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L'humanisme du XXIe siècle
Comment le
simianthrope se construit ses signifiants
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 25 janvier 2010
Introduction
Sans doute les historiens de la première décennie du troisième
millénaire diront-ils, primo, que l'heure de
l'effondrement d'un empire fondé sur la manne d'une monnaie
fictive approchait à grands pas, parce que le gouffre devenait
abyssal entre les ressources de la nation et le coût fabuleux
tant de la navigation d'une gigantesque flotte de guerre sur
toutes les mers du globe que de l'entretien à fonds perdus de
mille deux cents garnisons implantées sur les cinq continents;
secundo, que la crise économique s'est aggravée en 2010,
parce qu'il devenait évident qu'elle mettait en question la
validité des fondements mêmes du capitalisme, et cela bien plus
gravement que du temps où le rêve communiste avait un instant
paru crédible à l'armée des semi intellectuels évangélisés par
l'utopie; tertio, que la ruine du Nouveau Monde a été
prodigieusement accélérée par Israël, qui avait ridiculisé le
géant aux yeux du monde arabe, de la Chine, de la Russie, de
l'Amérique du Sud et même du Japon en raison de son refus
catégorique de mettre un terme provisoire à ses conquêtes
territoriales ; quarto, qu'il était aussi impossible de
rendre viable un Etat palestinien infirme que d'en faire
accepter un vrai à Jahvé; quinto, qu'un personnage
demeuré vaporeux depuis le paléolithique avait subitement
débarqué en armes dans l'Histoire, la conscience universelle,
laquelle clouait maintenant au pilori l'immoralité de la classe
dirigeante de la démocratie mondiale; sexto, que le fossé
entre les peuples et leurs élus avait été rendu abyssal par le
spectacle d'une civilisation de la Liberté occupée à affamer,
les armes à la main et tous canons pointés, la population d'un
territoire d'un million six cent mille habitants à Gaza.
Mais, plus souterrainement encore, un siècle qui voyait fondre à
vue d'œil les assises anciennes de l'histoire du monde faisait
germer en secret deux révolutions nouvelles de la conscience.
Alors que Copernic n'avait jamais ébranlé le sens commun de
l'âge de pierre - on voyait toujours le soleil courir dans le
ciel - l'univers à quatre dimensions devenait angoissant dans
ses profondeurs, parce que l'écart entre le témoignage quotidien
des sens et la vérité des physiciens du cosmos avait fait table
rase de la logique d'Aristote. Le second séisme résultait de la
nécessité de décrypter dorénavant l'identité humaine à la
lumière d'une spéléologie des symboles, parce que si l'homme
réel ne se cachait ni dans sa chair, ni dans le fantôme
d'"esprit" conceptualisé de Platon à Hegel, comment fallait-il
tenter de connaître et de comprendre l'humanité transanimale?
Naturellement, il a fallu un ébranlement titanesque du monde
ancien pour que la question : "Qui suis-je?" se glissât à
nouveau hors de son sépulcre.
Dans le texte
ci-après, j'ai tenté de signaler quelques repères d'une évasion
aléatoire.
1
- La vocation de la raison des modernes
2
- La généalogie de Dieu et de l'Etat
3
- Un retour à Descartes
4
- Le trépas et les funérailles du sens commun de Descartes
5
- Et maintenant …Israël
6
- Israël et l'avenir de l'anthropologie philosophique moderne
7
- Le mythe de la caverne
8
- La troisième postérité de Platon et du concept
9
- Le symbolique est le télescope de la philosophie
10 - Résumé et conclusion
1 -
La vocation de la raison des modernes
Pour comprendre la généalogie des signifiants, donc du sens,
l'analyse anthropologique des mécanismes psychiques qui
façonnent les interprétations religieuses du monde nous conduit
au cœur de la greffe du langage des signes sur la politique et
sur l'histoire, mais également au cœur de la pensée
scientifique. Pour accéder au recul d'un regard de la raison sur
la migration du réel vers une signalétique générale - vers un
réseau de signaux - il faut donc entrer dans l'encéphale du
croyant jusqu'à en comprendre non seulement la sauvagerie native
et inévitable, mais également l'élévation et la noblesse des
codes d'interprétation du monde qui pilotent l'encéphale des
semi évadés de la zoologie. Sans une lecture ouverte au
pathétique des signalisations simiohumaines, il n'y aura pas de
science de l'encéphale trans-animal.
Si
j'emprunte le discours d'une laïcité censée fonder l'identité
cérébrale de la France et si je soutiens que la religion n'est
nullement dangereuse en elle-même, mais dans ses dérives
occasionnelles et qu'il faut seulement éviter ses fâcheuses
instrumentalisations politiques, je présupposerai que les
religions seraient étrangères au politique par nature et par
définition, ce qui démontrera combien j'aurai passé outre à
l'essentiel, à savoir que rien n'est plus viscéralement et plus
originellement politique par nature que de doter le cosmos d'un
créateur omniscient, d'un administrateur général chevronné, d'un
législateur avisé et d'un pilote omnipotent de l'éthique du
monde, de sorte que c'est la laïcité qui instrumentalise le
mythe religieux en retour à le priver en un tournemain de son
véritable contenu, qui est politique par définition, donc "fondamentaliste",
comme on dit. L'idole se vengera de ce coup de force à son
égard: elle émigrera sans plus attendre vers des sociétés
prétendument devenues rationnelles, qu'elle contaminera sans
difficulté, et cela au point de les faire patauger bien
davantage dans le sacré que précédemment, mais entièrement à
leur insu et au cœur même d'un temporel prétendument triomphant.
Une science anthropologique rigoureuse ne saurait se permettre
d'oublier la logique qui inscrit l'homme tout entier dans des
mondes politiques. Le cerveau de cette espèce se trouve dédoublé
de naissance entre le "réel" et divers mondes
imaginaires. Mais ces univers distincts s'interpénètrent
réciproquement selon des dosages à préciser. La raison de demain
a d'autant plus vocation de décrypter les songes religieux
métissés que Freud n'y suffit plus, que la postérité de Darwin y
tâtonne et que la notion emmêlée et inconsciemment confuse "d'objectivité
scientifique" est sans cesse à retirer de sa gangue mythique
du moment.
Si
l'on ne se pénètre pas de l'évidence première que le croyant est
pleinement convaincu de l'existence et de l'excellence d'un
créateur politique du cosmos et que les sages directives de cet
acteur de l'histoire auraient permis de séparer le plus
sincèrement du monde et de toute éternité un Bien et un Mal
majusculaires, donc fantasmagoriques par définition, comment le
philosophe et l'anthropologue trans-relativistes
observeraient-ils "les mots et les choses" en tant que
personnages distincts? Car ces ennemis sont irrémédiablement
condamnés à sceller entre eux des pactes arbitraires et
artificiels, dont la vocation sera d'expliquer non seulement la
politique et l'histoire, mais l'impertinence de la théorisation
anthropomorphique de la tête aux pieds de la course de l'univers
de la matière sur des chemins réputés locuteurs.
C'est dire également qu'un humanisme horrifié
par la sainte Inquisition, par exemple, se privera du regard
plongeant d'une anthropologie drastique sur les alliances
secrètes qu'une imagination religieuse et une rationalité
pudibonde concluent avec les piétés verbifiques qui servent de
poutres de soutènement au suffrage universel. Qu'en est-il de
l'autorité de l'axiomatique politico-magique du rêve de la
Liberté, qu'en est-il de l'élévation d'une narration des
évènements à l'intelligibilité de l'histoire, qu'en est-il du
récit ensorcelé par la pseudo compréhensibilité qu'il affiche,
qu'en est-il de la métamorphose du renseignement muet en une
symbolique au sein d'une problématique dans laquelle le signe
insèrera ses prétentions à l'infaillibilité doctrinale?
2 - La
généalogie de Dieu et de l'Etat
Comparons le
voyage que le vocable "Dieu" a entrepris en direction d'un
personnage qu'on croira agissant avec constance et sagesse dans
le monde et qui sera censé en fournir des preuves en abondance,
passons, dis-je, de l'itinéraire du discours religieux à celui
du substantif "l'Etat", cet acteur non moins réputé physiquement
agissant que "Dieu" sur la scène du monde.
On sait que la pertinence du langage attribué
à l'association du ciel et de l'Etat est censée se trouver
démontrée par la substantification de leurs exploits respectifs:
il en résulte que s'il n'existait pas de cathédrales, si tous
les villages de France perdaient leur clocher, leurs cierges,
leurs ciboires, leurs missels, leurs prie-Dieu, leurs encensoirs
et leurs autels, "Dieu" verrait s'évanouir des apanages tenus
pour visibles et censés vérifier ses activités sur la terre; et
il est démontré que la foi s'éteindrait aussi immanquablement
dans les cœurs et dans les esprits que Zeus ou Mars, qui ont
disparu des consciences avec leurs prêtres, leurs rituels, leurs
liturgies et les sacrifices d'animaux domestiques qu'on leur
offrait en tous lieux .
La question est donc de savoir comment il se
fait que, dans l'état actuel de son évolution, le cerveau de
notre espèce croit en la réalité des personnages qu'il a mis en
embuscade dans les coulisses du monde et dont les attributs
prouveraient l'existence et donneraient leur voix aux choses.
N'en est-il pas de même de l'éloquence attribuée à l'Etat en
tant que tel? Mais si ce vocable ne se trouvait que dans les
dictionnaires, alors que sa sonorité est censée étaler des
paramètres physiques spectaculaires aussi bien sur les places
publiques qu'à l'école de ses nombreux dignitaires - qui vont de
la masse de ses gendarmes aux robes noires de ses magistrats et
des palais somptueux de la République aux cérémonies cadencées
du 14 juillet - qui parlerait d'une nation et d'un peuple, qui
proclamerait tangible et visible l'Etat en tant que tel et sous
les mêmes apparats et simulacres que Dieu ? Demandons-nous donc
ce que signifient les mots harnachés, galonnés, enrubannés dont
les évadés de la zoologie chargent désormais de porter en public
le glaive et l'éclat de leurs définitions, demandons-nous ce que
signifient des abstractions rendues ostensibles, croit-on, et
auxquelles il est demandé de porter au côté l' épée effilée de
leur sens.
3 - Un
retour à Descartes
Pour tenter de résoudre ces difficultés, revenons un instant au
premier anthropologue moderne, un certain René Descartes, qui
s'échinait à expliquer à la princesse Elisabeth que sa pieuse
philosophie du Moyen Age était entièrement erronée et qu'elle
avait le plus grand tort de persévérer dans son obstination
dévote à se définir comme un "mélange de corps et d'esprit".
Car les scolastiques, ses pédagogues, étaient coulés dans le
moule du mythe chrétien de l'incarnation de la vérité et du
sens, comme la France républicaine est coulée dans le moule
épistémologique du mythe de l'incarnation de la démocratie.
Certes, Descartes
défendait les fondements platoniciens de la science du XVIe
siècle qui, avec les Copernic et les Galilée, avait été
contrainte de revenir à la distinction socratique entre le
concept et la matière. Mais la question n'avait pas encore pris
le sens politique, historique et anthropologique qu'elle prend
de plus en plus aux yeux des modernes. Car si la princesse
Elisabeth ne parvenait ni à se concevoir sous les traits d'un
pur esprit, ni à s'abaisser au rang d'une matière, il lui
fallait se résigner à concocter les signifiants du monde dans la
marmite du diable où le Moyen Age cuisinait les salmigondis
savoureux du "sens commun".
Si
le siècle de Descartes était parvenu à faire choir les savoirs
réputés intelligibles dans le champ périlleux de l'histoire et
de la politique, il aurait observé la migration harassante du
mythe de l'incarnation en direction d'une problématique censée
rendre désormais "parlantes" toutes seules les sciences
de la nature. Car, de Copernic à Einstein, celles-ci se sont
imaginé que les concepts de raison, de cause, de
déterminisme se substantifiaient sous la meule de
l'expérience, laquelle en vérifiait souverainement le contenu
langagier. Mais qu'en est-il de la forgerie de la preuve censée
illustrer la parole du sens sur son enclume et qui illuminerait
un savoir jailli de ses flambeaux vocaux?
Le
"discours de la raison" que l'univers était réputé tenir
au cœur de la physique mathématique classique portait les mêmes
vêtements verbaux que la théologie finaliste dont une divinité
amie du sens commun était habillée; et la politologie servait de
couturier à un Etat de droit calqué sur les recommandations
expresses ou les ordres catégoriques d'un ciel de mèche avec la
rationalisation des habitudes de la matière. Mais cette
rationalisation demeurait inconsciente des valeurs qui lui
donnaient son assise dans "l'intelligible". Comment
expliquer le parallélisme entre les vêtures vocales du ciel et
la logique simiohumaine du cosmos?
Il faut se résigner à l'avouer, les
difficultés qu'un certain Renatus Cartesius rencontrait à
seulement tenter de fixer un court instant l'attention d'oiseau
de la princesse Elisabeth sur le problème qu'il la conviait en
vain à examiner - il a fini par y renoncer, non sans un
mouvement d'humeur assez vif - ces difficultés pédagogiques,
dis-je, sont demeurées les mêmes aux yeux de la conscience
d'oiseau d'aujourd'hui, qui persévère à métamorphoser les
routines profitables du cosmos en un discours rationnel. Vous ne
perdrez peut-être pas votre salive à prétendre éveiller
l'intelligence du simianthrope sur l'évidente vérité que le
concept de Dieu demeurera séparé de son culte et étranger à la
substance attribuée à l'idole dans le polythéisme; mais jamais
le cerveau de nos savants ne vous concèdera que l'Etat en tant
que tel est un pur concept, lui aussi, et qu'il ne saurait se
substantifier en un appareil auto substantificateur, composé de
ses juges, de ses soldats, de son administration, qui
s'échineront jour et nuit à prétendre le chosifier. Il faudra
donc observer comment nous soulevons à bout de bras le mythe de
la réification de la parole de l'Etat, donc son sens, alors
qu'il est bien impossible de jamais passer d'un concept aux
objets censés l'incarner - car ceux-ci se changent en signes et
sont interprétés à titre de signaux jusque dans la théorie
scientifique.
4 - Le
trépas et les funérailles du sens commun de Descartes
Et pourtant les lettres de Descartes à la
princesse Elisabeth auraient dû délivrer la boîte osseuse du
simianthrope de sa cécité ou de sa léthargie, puisque Einstein
interdit désormais de faire un pas dans l'étendue que nous
avions unifiée par la magie de la physique mathématique
tridimensionnelle
Autrefois, je marchais à grandes enjambées dans l'espace. A mes
côtés, le temps me servait d'instrument de mesure du chemin
parcouru. Et maintenant, je m'aperçois que seule la durée me
permet de conjuguer le verbe être et que je ne saurais
courir dans le cosmos si les heures ne m'avaient autorisé au
prélable à doter d'existence l'étendue. Pis que cela, si je joue
au ping-pong dans un avion, je m'aperçois que les allers et
venues de la balle ignorent la vitesse du projectile qui me
transporte et que la terre tourne sur elle-même sans se soucier
de sa giration autour du soleil. Pis encore; si j'enfourche un
photon, le temps va réduire sa coulée au point que son mince
filet me donnera un avant-goût de mon éternité - mais quel
naufrage du sens commun que le spectacle du vieillissement
prématuré de mes congénères demeurés ficelés aux heures de la
terre! Et puis, quelle camisole de force que le temps faussement
généreux dont la coulée, devenue parcimonieuse, prolonge mon
ossature de quelques instants, quelle nouvelle tromperie que de
m'offrir pour immortalité un pauvre retard de mon trépas. Pas de
doute: il "existe" désormais, autant d'espaces que de
véhicules qui en transportent des bribes et des morceaux. Le
temps a épousé le mouvement, le temps l'a ligoté et ficelé à son
mystère, le temps joue à la balle avec la matière.
Ah
! que nos ancêtres étaient encore à la fête! Deux jardinets bien
séparés se portaient secours ou couraient se prêter main forte,
celui du vide et celui du temps qui l'arpentait. Voyez comme le
mouvement endossait complaisamment la redingote des heures,
voyez comme nos cadrans en mesuraient le parcours et la dégaine,
voyez comme nos horloges permettaient au néant de se peupler
d'atomes, voyez comme la matière permettait au temps de courir à
toute allure ou avec lenteur, voyez comme les substances se
ficelaient à l'écoute du tic tac de nos pendules, voyez comme la
dromomanie de la matière se laissait domestiquer par nos
clepsydres ! Aussi longtemps que le rien et le temps campaient
sur leurs repères respectifs et se communiquaient force
renseignements dûment vérifiables, il nous suffisait
d'introduire la balance fictive de nos équations dans l'univers
providentiellement répétitif qui nous avait été donné en partage
pour que nos formules algébriques servissent à la fois de clés
et de répliques oraculaires au cosmos. En ces temps reculés, nos
calculs immolaient le mutisme de l'immensité, en ces temps
reculés, la matière nous criait que sa prévisibilité la rendait
loquace en diable sur les chemins de nos "lumières
naturelles".
5 - Et maintenant …Israël
Et maintenant, voyez à quel naufrage de notre
signalétique générale nos mathématiques ont conduit notre raison
d'hier, voyez comme un espace et une durée devenus flottants ont
englouti le jeu de tric-trac du "sens" auquel nos cadrans
solaires se livraient avec l'infini : nous voici tout disloqués
par les diastoles et les systoles du cosmos. Dites-vous bien que
le temps s'est au mouvement en est devenu le souverain,
dites-vous bien que la vitesse de la lumière a ralenti la course
des heures et que les rênes du soleil freinent et domptent la
durée, dites-vous bien que le temps et la matière ont convolé en
justes noces, mais jouent à cache-cache dans l'étendue,
dites-vous bien que la fainéantise avec laquelle nous nous
traînons dans le cosmos ne cesse de signer notre arrêt de mort
et que si nous accélérions notre trot au point de rivaliser avec
la galopade des photons, nous saurions que nos savants
d'autrefois sont devenus sots et aveugles et qu'ils voudraient
n'en faire qu'à leur tête. Figurez-vous qu'ils ne calculent plus
que l'étendue et l'espace qu'occupent les astres et qu'ils
limitent l'arène de nos essoufflements à quinze milliards
d'années-lumière ; mais si vous leur demandez ce qu'ils font du
vide sans cesse rouvert au-delà de la frontière qu'ils auront
craintivement tracée, vous les verrez arrêter le temps afin de
se bâtir une demeure mesurable.
Mais sachez que Chronos a cessé de battre la mesure dans le
cosmos, sachez que la substance de nos corps nous a séparés du
temps dont la coulée uniforme rythmait nos jours d'autrefois,
sachez que le père d'Ouranos et de Gaia est devenu le poumon
fantasque de l'infini ou la "montre molle" de Salvador
Dali. Comment retrouverons-nous les arpents et les lopins de
l'espace et du temps bien sages et bien sarclés de nos ancêtres?
Comment retrouverons-nous jamais les ratissages de nos vieux
entremetteurs, qui nous payaient rubis sur l'ongle et qui
veillaient à la sacralité de nos chemins? L'angoisse est devenue
le gouvernail de notre négoce avec nos heures.
Par bonheur la postérité de nos grands philosophes prend des
chemins nouveaux. Car si nous commençons d'observer les
tailleurs parcimonieux du temps des pommes et des pommiers que
la physique d'Aristote croyait avoir répertoriés et si nous
savons maintenant que la causalité et le déterminisme, par
exemple, n'ont pas davantage de substance que Dieu ou l'Etat; et
si nous avons appris à nos dépens que les " lois de la nature"
n'incarnent nullement les déités verbales qui les élevaient dans
le ciel de la théorie, Israël fera débarquer à son tour et sans
le savoir la véritable postérité cérébrale de Descartes à la
fois dans la géopolitique et dans l'anthropologie moderne ; car
même si l'Etat juif parvenait à sembler s'incarner un instant
sur la terre, jamais il ne substantifiera ni le sionisme, ni le
grand Israël. Observons donc comment certains concepts trompent
leur monde plus longtemps que d'autres et demandons-leur des
comptes.
6 -
Israël et l'avenir de l'anthropologie philosophique moderne
La
France, par exemple, croit dur comme fer et depuis quelque deux
mille ans qu'elle est à portée de main de ses géomètres et de
ses topographes, la France de Vercingétorix s'imagine que son
territoire l'incarne aux yeux de ses ridicules arpenteurs. Mais
les Etats censés durer n'existent pas davantage sur la terre que
ceux qui demeurent privés de leur pétrification illusoire sur un
territoire; car, en tant que tel, un Etat est toujours un
personnage exclusivement mental, comme l'Elisabeth de
"l'esprit" se réduisait à un signe, un signal, un symbole que sa
chair, son sang et ses os échouaient à substantifier. A quels
certificats de "l'esprit" le verbe exister en appelle-t-il si
les constats d'huissier et les actes notariaux n' attestent pas
le sens de nos signifiants?
Telle est la
question qui féconde la postérité cérébrale de Descartes, tel
est son destin dans l'histoire des signes. Car le platonisme
d'hier se lovait dans la signalétique générale de l'idéalisme
classique. Mais Socrate avait beau se moquer de Criton, qui
croyait que le vrai Socrate avait des bras et des jambes. Car
nous n'avions pas d'anthropologie des hommes-signes, nous
n'avions pas de regard pour les signes en marche, nous ne
regardions pas les hommes à la lanterne, les Diogène qui
jetaient un poulet plumé parmi les définisseurs platoniciens de
l'homme.
Et
maintenant, Israël se métamorphose sous nos yeux en un témoin du
signe qu'il est à lui-même en un symbole en marche sur la terre.
Quels yeux de l'esprit le verront-ils comme un signe de
l'humanité? Car cet Etat se fait signe à Gaza. Mais, dans les
profondeurs, une mutation de l'intelligence semi animale de
notre espèce se prépare : à se trouver voué à la destruction
inexorable de sa chair et de son sang - on ne fera pas durer
physiquement un Etat colonial dans un monde décolonisé par la
démocratie mondiale - cette nation deviendra, à son corps
défendant, c'est le cas de le dire, le germe, puis le phare de
la raison diogénique de demain; car le singe vocalisé et
vocalisateur découvrira comment ses ancêtres chosifiaient les
mots de la tribu, comment ils les habillaient en personnages,
comment ils les enrubannaient vainement - mais la lanterne des
Diogène de l'humanité n'a pas de chair. Quelle ciguë que
l'intelligence écartelée entre un corps périssable et un langage
illusoire, quel remède que l'intelligence crucifiée sur la
potence d'un langage mais qu'un regard de loin sur notre espèce
change en élixir de la connaissance!
Quel est le dieu des signes dont nous sommes habités?
7 - Le
mythe de la caverne
L'avenir de la philosophie occidentale s'inscrit tout entier
dans la postérité politique inattendue et pourtant certifiée de
Descartes et de Kant. Autant Descartes a introduit le platonisme
naïf du "sens commun" de l'époque dans la physique
classique, autant Kant a inauguré la première distanciation
encore embryonnaire et candide à l'égard des "lumières
naturelles" du Moyen Age. Certes, les "catégories"
demeuraient congénitales au jugement banalisé par la coutume
dont Aristote avait inauguré la recension dans son Traité
de la logique. Mais à l'heure où l'Europe n'occupe plus
le pôle central de la géopolitique sans avoir, pour autant,
renoncé au génie prométhéen qui inspire désormais la science
mondialisée, le moment est venu de ramener la philosophie à sa
seconde origine platonicienne, celle qui, dans le Théétète,
le Gorgias, le Hippias Mineur,
fonde la théorie de la connaissance sur une observation
anthropologique avant la lettre de la faiblesse cérébrale du
genre humain, et notamment sur la difficulté que cet animal
éprouvait à l'époque pour seulement passer du concret à
l'abstrait et pour s'élever de l'objet au concept sans se
totémiser à l'école de son auto-vaporisation dans ses
grammaires.
Naturellement, Platon a été interprété d'un côté comme un
mythologue des idées dites pures, et cela malgré les tentatives
méritoires d'un Heidegger de mettre en évidence
l'existentialisme caché du disciple de Socrate, qui disait
vingt-cinq siècles avant La Bruyère : "Tel est l'homme, telle
sa parole"; mais d'un autre côté, voyez les efforts opposés
des mystiques orthodoxes, qui rappellent depuis deux mille ans
que le mythe de la Caverne se fonde tout entier sur le culte
d'une lumière située au-delà des idées pures. Qu'en est-il de la
lumière du symbolique et de la folie humaine en général? Erasme
écrit de Platon: "Ce philosophe feint une caverne pleine de
gens qui y sont arrêtés malgré eux. Un de ces captifs s'enfuit,
et après s'être promené longtemps, il revient. 'Oh! mes amis,
s'écrie-t-il en rentrant , que vous me faites pitié! Vous ne
voyez ici que des ombres, que des fantômes; en un mot, vous êtes
des fous." (L'Eloge de la folie) Mais qui sont
les Socrate, les Diogène, les Erasme, sinon des hommes-signes
dont nous ne cessons, de siècle en siècle, de décrypter le
symbole qu'ils nous signalent en marchant?
8
- La troisième postérité de Platon et du concept
Le monde entier
entre dans la troisième postérité de Platon et de Descartes,
celle qui, non seulement observe de plus en plus de l'extérieur
le fonctionnement du cerveau semi animal de notre espèce, donc
les faiblesses respectives de la vaine saisie du monde par des
vocables et de la capture non moins vaine de l'univers physique
par l'intermédiaire des sens réduits à leur propre témoignage;
car si le langage généralisateur et qui élimine les signes se
révèle aussi trompeur que la saisie matérielle des objets, le
recul anthropologique que la philosophie platonicienne avait
esquissé ouvre aux lointains héritiers de la raison grecque un
territoire nouveau et immense, celui d'une distanciation
nouvelle à l'égard du symbolique.
L'homme moderne se trouve livré à un cosmos désespérément
expérimentable, mais radicalement rebelle à son décryptage, donc
privé de signes. Car, d'une part, la physique einsteinienne et
post-einsteinienne a définitivement ruiné la fausse autorité
qu'exerçait le sens commun des scolastiques, mais également
celle des "lumières naturelles" de Descartes, de
Kant et de Hume. D'autre part, la double disqualification du
concept et des sens éveille un regard tout autrement distancié à
l'égard de la raison simiohumaine classique, un recul "diogénique"
et qui ressortit au génie visionnaire des plus grands écrivains
et des prophètes, qui ne se sont jamais laissé prendre en étau
entre la parole et le monde et qui s'appliquent à déjouer un
piège d'une tout autre envergure. Car, se disent les Isaïe et
les Swift, les Jérémie et les Shakespeare, les Ezéchiel et les
Cervantès, comment se fait-il que des personnages fantastiques
se promènent sous l'os frontal de notre espèce , comment se
fait-il que ces acteurs fabuleux nous racontent des histoires
tour à tour délirantes et semi rationnelles, comment se fait-il,
enfin, que ces législateurs, administrateurs et régisseurs à la
fois rigides et immuables de leur propre signalétique aient
dirigé l'histoire et la politique des otages de leurs propres
symboles? Comment allons-nous hiérarchiser les signes?
On
sait que la double postérité anthropologique de Platon - celle
de la chute des sciences de la nature dans le mystère du temps
et celle du naufrage de la parole dans les délires sacrés -
élève désormais le philosophe-anthropologue au rang
d'interlocuteur privilégié de l'univers des signes . Du coup, la
distanciation du génie littéraire à l'égard des évadés partiels
de la zoologie se nourrit bien davantage de Kafka et des
Voyages de Gulliver que de la Métaphysique
d'Aristote ou de la Critique de la raison pure de
Kant, bien qu'il demeure aussi impossible d'entrer dans
l'intelligence des signes sans être monté au préalable sur les
marchepieds de la parole et en avoir compris l'utilité qu'à un
chameau de passer par le chas d'une aiguille.
9 - Le
symbolique est le télescope de la philosophie
L'anthropologie
philosophique des visionnaires de demain enseignera à
spectrographier la silhouette élévatoire de l'humanité telle que
le miroir du symbolique en dessinera les contours. Car le
symbolique filme un animal erratique de naissance et privé de
moyens de saisie d'un sens du monde transcendant à l'outillage
qui le forge, de sorte que cette espèce place inconsciemment et
à titre psychogénétique le cosmos tout entier sur une manière
d'autel invisible sur lequel elle immole à des acteurs verbaux
du cosmos des victimes emmaillotées dans un langage
inconsciemment sacrificiel, celui des dignitaires des sacrifices
les plus chamarrés, qu'on appelait la causalité et le
déterminisme; et ces prêtres assermentés et corsetés de
l'univers se présentaient en tenue de législateurs, d'habilleurs
et de couturiers assermentés - mais comment une physique
autrefois soutenue par les câbles du sens commun appelés à en
consolider la machinerie n'aurait-elle pas offert le spectacle
du sacerdoce artificiel et contrefait de ses courtisans?
On
voit que l'anthropologie visionnaire et critique des diogénètes
de demain serait bien désarmée si les grands écrivains et les
prophètes ne lui mettaient entre les mains la lanterne d'une
forme de l'intelligence qui leur est particulière. Mais quel
visionnaire du symbolique inconsciemment sacrificiel que le
Platon des prisonniers ficelés à leur banc par les pieds et par
le cou dans le mouroir qu'on appelle l'univers, quel visionnaire
du symbolique inconsciemment sacrificiel que l'Aristote que sa
logique a conduit à théoriser l'infini vingt siècles avant la
Renaissance, quel visionnaire du symbolique inconsciemment
sacrificiel que le Descartes qui vous coupe le nœud gordien qui
attachait la matière au langage, quel visionnaire du symbolique
inconsciemment sacrificiel que le Kant qui prend un recul
nouveau dans la caverne de Platon à l'égard du fonctionnement
sur piles expérimentales de l'encéphale simiohumain avant de se
laisser piéger à nouveau par la parole du sens commun retrouvé
et qu'il fait réciter à ses "catégories" du jugement,
quel visionnaire du symbolique inconsciemment sacrificiel que
l'observateur de la généalogie animale du concept de causalité -
un certain David Hume!
Car ce que la science d'autrefois croyait démontrer à un cosmos
muet, c'était le pain et le vin du signifiant; et pour qu'il
vous le fournît bien breveté et prêt à le consommer, il n'était
pas de parole plus sûre sur la table du festin que celle du sens
commun. Mais si les religions se laissent désormais scanner à la
lumière des Diogène de demain, les chromosomes de la
connaissance semi animale commenceront de s'unifier inter
sacrum et saxum, entre le couteau et l'offertoire.
On attend l'immolation symbolique d'Israël entre le couteau et
le propitiatoire de Gaza pour que l'anthropologie des symboles
de l'esprit débarque dans la connaissance de l'histoire.
Pour que les retrouvailles de la philosophie critique avec le
génie visionnaire des prophètes puisse donner lieu à des
célébrations, il faudra monter sur les escabeaux du sacrifice.
Sinon, comment accéderait-on à la lucarne du symbolique où les
grands écrivains élèvent l'intelligence à une théopolitique de
la condition simiohumaine ? Le symbolique est l'œil visionnaire
du cogito, le télescope de la raison critique à venir.
10 - Résumé et conclusion
Retrouver Platon chez Descartes et démontrer que la physique
classique reposait sur une manière de platonisme de la rue dans
lequel le sens commun faisait figure de constellation des idées
pures; démontrer que la physique à quatre dimensions - et
davantage - a disqualifié la fausse succulence des "lumières
naturelles" qui blasonnaient l'idéalisme réputé expérimental
de l'Occident ; rendre existentiel un univers inintelligible
dans lequel la vitesse donne au temps les ailes de l'éternité et
dans lequel l'alliance de la lumière avec la durée fait tomber
en léthargie notre astéroïde ralenti; démontrer que le
symbolique est le phare de l'intelligence philosophique et faire
débarquer la vision des grands écrivains et des prophètes dans
une histoire sacrificielle commune à la pensée et aux sciences
exactes; démontrer que l'histoire et la politique en appellent
au regard des hommes-signes sur l'encéphale humain: si tels sont
les principaux axes du cogito du XXIe siècle, les chemins de
l'avenir de la philosophie européenne sont tout tracés. .
Publié le 25 janvier 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez
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