Dimanche 27 juin 2010
1 - Les visionnaires du trépas
2 - Le temps de l'histoire et le temps de
l'écriture
3 - Les chemins de la mort
4 - Les huit plaies d'Egypte
5 - La postérité de Tacite
6- Le globe oculaire dont la rétine…
7 - L'Europe des Incas
8 - Les historiens des décadences
9 - Le naufrage de la raison et le sacré
10 - Les lumières de la nuit
11 - Israël, fossoyeur de l'éthique du monde
12 - Les éclopés de la dignité humaine
13 - Les fonts baptismaux de demain
14 - Les revanches d'un dieu
15 - Généalogie d'une mutation chromosomique
16 - Demain, les moissonneurs
1 -
Les visionnaires du trépas
Tacite se propose de tenir "sans fureur et sans parti pris"
la chronique des funérailles de sa patrie. Que serait-il arrivé
si, un demi-siècle avant notre ère, des écrivains, des
historiens, des philosophes et des poètes de la civilisation de
la Louve avaient soudain mis tout leur génie à comprendre la
fatalité du déclin de l'empire romain et exercé toute leur
intelligence à écouter les nouveaux oracles de la mort? Leur
vocation prophétique aurait-elle emprunté les couleurs de la
colère, auraient-ils jugé plus efficace de rire ou de sourire de
leur malheur, y auraient-ils mis le ton des mémorialistes du
trépas ou la sévérité des Cassandre amères ou éplorées? Mais les
colères rentrées sont les plus belles : et il est difficile aux
Isaïe de la politique de ne faire montre d'aucun parti-pris au
spectacle du naufrage d'un navire dont le capitaine comparaîtra
devant le tribunal des siècles. Quels en seront les magistrats
et les verdicts?
Si toute la gent
de plume de l'époque avait été soudainement portée sur les fonts
baptismaux des lucidités futures, nous disposerions du trésor
sans prix d'une civilisation qui connaîtrait les secrets de ses
funérailles et aux yeux de laquelle sa propre agonie serait
devenue un spectacle entièrement élucidé. Quel serait le
tragique, quelle serait l'intelligence, quelle serait la science
de l'inexorable, quelles seraient l'épopée ou la comédie d'une
humanité suffisamment éclairée sur ses mystères pour s'être
regardée mourir et de quels chefs d'œuvre une mutation de
dernière heure de la raison simiohumaine aurait-elle enrichi nos
archives? Hélas, de cet ultime prodige nous attendons encore le
débarquement sur le théâtre de l'évolution cérébrale de notre
espèce. La postérité de Darwin se fait attendre - nous sommes
frustrés d'une mise en scène de notre engloutissement. Et
pourtant nos ancêtres nous ont laissé quelques traces de l'
histoire de notre inaccomplissement.
2 - Le temps de
l'histoire et le temps de l'écriture
Voici quelques stèles dressées à la mémoire de ce monument
inachevé: il y a quelques jours seulement, nous avons entendu
des professeurs de lettres déplorer qu'au programme du
baccalauréat, l'éducation nationale ait cru bon de faire figurer
les Mémoires du Général de Gaulle, alors qu'à les
entendre, il ne suffit pas de bien écrire pour occuper un rang
estimable ou éminent dans la République des Lettres. Une page de
Balzac ou de Céline se reconnaissent instantanément; et si le
sceau de l'auteur ne nous saute pas au visage, disent-ils, il
faut lui refuser à jamais l'entrée dans le royaume de
l'immémorial.
Je n'aurai pas la sottise de me réjouir d'un verdict aussi
trompeur, puisque c'est tout de travers que mon Rabelais
et mon L'Ecrivain et son langage de 1960 ont
délivré la critique littéraire de l'époque de l'interprétation
marxiste ou marxisante des plus grandes œuvres du passé et du
présent. Par malheur, la chute des juges dans un esthéticisme
superficiel et la décapitation de toute réflexion sur la
politique, donc sur l'histoire a conduit à l'oubli de ce qu'une
haute écriture se rend reconnaissable à l'alliance sans exemple
qu'elle scelle avec une profondeur d'esprit étrangère par nature
aux affèteries de la plume. Les voix immortelles portent le
sceau de la mort.
C'est pourquoi il
nous faut recourir à une pesée anthropologique de la mortalité
et de l'immortalité des encriers. En premier lieu,
demandons-nous quels historiens ont forcé l'entrée de la
forteresse de l'impérissable. Un Grec du Ve siècle avant notre
ère ne reconnaissait pas aussitôt une page de Xénophon,
d'Hérodote ou même de Thucydide. Ce sont les Romains qui, les
premiers, ont fait entrer la science historique dans la
littérature avec les Salluste, les Tite-Live, les Tacite. Quels
sont les historiens français dont la plume ouvre à deux battants
les portes du temple de la mémoire? Commynes et Froissart mis à
part - ce sont des mémorialistes - je n'en vois que quatre:
Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet et le Général de Gaulle.
Mais je me trompe
: comment se fait-il que, de nos quatre conquérants de la
biographie de la France, on compte trois autobiographes
passionnés et que Michelet soit tellement arrimé au livre de
bord de la nation que son œuvre fait corps avec la science du
passé en tant que telle ? Clio n'entre-t-elle donc dans la
République des Lettres que si l'auteur raconte son propre
destin, mais irradié à l'écoute de tous les peuples du monde ?
Mais alors, ni Tacite, ni Thucydide ne semblent répondre à ce
modèle du journal intime. Regardons-y donc de plus près encore:
quelle confession douloureuse de Tacite que le récit faussement
glacé qui élève l'autobiographe à l'ascèse d'un regard assassin
de la mort ! Et Thucydide l'exilé, comme il étend la présence
d'Athènes, comme il l'embrasse en biographe secret de l'Hellade
tout entière!
3 - Les chemins de
la mort
Décidément nos professeurs de Lettres auraient dû se demander en
tout premier lieu par quels chemins l'historien se métamorphose
en un maître de l'écriture mémorable, pourquoi le récit
historique coule dans un autre creuset de la pensée que le
laboratoire des alchimistes de la langue et à quelle
orchestration de la vie et de la mort il faut rattacher la
Comédie humaine ou le Voyage au bout de la nuit
si les hérauts de Clio ne ressortissent pas au style que
requiert l'univers du roman. Quels sont les secrets psychiques
et cérébraux des peuples et des nations qui rendent Saint-Simon,
Chateaubriand, Michelet ou le Général de Gaulle reconnaissables
à chaque page et de quelle cécité faut-il se trouver frappé pour
demander au fondateur de la Ve République de se rendre
reconnaissable à la même école de la parole que Mallarmé ou
Victor Hugo?
On voit que la pesée du métal d'une littérature de la mort de la
civilisation européenne ne cesse de nous entraîner loin des eaux
territoriales. Car la vraie question n'est plus seulement de
savoir si le Général de Gaulle a porté la science historique
vers le grand large, mais quelles relations l'historien qui aura
jeté l'ancre en haute mer entretiendra avec les autres écritures
mémorables, tellement Eschyle, Sophocle, Euripide, Cervantès,
Swift, Shakespeare, Dostoïevski, Tolstoï ou Molière se collètent
avec Clio, et cela au point qu'il n'est pas de grand écrivain
dont la plume n' ait été secrètement forgée sur l'enclume de
l'histoire. Simplement, l'auteur de Servitude et grandeur
militaire, de la Confession d'un enfant du siècle
ou de la Colonie pénitentiaire ne regardent pas
l'histoire par le même bout de la lorgnette.
C'est pourquoi l'agonie cérébrale et littéraire du Vieux
Continent doit nous mettre sur la piste d'une grandeur qui
saurait pourquoi le continent né de l'alliance entre la mémoire
et l'écriture qu'Homère lui a fait sceller prépare ses
funérailles et pour quelles raisons il ne faut pas s'attendre à
un miracle en vertu duquel la progression cérébrale dont
bénéficie notre espèce se prêterait au récit épique. Nous
n'apprendrons pas in extremis et la tête sur le billot
quelle musique nous fera déplorer le décès de l'Europe et
quelles stances nous feront bâtir le mausolée d'une grandeur
dont Chateaubriand s'est voulu le premier architecte.
4 - Les huit plaies
d'Egypte
Dans un premier
temps, il nous faut rédiger d'une plume modeste le diagnostic
qui mettra la littérature d'outre-tombe de l'Europe à la portée
des survivants du trépas de notre civilisation. Le premier pas
d'une anabase de notre éternité manquée sera de passer en revue
les huit plaies légendaires qui réduiront l'histoire des
maladies de l'humanité à la récapitulation des étapes d'une
aventure avortée. Mais je crains que les fléaux de l'Egypte à
énumérer soient plus nombreux qu'il n'en est recensé dans les
Saintes Ecritures des Hébreux.
Le premier et le plus connu est l'hypertrophie administrative.
On sait que cette maladie multiplie les cellules cancéreuses
dont s'alourdit le corps des civilisations moribondes. On
appelle communément cette pathologie la bureaucratie.
La seconde
nosologie mortelle colle aux chausses de la première: les grands
et les petits dignitaires de l'Etat ne tardent pas à se pavaner
au premier rang de la hiérarchie des parures. Puis le clinquant
des trônes de la démocratie rend impossible le retour à la
frugalité des origines. En juin 2010, par exemple, les maîtres
de cérémonie les plus rutilants de l'Europe se sont
solennellement réunis à Bruxelles; et ils ont convenu, la main
sur le cœur, qu'ils reviendraient en dix ans seulement à la
simplicité des ancêtres; mais la charrue de Cincinnatus avait
moisi depuis si longtemps que le monde entier a éclaté de rire
de la voir tout fraîchement repeinte.
La troisième
plaie d'Egypte est liée aux progrès extraordinaires des
descendants d'Hippocrate et de Galien, dont la médication,
devenue industrielle, donc massive, conduit à l'extrême
vieillissement de la population et à sa survie dans la rouille
de son ossature et de ses articulations.
Le quatrième
fléau résulte de l'impossibilité de remettre au travail des
squelettes usés par le grand âge. De plus, les machines les plus
coûteuses et les plus perfectionnées agglutinent désormais des
travailleurs du bout du monde; et elles dégorgent leurs
marchandises à bas prix parmi des peuples hyper médicalisés.
Néanmoins, ceux-ci ne parviennent plus à les acheter, en raison
de l'oisiveté forcée à laquelle le coût de leur travail et de
leur médicalisation intensive les a réduits.
Le cinquième
désastre thérapeutique est la nécessité qui en découle de
pensionner la moitié de la population que la longévité de ses
carcasses préserve du trépas autrefois sagement programmé par
Thanatos.
La sixième
maladie mortelle est l'impossibilité de rassembler des Etats
européens pelotonnés sur un continent, certes devenu trop
étroit, mais que la diversité de ses langues disperse entre des
planètes du langage éloignées les unes des autres par des
années-lumière.
La septième
catastrophe est celle de l'infirmité mentale dont souffrent les
classes dirigeantes que la démocratie trie à l'école d'un
suffrage universel décérébré. C'est ainsi que, même la chute
inespérée du mur de Berlin n'a pu convaincre une classe
politique longtemps vassalisés par sa peur du communisme de la
nécessité première et urgente d'exiger l'évacuation immédiate
des bases militaires de l'occupant incrustées sur leur
territoire depuis un demi siècle: au contraire, on a vu la
France se replacer docilement sous le sceptre dont le Général de
Gaulle avait secoué le joug quarante deux ans auparavant.
Le huitième
cataclysme biblique est le placement du capitalisme mondial sous
la tutelle des banques d'affaires, qui empruntent désormais des
sommes incalculables à un demi pour cent d'intérêt, puis les
prêtent aux Etats à trois pour cent. Ce sont les tributs dont
les épaules des pauvres s'alourdissent qui permettent aux
gouvernements de rembourser leurs créanciers, ce sont les
peuples redevenus plus taillables et corvéables à merci qu'au
Moyen Age qui nourrissent la caste administrative installée dans
les palais de l'Etat.
On voit que les
désastres financiers, médicaux et fiscaux qui mettent la
civilisation européenne dans son cercueil culminent dans le
culte que ce continent rend à une servitude doucereuse et
d'apparence indolore. Celle-ci s'est installée à la faveur d'un
suffrage populaire aveugle et qui conduit à l'auto-
ensevelissement passif de la fierté naturelle des peuples. Mais
on voit également que le plus simple et le plus évident des
diagnostics permettra à une littérature des sépulcres de
descendre dans les grands fonds. C'est ainsi que la raison et la
plume armeront l'Europe défunte d'une lumière d'outre-tombe.
5 - La postérité de
Tacite
Quelles seraient
les ressources intellectuelles et littéraires nouvelles dont
bénéficierait une civilisation pleinement consciente des secrets
qui régissent le déclin, l'agonie et la mort des Etats et des
nations du Vieux Monde? Cette nouvelle Athènes
renouvellerait-elle l'antique alliance de l'éloquence avec le
tragique? Retrouverait-elle les accents des Bossuet et des
Bourdaloue et, par delà, ceux des saint Augustin et des saint
Ambroise, parce que toute idole perfectionnée de siècle en
siècle à l'école de ses théologiens de génie finit fatalement
par disposer d'une raison politique plus aiguisée que celle de
ses tâcherons. Mais peut-être une telle civilisation
recourrait-elle aux cruautés du rire qui ont rendu immortel le
pacte du rêve avec la dérision. Voyons si la science de la
résurrection des prophéties et des voyances scellera un traité
inattendu entre le récit historique d'autrefois et l'avenir de
la lucidité des civilisations.
Ce sera dans la postérité de Tacite, me semble-t-il, que Clio se
mettra à l'écoute des visionnaires de la mort de l'Europe, parce
que l'auteur des Annales est également le seul
historien dont l'œuvre littéraire, quoiqu'un peu oubliée,
demeure d'une portée comparable à celle de l'architecte du
tombeau de l'empire romain. Dans son Dialogue des
orateurs, ce géant des sépulcres se pose déjà la
question du style que requiert la véritable éloquence du trépas:
faut-il recourir aux cadences superbes de Cicéron, au risque de
ritualiser le récit historique à l'école des solennités,
hiératiques à leur tour, qu'appelle le sacré ou est-il
préférable d' user du discours sobre et resserré des Andocide et
des Lysias, au risque de substituer l'étriqué à l'ampleur de la
période et la parcimonie à la générosité du flot de la parole?
En vérité, les
auteurs dont l'ambition sera de dresser un monument immortel à
la mémoire de feu la civilisation du Vieux Monde puiseront la
hauteur, le recul et le surplomb de leur écriture à une source
encore inconnue des Thucydide et des Tacite, parce que leur
regard sur l'histoire et sur la politique les aura placés
au-dessus de la condition humaine actuelle, dont on sait que
l'évolution cérébrale ne permet pas encore d'apercevoir la
Liberté, la Justice ou la Démocratie comme des personnages
auxquels leurs majuscules révérentielles servent de tenues de
cour - les concepts ne sont devenus des acteurs cérébraux
descriptible qu'au milieu du XXIe siècle.
Les écrivains de
demain découvriront donc les ultimes ressorts de notre espèce à
la lumière des apories psychobiologiques qui la contraignent
soit de se donner un chef et de tomber dans la tyrannie, soit de
trier ses guides à l'école du suffrage des ignorants et de
tomber dans une profonde cécité. L'homme est un vivant empêtré
dans des abstractions et qui ne parvient ni à se fier à un
berger en chair et en os, ni à accorder sa confiance à une
sélection judicieuse de ses congénères. Qu'en est-il d'un animal
disloqué de naissance par l'inégalité prodigieuse des spécimens
qui en composent la masse? La science historique de demain
conquerra un regard tellement transanimal sur l'humanité que la
nature n'en aura jamais produit de semblable, puisque la vraie
science du passé se mettra entièrement à l'écart des multitudes
dont elle observera les ressorts de haut et de loin. Comment se
donnera-t-elle un rang qui distendra à l'extrême son
appartenance à notre espèce ? Confucius disait que cette
classe-là serait d'une grande rareté.
6 - Le globe
oculaire dont la rétine…
Seul dans l'antiquité Tacite a esquissé le tracé de ce
prodigieux retrait. Le rythme cicéronien est demeuré perceptible
dans le tissu de sa prose, mais il est devenu sous-jacent au
discours et se confond à sa coulée. Quant à la concision
lacédémonienne, elle est empruntée aux orateurs grecs tardifs
auxquels le sort malheureux d'Athènes n'aurait plus permis de
faire sonner les accords du Démosthène des Philippiques.
C'est également à ce titre que les Mémoires du
Général de Gaulle préfigurent l'ultime postérité orchestrale de
Tacite. Certes, on y entend encore le roulement du torrent de
Bossuet le majestueux en son Discours sur l'histoire
universelle, mais la retenue et la discrétion du récit
sont déjà celles des bâtisseurs du mausolée d'une civilisation
en cours d'engloutissement. En revanche, la notion classique de
"recul" ou de "distanciation" s'est usée: elle a explosé, parce
que l'historien observe désormais l'humanité dans la sauvagerie
qui lui appartient en propre. Certes, Tacite et de Gaulle
demeurent de leur temps. Le premier s'indigne encore de ce que
le Temple de Jérusalem soit ridiculement désert et qu'aucun dieu
réel n'y trône dans le bois ou la pierre censés se confondre à
sa chair et à ses ossements, le second ne voit pas encore
l'étrange animal que la nature a condamné à loger des
personnages imaginaires dans sa tête, à les regarder s'y
promener à leur aise, à y modifier leur garde-robe d'un siècle à
l'autre, à les y nantir du pouvoir d'édicter des lois éphémères
et de promulguer les décrets de l'éthique du moment.
Mais il y aura
des années-lumière entre le recul propre aux futurs historiens
de la mort de la civilisation gréco-latine et la distanciation
encore embryonnaire de l'historien dont le génie austère se
situe seulement dans l'attente de la lointaine postérité de
Tacite, parce qu'un regard sur le cerveau même du genre humain
n'est que le préparateur inspiré d'un recul entièrement nouveau
de la raison. C'est pourquoi la science historique transanimale
du début du XXIe siècle est demeurée un simple levier de la
postérité cérébrale - encore en attente - du siècle des
lumières.
Quel sera le
globe oculaire dont la rétine recevra l'image du cadavre de
l'Europe? Quelle fécondation de l'intelligence visionnaire
mettra-t-elle cet appareil d'optique en mesure de se faire un
spectacle de la bête dont l'encéphale obéissait à la nécessité
psychogénétique incoercible d'installer un tuteur géant dans le
cosmos, de se placer sous son aile, de s'agenouiller devant son
omnipotence et de vénérer, la face contre terre, la pédagogie
que la créature lui dictait en retour, mais sans seulement s'en
apercevoir, ce qui permettait aux brebis ainsi masquées d'en
recevoir de bonne foi les leçons du haut des nues?
7 - L'Europe des
Incas
En vérité, nous disposons déjà de plusieurs histoires des
funérailles des Etats, des nations et des empires. Toutes
forcent l'admiration par leur perspicacité dans la détection des
pathologies incurables de Clio et par la précision de leur
description de la course effrénée et "à tombeau ouvert",
comme on dit, des Etats vers la fatalité qui l'engloutira. Mais
aucune civilisation n'observe encore sa propre marche vers le
funèbre dans le réflecteur universel de la condition
simiohumaine qui l'attend, aucune n'écoute encore l'épopée des
tombeaux dans le microphone du destin auquel les évadés de la
zoologie paient leur tribut le plus lourd, celui que leur
capital psychogénétique exige de leur boîte osseuse. Prenez
l'admirable petit traité de Montesquieu intitulé Essai sur
les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence,
prenez la massive Histoire de la décadence et de la chute
de l'empire romain d'Edward Gibbon, prenez la
Destruction de l'empire Inca de Marmontel: jamais on n'y
scrute les ressorts d'un vivant condamné par la nature non point
à porter en terre le corps en chair et en os des peuples et des
nations, mais à changer les civilisations en cadavres
politiques, donc en spectres errants en vain sur la terre.
Il y aura
toujours des squelettes respirants d'Italiens, de Français,
d'Allemands, d'Espagnols à fouler le sol d'un continent
autrefois attentif à tendre l'oreille - en ce temps-là, il
fallait se mettre sans cesse à l'écoute de l'histoire du monde.
Mais on ne qualifie d'humaine que l'espèce capable d'une mort
inconnue de tous les autres animaux - la mort politique, qui
change les nations en fantômes amnésiques, ambulants et criards.
Les ossatures des Romains sont toujours là, mais elles courent à
bride abattue dans les décombres de l'empire, les ossatures des
Français sont toujours là, mais on les voit vagabonder dans
leurs champs et se promener désoeuvrées dans les rues de leurs
cités, les ossatures des Incas sont toujours là, mais leur
identité véritable, leur identité proprement humaine, leur
identité mémorable - leur identité politique - ils l'ont perdue
en route. L'Europe est un empire inca qui remet tristement ses
souvenirs entre les mains de ses derniers historiens, comme des
trépassés qui nous présenteraient leur linceul collé à leurs os.
Sénèque disait que l'empire n'était plus qu'une vessie et que
cette vessie assurait le transit de milliers de tonneaux.
C'est cela qui
appelle le regard de l'anthropologie critique de demain sur la
condition simiohumaine en tant que telle ; c'est de cela qu'on
trouvera des esquisses dans Tacite ou de Gaulle, c'est cela qui
fait de Beckett ou de Ionesco comme d'Eschyle ou de Sophocle des
inspirateurs d'un regard encore à venir sur la mort de la
civilisation européenne.
8 - Les historiens
des décadences
Je disais que
l'historien de la mort du Vieux Monde appartiendra - bis
repetita placent - à une intelligentsia dont aucune civilisation
du passé n'aura seulement rêvé de jamais disposer. La vocation
de sa plume sera de faire progresser la connaissance
psychogénétique de l'encéphale du simianthrope à la fois rêveur
et livré au naufrage de ses songes. Il faudra donc demander à
Clio de s'évader de l'enceinte qui emprisonne notre espèce et de
persévérer à lui appartenir. Si elle ne s'en évadait pas,
comment verrait-elle du dehors les humains se ruer vers le
royaume d'outre-tombe qu'ils furent de tous temps et secrètement
à eux-mêmes? Les premiers scrutateurs de ce prodige ont remarqué
que les enfants nés orphelins ne sont pas soumis à la pulsion
irrésistible de se mettre à l'abri d'une divinité qui leur
interdira de jamais porter un vrai regard sur leur mort.
On sait depuis
Freud que les porteurs de la cuirasse d'une idole dont ils
écoutent humblement les directives trouvent refuge dans des
sépulcres sonorisés, qu'ils appellent des théologie et que
celles-ci se greffent sur leur boîte osseuse par la médiation de
leurs miroirs. Mais les historiens de la mort de l'Europe auront
besoin de se pourvoir à leur tour d'interlocuteurs spéculaires
de leur identité semi-mythique sur la terre - l'Etat, la patrie,
le socialisme, les idéaux de 1789. Ce sera donc leur condition
privilégiée d'orphelins du géant rémunérateur et punisseur qui
aura longtemps joué au personnage central dans les imaginations
qui les armera du regard de lynx d'une véritable science de la
mort de l'Occident.
Rien d'étonnant à
ce déplacement du nerf optique de l'humanité: sitôt que l'on
quitte les dieux du regard, on le porte nécessairement sur les
personnages à la fois terrestres et mythologiques qu'on appelle
des civilisations et auxquels les Etats servent, sinon de
temples, du moins de cariatides. C'est pourquoi les rares
historiens qui ont vu mourir Rome avec les yeux mêmes de la mort
se sont tous révélés des précurseurs, des contemporains ou des
fils du siècle des lumières, tandis que ni les historiens
chrétiens du premier siècle, ni les historiens musulmans
d'aujourd'hui n'ont vu mourir, les premiers l'empire romain, les
seconds, l'empire terrestre d'Allah; et les seuls lecteurs et
interprètes du Coran qui tentent aujourd'hui d'armer le
nationalisme palestinien d'un vrai globe oculaire sont tantôt
des théologiens encore informés de l'évidence que toutes les
divinités vivantes sont les porte-glaive de leurs fidèles,
tantôt des esprits ouverts au rationalisme de l'Occident et qui
ont pris logiquement et ouvertement la relève des Olympes.
De même que saint
Augustin a usé vingt ans de sa vie à tenter de se prouver à
lui-même que la chute de l'empire romain était planifiée de
longue date par l'idole et qu'elle répondait à ses intérêts
mûrement réfléchis, de même, les intellectuels de l'islam se
font encore de leur théologie le glorieux alibi de la démission
des Etats arabes, donc de leur acceptation passive de la
décadence proprement politique de leur foi- et ce sont les
peuples du Coran qu'arme encore le bon sens politique d'appeler
un chat un chat et qui descendent dans les rues, ce sont les
masses seules qui refusent de placer la capitulation de leurs
élites dirigeantes sous le parasol théologique de la fatalité
divine .
9 - Le naufrage de la raison et le sacré
On voit combien
les futurs historiens de l'éveil intellectuel d'une Europe en
marche vers son mausolée auront besoin de nourrir leur
méthodologie résurrectionnelle d'une connaissance non seulement
anthropologique, mais simianthropologique des religions; car on
ne raconte vraiment la mort cérébrale des civilisations qu'à
l'école d'une autre raison que de celle qui les a conduites au
trépas. Le Continent de l'intelligence de demain naîtra des
futurs intellectuels de l'agonie du monde, tellement les maigres
portions de l'humanité qu'on croyait devenues relativement
pensantes ont toujours sombré aux côtés des contempteurs
patentés de la raison humaine, qui lui reprochent son orgueil,
mais qui ne vantent son humilité que pour la désarmer et la
réduire à une pieuse infirmité. Aussi le prêtre est-il le
pourvoyeur des immortalités de substitution, celles que les
autels n'accordent qu'aux civilisations exténuées. La fatalité
d'un épuisement politique parallèle aux capitulations de la
raison n'est-elle pas inscrite dans l'évidence que les trois
dieux du monothéisme symbolisent une survie dite salvatrice,
mais décérébrée des moribonds de la pensée rationnelle? Ils
seront transportés dans un monde posthume d'agonisants de la
lucidité - et leur cercueil se trouvera magnifié dans les nues,
faute que la terre leur fournisse encore des arrimages glorieux.
Les autels apeurés des ancêtres focalisaient leur identité
d'adorateurs secrets de leur immortalité, leurs rites et leurs
prières matérialisaient le lien social pérennisé à l'école des
sarcophages.
C'est pourquoi
l'Europe de l'esprit ne meurt pas d'avoir largué le personnage
céleste qui rassemblait son troupeau dans l'au-delà, mais parce
que le naufrage du sceptre religieux de l'humanité n'a pas été
compensé par des médiateurs terrestres plus crédibles que les
vaporeux Le temporel n'est pas devenu nauséabond pour avoir
perdu son euphorisant dans le ciel, mais pour n'avoir pas
conquis un vrai regard sur la mort des civilisations.
10 - Les lumières
de la nuit
On voit que
l'histoire véritable de la mort cérébrale et politique de la
civilisation européenne devra jouir d'avance des privilèges de
l'intelligence à venir, donc d'un regard d'anthropologue sur la
fausse éthique qui régit le monde actuel . Elire la plus haute
demeure de la raison politique, ce sera élire domicile dans une
autre transcendance que celle qui errait parmi les tabernacles.
Mais précisément, n'est-ce pas à l'école d'un autre habitat de
l'éthique que Tacite, Saint-Simon, Michelet, le Général de
Gaulle ont établi leurs quartiers? N'enseignent-ils pas à leurs
contemporains à se regarder avec les yeux des juges de l'Hadès?
On sait que Platon les faisait comparaître devant le tribunal
des trépassés. Nos biographes de la France font corps avec
l'histoire réelle et pourtant, ils se sont installés dans la
mort; et c'est du fond de la nuit qu'ils surplombent leurs
congénères. Leur regard est d'ailleurs, leur écriture est un feu
qui les transporte tout brûlants dans l'iimmortalité de leur
parole.
C'est que l'éternité qu'ils respirent est celle de leur voix.
C'est dans l'absence au monde que son style lui a conquise que
le Général de Gaulle se rend omniprésent, c'est dans
l'eschatologie révolutionnaire qui donne son élan et son souffle
à son Histoire de la France que Michelet est
omniprésent, c'est dans la souveraine parenthèse qui lui a fait
renvoyer la publication de son œuvre à des décennies après ses
funérailles que Saint-Simon est omniprésent, c'est dans l'empire
des tombeaux que Chateaubriand est omniprésent, c'est dans
l'airain de son éternité que Tacite est omniprésent.
La mort particulière qui caractérise le genre simiohumain est
faite d'élans passagers vers les feux de l'action politique et
de retombées dans l'accablement. La Chine s'est soudainement
retirée de l'arène du monde pour s'enfermer derrière des
murailles titanesques; et la Cité Interdite a longtemps
symbolisé l'éternelle barrière de pierres appelée à détourner
les regards des funérailles de la mémoire véritable de la
nation. Puis, la civilisation de Confucius s'est réveillée par
miracle et elle a retrouvé tous ses esprits. De même, Rome a
cherché un instant à exorciser les turpitudes d'une démocratie
déchirée entre les patriciens et la plèbe; mais elle est tombée
entre les mains de Néron, de Caligula, d'Othon, de Vitellius.
Puis les Vespasien, les Marc Aurèle, les Trajan, les Hadrien ont
tenu un instant l'empire à bout de bras avant de tomber dans un
dégoût de la vie - le fameux taedium vitae - dont elle ne
s'est jamais remise. La Grèce a troqué les sottises de l'Agora
pour la vassalité des sophistes et des rhéteurs que salariait
l'empire romain. L'Europe se sera blottie dans les jupes d'un
vassalisateur blasonné de la démocratie et d'un hâbleur en
diable, parce que la diversité de ses langues, de ses croyances
et de ses mœurs lui aura interdit de s'élancer une fois encore
vers l'avenir des vivants.
Mais si les
systoles et les diastoles de l'histoire répondent à la bancalité
native et sans remède d'une espèce mal arrimée à la terre, ce
n'est pas encore raconter l'histoire véritable de la mort de la
civilisation européenne que de ne pas en saisir la spécificité.
11 - Israël
fossoyeur de l'éthique du monde
En vérité
l'effondrement mondial de l'éthique qui a tué la civilisation
européenne restera dans les annales de l'humanité comme un
cataclysme sans équivalent, mais également comme la source d'un
nouveau bréviaire de l'action et comme une école d'apprentissage
des arcanes ultimes de la politique. Le premier événement qui a
stupéfié la planète est la démonstration irréfutable du contrôle
de la mappemonde dont Israël a présenté le spectacle sur écran
géant. Alors que, le 6 juin 2009, un M. Barack Obama porteur de
l'auréole des prophètes avait solennellement annoncé au globe
terrestre stupéfié, mais tout oreilles, que l'heure du monde
arabe avait sonné et que la religion du Coran allait débarquer
dans la civilisation mondiale, il aura suffi de quelques jours
pour que Tel-Aviv mît à genoux le Titan américain et lui retirât
les rênes de l'histoire universelle aux yeux des cinq continents
qui en sont demeurés tout pantois: pas un mètre carré de la
Cisjordanie ne serait rétrocédé à ses premiers habitants, pas
une maison de Jérusalem Est ne serait rendue à son propriétaire
palestinien.
Pour la première
fois, l'histoire du monde présentait le spectacle d'une humanité
ahurie, pour la première fois, notre espèce se révélait un
acteur hissé à ses propres yeux sur une scène minuscule; mais
pour la première fois également, la civilisation européenne
s'offrait le spectacle de son propre éberluement et se voyait
tituber sur les planches d'un théâtre nouveau, celui de
l'éthique avortée des évadés de la zoologie. On cherchait dans
les coulisses le protagoniste de la tragédie, on se demandait
qui dirigeait la représentation, on voulait apprendre où se
cachait le machiniste, on désirait savoir qui levait et baissait
le rideau à son gré. Mais le destin jouait sa partie en continu,
les yeux bandés et sans qu'on sût seulement à quel acte du drame
on se trouvait.
12 - Les éclopés de
la dignité humaine
Certes, tout le monde avait compris que l'Amérique n'était plus
qu' un cadavre politique: c'était Israël seul qui faisait voter
dare-dare et à tour de bras des crédits astronomique au Congrès
afin d'aider de toute urgence le malheureux peuple hébreu à
combattre ses ennemis les plus redoutables: Gaza aux abois, un
Liban vaincu et "protégé" par une Finul proche de la débandade,
un Hamas réduit au rang de pestiféré international. La Chambre
des représentants de feu le peuple américain faisait entendre
les éclats de voix du sionisme mondial outragé: qu'on cesse,
demandait le Deus ex machina installé à la Maison Blanche
de lire le rapport Goldstone en public et d'en parler sur la
place publique, qu'on interdise aux femmes libanaises de prendre
la relève de la flottille de la Liberté et d'apporter à visage
découvert de nouveaux secours alimentaires à la ville-martyr:
des chiens entraînés et des soldates musclées allaient s'y
exercer.
Paradoxalement,
et par la force des choses, l'Amérique désormais hors jeu
plaçait la civilisation européenne en première ligne sur le
champ de bataille de l'éthique de la planète. Aussi, tout le
monde se demandait-il quel témoignage franc ou ambigu elle
allait donner à son génie - et chacun était à l'écoute d'une
voix digne de l'humanité.
Mais le Vieux
Continent rasait les murs, le Vieux Continent saluait, l'échine
basse, les plus modestes concessions de l'affameur, le Vieux
Monde recevait Israël à bras ouverts à l'OCDE, le Vieux Monde
encourageait timidement Israël - et seulement en grand secret -
à desserrer un instant l'étau de la faim à Gaza. Un Obama
exsangue , un Ban Ki Moon suppliant n'étaient plus que des
fantoches, tandis que dans de nombreux ports les dockers
refusaient de décharger les navires israéliens, que les
entreprises, même les plus avides de profits, se détournaient de
Tel-Aviv, que la population de San Francisco criait "Vive la
Palestine" dans les rues et que, pour la première fois dans
l'histoire des fuyards de la nuit animale, le pavé était devenu
l'avocat des éclopés de la dignité humaine à l'échelle des cinq
continents.
13 - Les fonts
baptismaux de demain
Pourquoi aucun
cardiologue n'osait-il poser son stéthoscope sur le cœur battant
de l'histoire? Que faisait entendre ce cœur? Hitler avait
déclaré la sécurité de l'Allemagne gravement menacée par les
foudres de la Sarre, alors occupée par la France en application
des clauses du traité de Versailles. Pourquoi l'armée du IIIè
Reich s'appelait-elle la Wehrmacht, c'est-à-dire la force
défensive du pays, pourquoi, depuis lors, tous les Etats
démocratiques du monde ont-ils débaptisé leur Ministère de la
guerre pour le porter sur les fonts baptismaux de la "défense"
vertueuse de la nation?
Or, chaque fois
que, sous les yeux de la planète de la "défense", Israël
semblait sur le point de desserrer quelque peu le garrot
d'étranglement de Gaza, cet Etat faisait valoir non seulement
aux yeux du peuple de la Thora, mais de toutes les nations de la
terre que la stratégie de la défense, donc de la survie de la
patrie immaculée des fils de David, serait sans doute mieux
assurée, tout compte fait, si le collier serrait un peu moins
mortellement la jugulaire de la victime. C'est que de nouveaux
assassins de brebis ne cessaient de surgir de terre comme
champignons après la pluie et de prendre la relève des Libanais
aux crocs acérés ou du Hamas au couteau entre les dents. Que
révèle le stéthoscope de l'anthropologie critique? Comment
écoute-t-il les battements de cœur d'un principe universel,
celui que les démocraties ont proclamé dans la postérité de
Hitler et selon lequel l'armée allemande ignorait à ce point
l'esprit des guerriers de Wotan qu'elle s'exerçait toujours et
exclusivement à une stratégie de l'innocence, celle d'assurer la
sécurité des Germains cruellement menacés par de méchants
ennemis?
Tel est le
problème anthropologique que soulève l'éthique de l'humanité.
Qu'en est-il de l'Europe béatifiée qui allait conduire cette
civilisation auto-angélisée au tombeau? Car personne ne menaçait
sérieusement Israël par la force des armes; seul un guerrier du
nom de Jahvé motivait les conquêtes territoriales sans fin du
peuple hébreu. Aussi l'immoralité de l'Europe auto canonisée par
la Démocratie était-elle son fardeau le plus lourd .Comment
fonder la sainteté du suffrage universel sur la sainteté du dieu
d' Israël , comment légitimer une civilisation de la liberté et
de la justice par la glorification du péché le plus originel et
le mieux caché du monde moderne, celui d'avoir imposé par la
force du glaive, mais sous une pluie de bénédictions vertueuses,
la dépossession de sa patrie d'un des plus vieux peuples de la
terre ? L'Europe n'aurait pas péri dans le reniement de
l'éthique de sa propre civilisation si le péché d'Israël n'avait
pas été le sien, si le mythe biblique de la chute ne l'avait pas
prise à la gorge, si le sang de la Palestine n'était pas retombé
sur sa tête, si Gaza n'avait pas illustré le cycle éternel qui
porte les descendants du chimpanzé sur les fonts baptismaux de
leur propre sang et de leur propre mort.
14 - Les revanches d'un dieu
La civilisation
européenne est décédée à l'heure même où elle était sur le point
de prendre conscience de la mutation du capital psychogénétique
de l'humanité à laquelle son évolution cérébrale avait servi de
théâtre deux mille ans auparavant: car les Romains ne faisaient
pas la guerre sous la toison d'un agneau outragé. Ils décidaient
franchement de combattre tel ou tel "ennemi" afin de s'agrandir
loyalement à son détriment; puis ils suppliaient leurs dieux de
leur prêter main-forte et de leur donner la victoire que leur
valeur militaire leur aura méritée. Le christianisme a produit
une inversion du fonctionnement cérébral du simianthrope
guerrier dont Hitler a pris acte avec franchise et qui a fait
d'Israël son continuateur le plus fidèle et le plus conséquent.
Mais, pour
comprendre en anthropologue la mutation dévote de l'esprit
guerrier de l'humanité, il faut découvrir que le tartuffisme
n'est pas une perversion individualisée de la piété chrétienne,
mais l'expression d'un retournement logique, universel et fatal
du mythe de la sanctification de la victime; car il était
inscrit dans les chromosomes des brebis qu'elles se feraient une
arme de guerre de leur humilité universalisée, de leur sainteté
planétarisée et de leur vocation de victimes mondialisées par
leur politique de l'innocence.
C'est pourquoi la
civilisation européenne et la démocratie mondiale sont devenues
pieds et poings liés les prisonnières et les otages du
christianisme inversé de Hitler et de Staline, et cela du seul
fait qu'elles admettent les yeux fermés le principe selon lequel
les conquêtes d'Israël seraient des guerres défensives par
définition et que, par nature, ce peuple ne guerroierait jamais
que pour assurer le plus démocratiquement du monde sa sécurité
menacée. Comment terrasser ou seulement combattre l'immoralité
fondatrice de l'histoire du monde si tout l'univers s'est
converti à une mythologie politique inscrite dans le refoulement
explosif qu'appelle une religion fondée sur la métamorphose d'un
vaincu cloué sur un gibet en un conquérant invincible de la
terre ? Toute victoire par les armes n'est que la juste revanche
d'un dieu humilié sur une potence. C'est pourquoi Israël se
présente sous les traits du Christ nouveau, de l'innocent
éternellement persécuté, du juste dont la sainte cuirasse
n'assure jamais que la protection face à l'éternelle iniquité du
monde.
Mais pour que
cette vérité dévotieuse apparût à la face d'un monde complice,
il fallait qu'elle fût illustrée par un peuple de guerriers de
la Liberté et que l'Europe de la piété démocratique se révélât à
son tour la servante complaisante des conquérants d'une terre
sacrée. C'est pourquoi les historiens de demain se verront dans
l'obligation de changer les verres de leurs lunettes et
d'adopter celles d'une anthropologie dont le regard portera sur
l'animal masqué par un dieu humilié dont le glaive et les crocs
changeront la victime en un foudre de guerre.
15 - Généalogie d'une mutation
chromosomique
Ce n'est pas le
lieu de s'attarder sur les étapes de la métamorphose des
chromosomes guerriers du simianthrope. Je rappellerai seulement
que, pendant des siècles, l'humanité trop faible pour affronter
les combats de la vie s'est massivement réfugiée dans les
monastères, où elle a payé le prix de son renoncement à la
guerre dans le temporel par un nivellement radical des individus
devant un souverain mythique et proclamé omnipotent. Mais la
haine monastique pour toute supériorité personnelle serait
demeurée localisée dans les pénitences de l'ascèse si l'histoire
et la politique ne s'étaient tout entière ralliées à l'éthique
de la soumission et de la démission qu'entraînait la
subordination absolue du sujet de conscience à un potentat rêvé.
Pendant des siècles, ce fut donc par un affichage vertueux de
son néant que la créature a pu gravir l'échelle des hiérarchies
sociales. La prodigieuse compression de l'individualisme qui en
est fatalement résultée a conduit à l'explosion nazie, cette
bombe d'Hiroshima qui a réduit le christianisme à l'état de
vapeur.
C'est dans ce vide sidéral qu'Israël a pris la relève de Hitler,
jusqu'à caricaturer le tartuffisme gravé dans les gènes d'une
religion de l'anéantissement de l'individu. Mais la puissance du
masque chrétien se mesure au fait que la démocratie mondiale ne
voit pas Israël en tenue de guerrier, mais en prêtre de sa
propre sainteté. La civilisation européenne sera décédée dans la
postérité théologique de Hitler et de Staline, parce que la
démocratie mondiale aura subrepticement légitimé la politique de
la victime casquée dont les papes guerriers avaient assuré les
premiers pas. La questions anthropologique est donc de savoir
qui plongera le fer et l'acier de la lucidité de demain dans les
entrailles de l'éthique des sauvages de la "Liberté" et
de la "Justice" - hier, des barbares de la foi et de la
sainteté. Comment trouver la droiture d'esprit nécessaire à une
pesée psychobiologique des ruses de l'espèce que son
dédoublement cérébral entre les mâchoires du ciel et celles de
la terre aura armée de ses masques sacrés, sinon à la lumière
d'une simianthropologie ambitieuse de cerner l'animalité
proprement simiohumaine?
16 - Demain, les
moissonneurs
Tel est également le gage le plus sûr de la renaissance de ses
cendres d'une civilisation européenne en attente de son avenir
intellectuel et éthique. C'est parce qu'elle aura trépassé à
l'école de deux millénaires d'une compression manquée de la
nature humaine par le culte d'un victimat sacré que l'Europe est
appelée à renaître non point à l'école de la guerre romaine,
mais à celle de la guerre de l'intelligence. Car la victoire de
l'injustice sur la justice, au nom même de la justice
résulte logiquement d'une métamorphose bimillénaire de
l'agresseur en victime dont Israël déroule le film à l'échelle
de notre astéroïde. Cette régression cérébrale n'attendait que
l'heure de son triomphe le plus spectaculaire - celui qui aura
fait d'Israël le guide de l'humanité vers le tombeau mondial de
toute éthique.
Quel théâtre que
celui d'une Europe qui orchestre désormais sa propre éjection de
l'histoire à l'école de la mise en scène d'une politique
étrangère privée de contenu, de vocation et de destin ! On
nommera aux frais du contribuable huit mille fonctionnaires
inutiles et mille cinq cents "diplomates" enrubannés pour gérer
la léthargie et l'immoralité d'un continent de gestionnaires du
néant. Mais à quel point les théologies sont des documents
anthropologiques, on le verra au spectacle de ces dix mille
haruspices tout affairés à construire leur autel du sacrifice.
Laissez monter à leurs narines l'odeur du sang de Gaza,
laissez-les respirer à pleins poumons la senteur de cette mort,
mais sachez, Messieurs les prêtres-fonctionnaires, que ce sang
retombera sur vos têtes.
Vous remarquerez,
Messieurs les officiants de la démocratie, que M. Benjamin
Netanyahou court en toute innocence vers la sainteté inscrite
dans les griffes acérées d'Israël, vous remarquerez également
que les crocs de son innocence sont ceux de la perversion
hitlérienne de la religion du sacrifice des justes. Voyez comme
il fait du vol, la rédemption, de la séparation des races, la
liberté, des militants pacifistes des terroristes, de
l'assassinat l'autodéfense, de la piraterie, la légalité, des
Palestiniens des Jordaniens et de l'annexion la libération! Mais
la justesse de la caricature nazie d'un christianisme désormais
mondialisé par la démocratie se change en grain et semence de la
résurrection de l'éthique et de la pensée quand les semailles
mêmes de la mort font monter les récoltes futures de la raison
politique.
On voit que les
ressources anthropologiques de l'histoire des offertoires sont
quasi inépuisables : une civilisation des derniers vivants de
l'"esprit" peut fonder une mémoire du "Connais-toi" d'une
richesse rivale du temps des chroniqueurs, des mémorialistes,
des huissiers et des notaires du destin du monde, tellement
l'élargissement du champ du regard change les funérailles mêmes
de la civilisation européenne en pain de vie et les tombeaux en
moissonneurs nouveaux.