est pourquoi les historiens de demain se verront dans l'obligation de changer les verres de leurs lunettes et d'adopter celles d'une anthropologie dont le regard portera sur l'animal masqué par un dieu humilié dont le glaive et les crocs changeront la victime en un foudre de guerre.

15 - Généalogie d'une mutation chromosomique

Ce n'est pas le lieu de s'attarder sur les étapes de la métamorphose des chromosomes guerriers du simianthrope. Je rappellerai seulement que, pendant des siècles, l'humanité trop faible pour affronter les combats de la vie s'est massivement réfugiée dans les monastères, où elle a payé le prix de son renoncement à la guerre dans le temporel par un nivellement radical des individus devant un souverain mythique et proclamé omnipotent. Mais la haine monastique pour toute supériorité personnelle serait demeurée localisée dans les pénitences de l'ascèse si l'histoire et la politique ne s'étaient tout entière ralliées à l'éthique de la soumission et de la démission qu'entraînait la subordination absolue du sujet de conscience à un potentat rêvé. Pendant des siècles, ce fut donc par un affichage vertueux de son néant que la créature a pu gravir l'échelle des hiérarchies sociales. La prodigieuse compression de l'individualisme qui en est fatalement résultée a conduit à l'explosion nazie, cette bombe d'Hiroshima qui a réduit le christianisme à l'état de vapeur.

C'est dans ce vide sidéral qu'Israël a pris la relève de Hitler, jusqu'à caricaturer le tartuffisme gravé dans les gènes d'une religion de l'anéantissement de l'individu. Mais la puissance du masque chrétien se mesure au fait que la démocratie mondiale ne voit pas Israël en tenue de guerrier, mais en prêtre de sa propre sainteté. La civilisation européenne sera décédée dans la postérité théologique de Hitler et de Staline, parce que la démocratie mondiale aura subrepticement légitimé la politique de la victime casquée dont les papes guerriers avaient assuré les premiers pas. La questions anthropologique est donc de savoir qui plongera le fer et l'acier de la lucidité de demain dans les entrailles de l'éthique des sauvages de la "Liberté" et de la "Justice" - hier, des barbares de la foi et de la sainteté. Comment trouver la droiture d'esprit nécessaire à une pesée psychobiologique des ruses de l'espèce que son dédoublement cérébral entre les mâchoires du ciel et celles de la terre aura armée de ses masques sacrés, sinon à la lumière d'une simianthropologie ambitieuse de cerner l'animalité proprement simiohumaine?

16 - Demain, les moissonneurs

Tel est également le gage le plus sûr de la renaissance de ses cendres d'une civilisation européenne en attente de son avenir intellectuel et éthique. C'est parce qu'elle aura trépassé à l'école de deux millénaires d'une compression manquée de la nature humaine par le culte d'un victimat sacré que l'Europe est appelée à renaître non point à l'école de la guerre romaine, mais à celle de la guerre de l'intelligence. Car la victoire de l'injustice sur la justice, au nom même de la justice résulte logiquement d'une métamorphose bimillénaire de l'agresseur en victime dont Israël déroule le film à l'échelle de notre astéroïde. Cette régression cérébrale n'attendait que l'heure de son triomphe le plus spectaculaire - celui qui aura fait d'Israël le guide de l'humanité vers le tombeau mondial de toute éthique.

Quel théâtre que celui d'une Europe qui orchestre désormais sa propre éjection de l'histoire à l'école de la mise en scène d'une politique étrangère privée de contenu, de vocation et de destin ! On nommera aux frais du contribuable huit mille fonctionnaires inutiles et mille cinq cents "diplomates" enrubannés pour gérer la léthargie et l'immoralité d'un continent de gestionnaires du néant. Mais à quel point les théologies sont des documents anthropologiques, on le verra au spectacle de ces dix mille haruspices tout affairés à construire leur autel du sacrifice. Laissez monter à leurs narines l'odeur du sang de Gaza, laissez-les respirer à pleins poumons la senteur de cette mort, mais sachez, Messieurs les prêtres-fonctionnaires, que ce sang retombera sur vos têtes.

Vous remarquerez, Messieurs les officiants de la démocratie, que M. Benjamin Netanyahou court en toute innocence vers la sainteté inscrite dans les griffes acérées d'Israël, vous remarquerez également que les crocs de son innocence sont ceux de la perversion hitlérienne de la religion du sacrifice des justes. Voyez comme il fait du vol, la rédemption, de la séparation des races, la liberté, des militants pacifistes des terroristes, de l'assassinat l'autodéfense, de la piraterie, la légalité, des Palestiniens des Jordaniens et de l'annexion la libération! Mais la justesse de la caricature nazie d'un christianisme désormais mondialisé par la démocratie se change en grain et semence de la résurrection de l'éthique et de la pensée quand les semailles mêmes de la mort font monter les récoltes futures de la raison politique.

On voit que les ressources anthropologiques de l'histoire des offertoires sont quasi inépuisables : une civilisation des derniers vivants de l'"esprit" peut fonder une mémoire du "Connais-toi" d'une richesse rivale du temps des chroniqueurs, des mémorialistes, des huissiers et des notaires du destin du monde, tellement l'élargissement du champ du regard change les funérailles mêmes de la civilisation européenne en pain de vie et les tombeaux en moissonneurs nouveaux.

Publié le 29 juin 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
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