Si l'intelligence
prospective de Freud ne trouvait pas d'observateurs des
virtualités dont cet iconoclaste-né est gravide, les générations
à venir chercheraient en vain les lunettes appropriées à la
perception des trajectoires de l'inconscient simiohumain sur l'
astéroïde d'une raison semi animale.
Cette distinction renégate a été proférée par un hérétique
décédé sous l'habit vert en 1946. Paul Valéry fut à la fois
physicien, mathématicien, poète, prosateur et visionnaire
politique. Il prit le risque de se demander jusque sous la
coupole ce qu'il convient d'appeler la biographie d'un
météorite; et il écrivit d'une plume académique que le biographe
"compte les maîtresses, les chaussettes, les niaiseries de
son sujet". Dans une biographie, ajoutait-il, on ne lit
jamais que le récit minutieux de tout le fatras qu'un auteur a
passé sa vie à combattre. Quelle illusion de croire que le
journal de bord d'un chroniqueur expliquerait ce qu'un grand
esprit a produit! Le mémorialiste entasse soigneusement un tas
de broutilles et de brindilles qu'il dispose autour du soleil
noir que ce mortel a mis au monde et qui livre une galaxie de la
mémoire à la sotte distraction des millénaires.
L'auteur qui rendit aux Parques leur jeunesse est l'inventeur de
la biographie transcendantale. Son personnage central se balade
sous les traits d'un symbole: M. Teste a rédigé sa vie durant la
biographie créatrice de Léonard de Vinci - mais jusque dans son
éloge officiel de son prédécesseur au Quai Conti, vous trouverez
la psychanalyse d'un promeneur de génie dans l'univers des
livres dont le père était libraire - l'auteur de Thaïs.
Question aux psychanalystes transcendantaux: "Comment le
génie du fils métamorphose-t-il l'univers mental du père?"
Il me plaît qu'il ait été faux-monnayeur, le père du Diogène
dont la lanterne nous aide encore à distinguer les fausses
pièces des vraies; il me plaît qu'il ait été un juif humilié
sous les yeux son fils, le père du découvreur de la fausse
monnaie de la conscience; il me plaît qu'il ait été fils de roi,
l'Eveillé qui retira leur trône à tous les rois de la terre.
2 - Les
biographes de l'intelligence
Il ne suffit pas
de souligner que la véritable biographie d'un grand homme est
celle de l'accouchement de son univers, parce que l'œuvre
devient un auteur dont la féconde descendance se risque à vivre
sa vraie vie. Mais alors, il faut raconter en psychanalyste de
l'humanité la postérité psychanalytique de Freud, il faut porter
la vie posthume de ce mortel sur les fonts baptismaux de
l'histoire cogitante de l'encéphale simiohumain. Si la
biographie spirituelle des grands hommes est celle de l'esprit
du monde, quelles sont les clés des biographies de ce type?
A
ce compte, la véritable biographie de Socrate ne sera pas celle
que nous devons à Xénophon, mais celle dans laquelle Platon nous
raconte un destin d'une portée universelle. En quoi la
surréalité d'une vie se révèlera-t-elle plus vraie que celle qui
figure dans les Mémorables de l'auteur de l'Anabase?
En ce qu'il s'agit de la biographie d'un préfigurateur de toute
la philosophie du "Connais-toi" occidental, donc d'une
biographie du cerveau bancal de l'humanité; et celle-là est
tellement plus vraie que l'autre qu'on se demande si Freud
n'occuperait pas sa véritable place dans une biographie
platonicienne de l'infirmité cérébrale du genre humain. Dans ce
cas, le miroir "hégélien" de la psychanalyse de l'esprit
réfléchira-t-il le devenir de plus en plus réflexif d'une espèce
d'évadés de la zoologie progressivement convertis aux cruautés
de l'introspection, mais qui n'ont encore trouvé ni le bistouri,
ni le scalpel appropriés à leur auto-vivisection et qui
aiguisent tour à tour le couteau de tel ou tel chirurgien?
La notion de
biographie à la fois anoblie et ensanglantée au sens valéryen et
socratique du terme s'étendrait-elle à toute connaissance
véritable des accoucheurs des songes sacrés, ces géniteurs des
espérances et des fantasmagories les plus folles du simianthrope?
Car enfin, nous n'allons pas raconter d'une plume de greffier
les travaux et les jours du Bouddha, de Muhammad ou de
Jésus-Christ, nous n'allons pas jouer aux notaires avec les
acteurs et les vecteurs du "Connais-toi". Et pourtant, si la
vraie biographie de Socrate est celle du premier découvreur
d'une connaissance ironique de l'inconscient cérébral de
l'humanité depuis vingt-cinq siècles, ce sera la notion même
d'histoire de l'esprit qui y trouvera son tranchant, puisque le
vrai Socrate ne sera pas celui qui but docilement la ciguë à
Athènes en 398, mais le buveur d'un poison vengeur. Qu'en
sera-t-il de la résurrection de la vie des signes et des signaux
au cœur d'une histoire acérée de la pensée critique, qu'en
sera-t-il des otages qui ont changé leur mort en une lanterne à
jamais allumée, qu'en sera-t-il de la signalétique
transcendantale du Diogène de la psychanalyse? En résumé, on
demande quelle est la trajectoire du génie de Freud dans un
univers des symboles si les symboles en marche sont les porteurs
abyssaux d'un "Connais-toi" en devenir.
3 - La psychanalyse de la physique
tridimensionnelle
Quoi qu'il en
soit, l'esquisse d'une dialectique des maïeuticiens de la
conscience se révèle d'ores et déjà suffisamment anthropologique
pour nous conduire à une interrogation plus accoucheuse encore
de l'impensé de la science expérimentale, celle de poser à Freud
la question, socratique et sauvage à souhait, de savoir à quelle
date il faut situer l'apparition de la première civilisation
capable d'entreprendre une exploration rationnelles de
l'inconscient du simianthrope, donc de donner un sens à deux
millénaires et demi de l'histoire du "Connais-toi" dévot de
l'Europe. Si la conscience claire est pieuse de naissance, donc
illusoire par nature et si le découpage chirurgical de l'empire
du subconscient nous fournit les clés du défrichage et du
décryptage des chimères dont notre espèce est malade, les
philosophes ne s'attachent-ils pas depuis des siècles à
dessiller les yeux d'un animal à demi aveugle, afin qu'il
apprenne à porter un regard distancié sur les songeries dont il
s'est fait un royaume, et d'abord sur celles dont ses devins,
ses augures et ses théologiens s'alimentent? Mais si l'histoire
véritable d'un "Connais-toi" occidental aux yeux crevés doit
basculer tout entière dans une science vérifiable en
laboratoire, les sorciers d'autrefois n'auront plus qu'à bien se
tenir, parce que jamais encore la magie cérébralisée à laquelle
se livrent les semi évadés de la zoologie n'avait été observée
la règle et le compas à la main.
Mieux encore: s'il existait un empire abyssal de la candeur dont
le territoire s'étendrait à l'infini sous la mince pellicule
d'un univers illusoire par nature et si nos connaissances les
plus assurées en apparence étaient donc trompeuses par
définition, alors les Christophe Colomb du continent de
l'inconscient auraient vocation de nous conduire à une
psychanalyse des cléricatures naïves du langage dont la science
expérimentale userait sans s'en douter. Du coup, l'incohérence
interne dont souffrirait la raison sacerdotalisée en sous-main
des modernes nous imposerait de mettre les verbes expliquer
et comprendre en accusation et de les citer à comparaître
devant le tribunal de Freud, parce que ces verbes-là, nous en
avions fait l'enclume de l'intelligibilité en soi et évidente de
la matière. Nous tromperions-nous au cœur même de toute notre
physique mathématique encore naïvement adossée au temps et à
l'espace euclidiens? Non seulement les Pythagore, les Aristote
et les Ptolémée se seraient égarés, mais également Copernic, qui
n'a pas changé les paramètres bibliques de la durée et de
l'étendue du cosmos de son temps.
Du coup, les équations de la physique
classique ne seraient rien de plus que des doublures calculées
des mouvements aveugles de la matière, rien de plus que des
copies simulées à l'école des nombres, rien de plus que des
balances fictives et habilement retouchées pour une pesée
chiffrée des comportements globalement constants, mais
incompréhensibles de l'univers. Alors il nous faudrait conduire
une psychanalyse encore infantile au plus profond des sciences
de la nature; car nous ne rendons ces dernières
approximativement exactes qu'à l'aide d'équations discrètement
idéalisées. Ce serait seulement à ce prix que nous découvririons
ce que cache la fausse précision même qui porte si fièrement sur
le pavois les moules et les coquilles de notre raison
schématisante. Quels décalques d'une intelligibilité de
confection de l'univers de la matière! Car l'exactitude
brandirait les banderoles et les oriflammes d'une signification
astucieusement apprêtée sous les bannières fallacieuses du temps
et de la vitesse anté-einsteiniennes.
Mais si le vrai Freud prenait le relais d'un "Connais-toi"
socratique en devenir jusque dans les arcanes du vocabulaire
scientifique simiohumain dont usait l'univers tridimensionnel de
son temps, pourquoi personne n'ouvre-t-il toutes grandes les
portes d'une postérité vivante à L'Avenir d'une illusion,
alors que, depuis Darwin, nous savons que notre embryon
d'encéphale est censé bénéficier d'une évolution globalement
heuristique et même porter progressivement la lumière sur son
inguérissable cécité?
4 - Ma visite à la princesse Marie
Bonaparte
Fort de ces inquiétudes juvéniles, je décidai de demander à la
Princesse Marie Bonaparte de bien vouloir recevoir un néophyte
de la psychanalyse angoissé par un géant encore incompris à ses
yeux. Son Altesse royale était la personne la plus qualifiée
pour tenter d'éclairer la sottise et l'ignorance d'un jeune
homme de vingt-cinq ans ; non seulement elle avait traduit
L'Avenir d'une illusion de son maître vénéré, mais elle
avait fondé et finançait la Revue française de
psychanalyse, ce qui en faisait l'autorité la plus
incontestée de l'interprétation alors régnante dans le monde
entier de l'œuvre du premier explorateur post kantien de
l'entendement simiohumain.
Sa
bienveillance m'a permis de lui expliquer tant bien que mal,
mais tout à trac - les timides n'y vont pas par quatre chemins,
ils vous franchissent leur Rubicon les yeux fermés - je lui
expliquai, dis-je, avec une assurance empruntée que la physique
classique avait construit une intelligibilité en soi des
dromomanies de la matière et de tout l'univers calculable sur
une métamorphose éhontée des répétitions aveugles du cosmos en
une parole de la "raison expliquante" et qu'il était
magique, comme les premiers nominalistes l'avaient compris,
d'appliquer le verbe comprendre à une intelligibilité
aveuglément projetée sur nos rendez-vous assurés et constants
avec les "habitudes de la nature", donc sur des
évènements prévisibles par définition et nécessairement
profitables. Hume n'avait-il pas cent fois raison contre
l'auteur de la Critique de la raison pure en ce
que la causalité kantienne ne fait jamais que constater des
régularités de comportement de l'inerte dont la fonction dans
l'inconscient est de combler les attentes de nos sorciers de
l'imperturbable, alors que le mutisme de l' "univers de la
raison" n'est pas exorcisable pour un sou et que le vrai
temple de l'intelligence ne saurait être celui des prêtres de
nos idéalités mathématiques, mais celui des radiologues de nos
prêtres calculateurs et des architectes aux oreilles bouchées de
leur église des nombres.
5 - Les
deux Freud
En conséquence, je m'enhardis à demander, de
surcroît et dans la foulée à l'illustre oracle freudien comment
il fallait interpréter l'histoire oraculaire de la psychanalyse
depuis près d'un demi siècle, puisqu'à l'égal de toutes les
autres sciences expérimentales, Clio révèlera progressivement
les potentialités seulement pressenties par le génie du premier
découvreur de cette nouvelle discipline. Comment la science de
l'inconscient faisait-elle ses premiers pas à ses yeux?
A
ma grande surprise, la princesse me répondit, scandalisée, que
la psychanalyse ne pouvait avoir une histoire, puisque ses
découvertes étaient nécessairement des révélations définitives
et immuables par nature. Mais Karen Horney avait déjà démontré
que le complexe d'Œdipe n'existe aucunement dans les
sociétés primitives et polygames, dans lesquelles la tribu a mis
sur pied - et avec quelle sagesse - un rite initiatique appelé à
couper le cordon ombilical virtuellement incestueux entre les
mères et les jeunes mâles. Ceux-ci sont immergés dans un fleuve
et censés noyés, afin de permettre aux génitrices de faire le
deuil de leurs fils, lesquels ressuscitent aussitôt pour se
trouver intronisés parmi les adultes et les guerriers.
L'éradication précoce d'un complexe potentiel prouvait-il son
enracinement dans la psycho biologie de notre espèce? Alors, la
même princesse de l'inconscient qui venait de m'exposer une
sorte de catéchèse de l'histoire d'une psychanalyse à recevoir
au titre d'une doctrine m'a gentiment concédé qu'en réalité, le
"vrai Freud" avait toujours défendu une conception
strictement culturaliste et nullement biogénétique du
complexe d'Œdipe.
Mais alors,
comment distinguait-elle les deux Freud? Je ne l'ai compris que
beaucoup plus tard. Car l'encéphale simiohumain est théologique
d'instinct en ce qu'il rend ses savoirs spontanément
dogmatiques. Il y a sacralisation instinctive de la parole d'un
maître. A la suite de l'introduction de la physique d'Aristote
dans la théologie chrétienne par saint Thomas d'Aquin au XIIe
siècle, les esprits religieux de l'époque avaient aussitôt
sacralisé, pétrifié et rendue oraculaire la physique de
l'aréopagite, et cela sur le même modèle qu'ils avaient
fossilisé la parole de leur prophète. Mais, dans le même temps,
le simianthrope se plie non moins aisément aux leçons que lui
assène l'expérience. Trente ans plus tard, Paul Veyne allait le
démontrer avec humour. Les Dorzés, expliquait-il, croient que le
léopard s'est converti au christianisme et que ce motif le fait
jeûner tous les vendredis ; mais, ce jour-là, la tribu n'en
veille pas moins à protéger ses troupeaux. Les théologiens
thomistes mêlent la physique d'Aristote avec la doctrine de la
transsubstantiation eucharistique comme la psychanalyse de
l'époque confondait allègrement les deux Freud et les Dorzé les
deux léopards.
6 - Karl Gustav Jung
Je
me suis donc dit à nouveau qu'il me fallait non point découvrir
Freud à l'école du regard préconstruit que chaque époque porte
nécessairement sur les hommes de génie de son temps, mais me
mettre à l'écoute de ce que son œuvre enseigne du maïeuticien
socratique qu'il est demeuré à lui-même sa vie durant. Comme les
éditions du Seuil avaient lancé une collection dite des "Ecrivains
par eux-mêmes", j'ai rédigé un essai sur Rabelais dans
lequel j'ai tenté de regarder le monde avec les yeux de
Rabelais, ce qui a paru fort insolent à l'époque - seul en ces
temps reculés Raymond Queneau avait remarqué que le voyage
initiatique de la flotte pantagruélique est calqué sur celui de
l'Odyssée et que le héros d'Homère vogue d'une île à l'autre
comme Pantagruel de l'île des Sirènes à celle des Lotophages et
de celle de Circé à celle des Dipsodes.
Qu'était-ce donc qu'un "écrivain de toujours", comme
disait la collection, si Rabelais était un Homère français et si
l'oracle de la "dive bouteille" était socratique et
chrétien? Quelle était la circumnavigation du génie de Freud si
l'œuvre des grands hommes est à la fois un périple et une
épopée? Car, entre temps, la pratique psychanalytique était
entrée dans son histoire, donc dans son devenir permanent, à la
manière dont la physique d'Aristote s'est éteinte pour se mettre
perpétuellement à l'école de son devenir. Je décidai donc de
demander un entretien à Karl Gustav Jung, parce que, dans mon
Rabelais je décodais un même rêve à l'école de Freud,
puis à celle du maître de Küsnacht.
7 - Un songe de Panurge
Ce
qui me paraissait décisif, c'était que Jung eut redonné aux
songes leur nature symbolique et qu'il les eut diversifiés
précisément à ce titre. C'est pourquoi tout Lacan s'inscrira,
non point dans la postérité pansexualiste de Freud, mais de
Jung, puisqu'il redonnera un statut symbolique au principe
d'autorité. Mais si vous introduisez une symbolique dans la
psychanalyse, impossible de ne pas introduire également une
hiérarchie des valeurs, donc une éthique dans le décryptage de
l'inconscient que charrient les symboles.
Exemple: Panurge entend se rendre aux Iles Ogygies, où
Saturne est lié de belles chaînes d'or dedans une roche d'or.
Mais Epistemon lui rétorque: C'est abus trop évident et fable
trop fabuleuse. Je n'irai pas. Rabelais ridiculise Her
Trippa qui prédit l'avenir par aéromantie, alphitomanie,
lecanomantie, catopromantie, coscinomantie, alphitomantie,
aleuromantie, astrogalomantie… Comment interpréter des songes
placés sur une certaine échelle de l'éthique simiohumaine ?
Panurge veut s'initier à une psychanalyse ascensionnelle: il
restera à jeun, dit-il, parce que l'homme replet de viandes
conçoit difficilement les choses spirituelles. Il existerait
donc des songes bas et tout matériels et d'autres se hisseraient
sur les hauteurs. Mais toutes les civilisations ne campent ni
dans les mêmes plaines, ni sur les mêmes sommets.
Du coup, sur quelle balance pèserons-nous
les rêves qui se voudraient inspirés et prophétiques? Certes,
toute l'histoire de la psychanalyse se résume à un retour
tâtonnant aux signes et aux signaux. Comment la science
jungienne de l'inconscient interprèterait-elle le songe de
Daniel, par exemple? Quant au décryptage du rêve de Panurge par
Rabelais lui-même, c'est, point par point, celui que K.G. Jung
en aurait donné s'il avait connu le géant gaulois.
Souvenons-nous : le malheureux Panurge a rêvé qu'une jeune femme
lui plantait des cornes; puis le songeur est transformé en
tambourin et la jeune femme en chouette. Pantagruel déclare tout
de go à son ami qu'il ne sera nullement métamorphosé en
tambourin et que la belle ne se changera pas en chouette, mais
qu'elle le battra comme un tambour de noces et qu'elle le
volera, car les chouettes sont voleuses.
Quelle hiérarchie des valeurs faudra-t-il donc tenter
d'introduire dans la psychanalyse freudienne? J'avais raconté
dans mon Rabelais l'histoire de ce malade victime
d'un cauchemar: Freud voulait lui faire avaler dans son sommeil
un journal qu'il ne parvenait pas à digérer et qu'il vomissait
obstinément. Le spécialiste du complexe d'Œdipe entendait
démontrer au rêveur abasourdi qu'il vomissait son complexe
d'Œdipe - ce qui prouve que Freud recourait évidemment au
décryptage des symboles. Mais quelle était son herméneutique?
Adler, qui assistait à la séance, déclara tout net que le malade
vomissait symboliquement la psychanalyse que Freud voulait lui
enfourner de force , mais qui lui restait sur l'estomac.
8 - La
psychanalyse et la vérité
L'auteur de L'homme à la découverte de son âme
avait publié un petit essai dans lequel il observait que
certains malades sont à expédier séance tenante à Adler,
d'autres dare-dare à Freud et quelques-uns seulement à lui-même.
Il est étrange, me disais-je, que les thérapies psychiques
s'adaptent à la nature des malades qu'elles semblent concerner
d'avance. Si les médecins du psychisme ne se réclament pas tous
de la même science médicale, l'efficacité des remèdes de l'âme
dépendra-t-elle de la philosophie des Hippocrate de la
conscience qui les administreront? Et si la notion même de
maladie appliquée à des déséquilibres psychiques demeurait
flottante en diable, comment la philosophie se convertirait-elle
jamais à enseigner une pastorale des âmes, comment se
plierait-elle à introduire une raison lénifiante dans une
psychanalyse asthénique et livrée à une pédagogie de la
commisération? La morale de la vérité scientifique lui interdit
de se montrer compatissante. Si la pitié prétend mettre la
vérité à la torture, ce sera la science qu'elle rendra
pitoyable. Le malade guéri à titre béatifique demeurera malade
si sa pauvre boîte osseuse aura été seulement greffée avec
succès sur la débilité de tels ou tels univers mentaux entre
lesquels, hélas, les évadés de la zoologie se partagent. La
philosophie guérit les cerveaux, non les âmes.
Mais voyez comme la guérison philosophique
s'articule avec la guérison politique. L'univers soviétique
avait-il raison de psychanalyser en toute bonne foi les rebelles
à la vérité de l'orthodoxie marxiste? Si l'Eglise catholique du
Moyen Age avait disposé de saints psychanalystes , elle aurait
couché le plus dévotement du monde les hérétiques sur le divan
des docteurs de la foi, et cela dans l'intention la plus pieuse
du monde, celle d'assurer leur salut par la menace de les rôtir
tout vifs aux enfers. Ce danger n'allait pas tarder à débarquer
dans la psychanalyse, puisque depuis près de quarante ans,
l'ethnopsychiatrie se fait une gloire de guérir les malades
menacés de mort par la perte matérielle de leur grigri - il
suffit, enseigne cette pseudo science, de le retrouver dans sa
cachette. Les relations biaisées que la psychanalyse prétendra
entretenir avec la rigueur de la pensée philosophique seront
donc à jamais ridicules si les erreurs collectives les plus
hilarantes auront voix au chapitre ou seront même autorisées à
prendre le pas sur la vérité toute nue. Or, Jung s'opposait
précisément à Freud en ce qu'il ne craignait pas, lui, de
redonner la foi en Jahvé à une femme juive malade d'avoir perdu
son idole.
9 - La
psychanalyse de la France laïque
Si la
psychanalyse entend conquérir le statut d'une science, elle sera
soumise au devoir absolu d'obéir à l'éthique qui définit tout
savoir véritable. Comment Jung renonçait-il à faire passer la
connaissance de la vérité toute nue avant toute autre
considération politique ou morale, alors que, comme disait
Socrate, la philosophie est l'expression du courage de
l'intelligence et d'elle seule? Puisque l'ignorance peut guérir
et la vérité rendre malade, toute médecine du psychisme
rendra-t-elle à jamais irrationnelle la discipline des
guérisseurs de l'inconscient? Pis que cela: s'il fallait
redonner aux Grecs et aux Romains la foi en leurs dieux, quel
psychanalyste averti que Julien l'Apostat, qui voyait l'empire
romain crouler pour avoir perdu son Olympe, quel psychanalyste
avisé qu'une République qui a cru pouvoir séparer l'Eglise de
l'Etat sans expliquer ni à l'Eglise que Dieu n'a en rien à se
mêler de la politique des peuples et des nations, ni aux enfants
des écoles que seule la raison humaine pilote l'histoire du
monde!
Mais pour cela, il faudrait que l'éducation nationale sût que
l'ironie socratique est greffée sur la dialectique par
l'étymologie elle-même: en grec, l'eirôneia signifie la
feinte. L'ironie socratique fait semblant d'admettre
l'opinion de l'adversaire afin de l'amener à des conclusions
absurdes par le déroulement des conséquences logiques de son
opinion. Si la psychanalyse de la laïcité devenait ironique,
donc scientifique, elle démontrerait le ridicule de séparer
l'Etat de la religion sans fonder ce divorce sur le
raisonnement, ce qui, un siècle plus tard conduira la République
à demander aux femmes musulmanes de découvrir leur visage dans
la rue au nom des "valeurs de la République" et de se
débrouiller comme elles le pourront avec la divinité qu' elles
seront pourtant légitimées à conserver dans leur tête.
10 - Ma
visite au patricien de Küsnacht
Cette feinte digression était nécessaire
pour donner tout son sens politique au débat sur les relations
que la psychanalyse entretient avec la vérité scientifique. Jung
m'a tout de suite parlé du grand Viennois en termes
dévalorisants. Peut-être avait-il cru comprendre que la
réfutation par Adler d'un rêve que Freud interprétait à partir
du complexe d'Œdipe, comme il est rapporté ci-dessus, me
conduirait fatalement à des analyses anthropologiques de la
scolastique laïque et républicaine.
En effet, l'étude
des raisonnements finalistes au sein de la science de
l'inconscient ne peut conduire l'anthropologie critique qu'au
constat suivant: le simianthrope raisonne rarement de travers en
ce qu'il ferait fi des principes de la logique et qu'il
s'embrouillerait par maladresse ou par faiblesse d'esprit dans
la suite de ses syllogismes, mais, tout au contraire, en ce que
son infirmité cérébrale détourne son attention de la vraie
question et lui fait tirer des déductions impeccables et tirées
au cordeau de prémisses erronées par définition et même
grotesques. Exemple: si un Dieu créateur existe bel et bien,
s'il est admis qu'il aurait eu un Fils unique d'une Vierge, s'il
est tenu pour démontré qu'il éprouverait un besoin incoercible
et légitime de se l'offrir tout sanglant sur ses offertoires,
s'il est logique qu'il réclame à cor et à cri de ses fidèles le
paiement d'une rançon intarissable qui lui est due en échange
d'un salut sans prix, mais bien saignant, alors la scolastique
de la rédemption trucidatoire développera une démonstration
théologique d'une rigueur dialectique exemplaire.
De même, s'il est
légitime de séparer l'Eglise et de l'Etat à partir du faux
postulat selon lequel il ne sera nullement nécessaire d'éduquer
les citoyens et de les informer des raisons philosophiques et
scientifiques de cette décision, on se livrera à une scolastique
de la laïcité fondée sur la décérébration des valeurs de la
démocratie ; et un siècle plus tard, la raison et l'intelligence
de la nation n'auront pas progressé d'un pouce, parce que
l'intelligence moyenne de l'humanité n'a jamais avancé qu'à lui
dessiller les yeux sur ses dieux.
11 -
Esquisse d'une psychanalyse anthropologique des deux
protestantismes
Mais pourquoi, aux yeux de Jung, le grand Viennois n'était-il
qu'une sorte de maître en scolastique et pourquoi, à ce titre,
se trouvait-il relégué au rang d'un "marchand de tapis"
qui tenterait de vendre le plus cher possible une dialectique de
scolarque du complexe d'Œdipe? Le grand Zurichois m'a raconté
qu'il avait fait cette pénible découverte au cours du premier
voyage de Freud aux Etats-Unis, où il avait accompagné l'homme
du complexe d'Œdipe. Le théologien protestant aurait-il été
humilié par la grossièreté yankee ? L'Amérique ignore les
comparses - elle n'honore que les vedettes. Mais surtout, à
l'instar de Fichte, de Hegel, de Nietzsche, Jung était fils de
pasteur jusqu'au bout des ongles, donc méfiant à l'égard de
l'enseignement de l'inconscient dans une manière de Sorbonne de
la psychanalyse pansexuelle du Freud guérisseur des névroses,
mais non de l'auteur de Totem et Tabou ou de
Malaise dans la civilisation.
Quelles relations la philosophie allemande entretient-elle avec
la théologie protestante? On sait que la pensée moderne n'est
née qu'à titre adventice de la raison cartésienne et que la
dette de l'Europe de la pensée est bien plus conséquente à
l'égard de l'esprit critique dont la Réforme luthérienne a
néanmoins trop parcimonieusement confié la responsabilité à une
intelligence simiohumaine à peine mise en marche. C'est pourquoi
le protestantisme luthérien illustre une forme encore à peine
démythifiée du christianisme et même fort timide en comparaison
de l'audace, extraordinaire pour son époque, du calvinisme
genevois, qui a osé éliminer d'un seul coup la répétition sans
fin du meurtre sacré et censé rédempteur sur l'autel sanglant de
la messe - ce qui, dans la foulée de l'esprit de logique de la
France cartésienne partiellement retrouvée, a fait également
rejeter à Genève le mythe matérialiste de la transsubstantiation
eucharistique qui accompagne nécessairement la notion de "vrai
et réel sacrifice", donc le refus du symbolisme sacrificiel
dont témoigne l'Eglise catholique.
Aussi la liberté intellectuelle du
protestant allemand est-elle demeurée strictement limitée à un
évangélisme pour enfants de chœur, ce qui lui a interdit toute
plongée anthropologique dans les profondeurs de l'alliance de
l'immolation de l'autel avec les carnages militaires ou
judiciaires dont l'histoire présente le spectacle.
Le Christ aux
mains jointes censé avoir été retrouvé en toute candeur par le
luthéranisme nourrit la croyance naïve des agneaux du ciel en
une élection tellement séraphique qu'elle pré-sélectionnerait
les justes de naissance à coup sûr et de toute éternité. Le
luthérien demeure le prototype d'une sainteté flatteusement
angélisée à titre chromosomique et qui passe toujours pour fort
justement ciblée.
12 - Le corps et les symboles de la
France
On
voit combien la spectrographie anthropologique des théologies
conditionne toute connaissance rationnelle de la politique des
valeurs au sein des démocraties laïques: on ne comprend rien au
problème de la burqa si l'on ne se demande pas quel pont l'islam
jette entre sa foi et les formes d'une prétendue
substantification de l'esprit - donc entre sa spiritualité et la
signalétique matérialisée d'une croyance. Aucun vrai musulman ne
voit dans la burqa une substantification de la parole du Coran,
alors que le chrétien croit que le Christ se trouve substantifié
dans l'hostie et qu'il boirait le sang du prophète à pleines
rasades, s'il était autorisé, à l'instar de son clergé, à
communier "sous les deux espèces ".
Mais on voit également quelles sont les
origines anthropologiques de la scolastique laïque: c'est parce
que la République n'ose pas penser ses fondements spirituels
qu'elle se trouve désarmée par sa scolastique des idéalités de
la démocratie face à l'islam. Il est évident qu'une nation qui
se réclame des droits de la raison, mais qui n'a pas de
connaissance anthropologique, même au niveau universitaire, de
la manière dont les mythes religieux articulent le symbolique
avec des objets et les signes avec des matières ne se prive pas
seulement d'une laïcité réfléchie, mais de toute véritable
compréhension de l'histoire du monde, puisque la France née en
1789 tient à son tour dans ses mains les doubles rênes de ses
symboles et de son corps.
13 - La psychanalyse et la vie mystique
Sur le fronton de sa villa, Jung avait fait graver en lettres
majuscules l'inscription: VOCATUS ATQUE NON VOCATUS , DEUS
ADERIT. (Invoqué ou non, le dieu sera là) Il y
attachait une si grande importance qu'il m'a tout de suite
demandé si j'en connaissais la provenance; car, pour lui,
l'inconscient était l'oracle intérieur dont l'évolution
construisait le sujet et le conduisait à son accomplissement
spirituel. On sait que Jung voyait en outre dans l'alchimie la
science qui matérialisait cette symbolique psychique - l'homme
est appelé à se changer figurativement de plomb en or pur.
Mais le sens de cette inscription n'était pas vraiment religieux
aux yeux des Anciens. Erasme s'en explique au tome II de ses
œuvres complètes dans l'édition Le Clerc de 1712 -tome tout
entier consacré aux vertigineux commentaires de six mille
dictons, locutions proverbiales et proverbes - les célèbres
Adages. On y lit que cet oracle lacédémonien était
devenu une tournure latine d'usage courant. On en usait pour
signifier des évènements qui se produisent fatalement tels la
vieillesse, la mort ou le "châtiment des péchés". Erasme
cite Horace et Térence à l'appui de ce sens. Mais Jung
interprétait en théologien de l'âme protestante les rêves
relatifs au sort inévitable des mortels.
C'est que tous les mystiques font de la "parole de Dieu"
leur "pain du ciel". Selon saint Jean de la Croix, leur
âme est appelée à se changer en "bûche incandescente",
donc confusible à la divinité "en personne", de sorte que
les ecclésiarques romains sont parvenus à retarder la
canonisation du "roi des poètes espagnols" de plus de
trois siècles, alors que Thérèse de Lisieux, madone des poilus
de la première guerre mondiale, a bénéficié d'une canonisation
sans doute précipitée par l'intercession du dieu Mars. Tel est
également le sens mystique de la seconde inscription que
l'oracle a fait graver sur sa tombe: PRIMUS HOMO DE TERRA,
SECUNDUS DE CAELO (Le premier homme est terrestre, le
second est céleste). C'est pourquoi Jung est également le
premier psychanalyste des grandes âmes, donc de "l'ascension
du Mont Carmel" des mystiques, qui ait tenté d'interpréter
le Zarathoustra de Nietzsche à la lumière du
décryptage de la logique interne qui commande les étapes, de
livre en livre, d'un devenir spirituel; il s'agit de l'évangile
de la sanctification progressive de l'esprit humain.
Mais Nietzsche est aussi un redoutable visiteur de l'abîme. Si
Freud et Jung s'étaient accordés pour descendre ensemble aux
enfers et pour en remonter côte à côte, peut-être ces Orphée de
la psychanalyse transcendantale trouveraient-ils un certain père
Bro sur leur chemin - ce moine athlétique que l'Eglise de France
a laissé, dans son prêche de carême à Notre-Dame en 1949,
proclamer à propos des camps de concentration nazis: "Si vous
ne savez pas que chacun de vous est capable de ça, vous n'avez
rien compris au christianisme". La même année, un dominicain
défroqué, Michel Mourre se hissait à son tour sur la chaire de
Notre-Dame de Paris pour y annoncer la mort de Dieu. Soixante
ans plus tard, c'est les bras croisés et sans sourciller que le
monde entier contemple le camp de concentration de Gaza, les
tortures de Guantanamo, de Bagram, d'Abou Graib, parce que la
psychanalyse de Freud et celle de Jung ont toutes deux refusé de
descendre dans l'enfer de l'inconscient simiohumain. Mais leur
biographie posthume a rendez-vous avec ce gouffre-là.
14 - La psychanalyse de l'histoire simiohumaine
Pourquoi la psychanalyse tout entière s'est-elle bien gardée
d'entrer dans la cruelle postérité de Darwin? Pourquoi a-t-elle
refusé de se demander ce qu'il y a d'animal dans une espèce
censée en cours d'évasion de la zoologie, et cela par la voie,
dite sanctificatrice, du meurtre répété d'un innocent sur ses
autels? Pourquoi la psychanalyse anthropologique des théologies
en est-elle aux balbutiements, alors que les cosmologies sacrées
sont les clés ensanglantées de l'inconscient de la politique et
de l'histoire? Ne pas coucher Dieu sur le divan, c'est refuser
d'avance sa véritable postérité à Freud, mais également à Jung
qui, le premier a écrit que le génocidaire du Déluge mériterait
de passer en cour d'assises s'il était tenu pour un homme. Mais
L'Avenir d'une illusion passe tout autant au large
de l'exploration de l'inconscient semi animal de la politique et
de l'histoire que la théologie de Jung, alors que le signifiant
le plus universel et le plus impérieux, notre espèce l'appelle
la Vérité et que la vérité simiohumaine se cache
sous le parasol des valeurs pseudo morales qu'affichent nos
civilisations.
Décidément la psychanalyse anthropologique du verbe
comprendre est grosse de sacrilèges. Nous allons
psychanalyser l'immoralité de Dieu. Cette idole pousse aussi
naturellement que les champignons après la pluie dans
l'encéphale d'une humanité auto-innocentée par le clouage d'un
innocent sur une potence. Et pourtant, il serait absurde de
reprocher à Freud d'avoir mis au jour l'inconscient encore
rudimentaire qui sous-tend un pansexualisme automatisé par le
complexe d'Oedipe. L'Europe de demain tentera de fonder une
anthropologie en mesure d'informatiser l'échiquier de la
politique et de l'histoire. Mais le logiciel de la raison
transanimale est encore à trouver: nos deux explorateurs de
l'abîme ne fréquentent encore qu'inconsciemment les secrets les
plus dangereux de l'inconscient.
Soucieux de
laisser le lecteur souffler un peu, je remets à dimanche
prochain la suite de ce modeste voyage parmi les récifs dont
l'océan de l'inconscient se révèle hérissé.
15 -
Dernière heure : Claude Grégory, l'avenir d'un moine bouddhiste
J'avais achevé la rédaction du texte ci-dessus quand j'ai appris
le décès de Claude Gregory, l'auteur de l'Encyclopedia
Universalis. Il était moine bouddhiste, de l'école du
Tchan, la seule dont la fidélité au génie de l'Eveillé
ridiculise les moulins à prière du Tibet et toute la dérive dans
le laxisme indien du premier spiritualiste de la mort de Dieu,
donc du premier fécondateur du vide et de la nuit. La presse
s'est bien gardée de consacrer à ce géant les nécrologies
sérieusement informées que méritait sa vocation de précurseur de
la critique anthropologique de l'idolâtrie simiohumaine
qu'attend le XXIe siècle. L'usage officiel est d'ensevelir les
morts sous des couronnes de fleurs fanées. Il s'agit de donner
tout de suite le ton aux falsificateurs scolaires du véritable
message des grands hommes. Ce sera pourtant par l'entremise de
Claude Grégory que, depuis 1970, la France aura pris conscience
de ce qu'une encyclopédie mène un combat d'estoc et de taille
contre la déraison d'une civilisation entière et que les vrais
guerriers du savoir accouchent d'un entendement appelé à
éclairer les siècles suivants.
Dès 1972, Claude Grégory a cru devoir me faire l'immense honneur
d'associer ma modeste réflexion à son destin de croisé de la
raison de demain. A peine Science et Nescience
avait-il paru qu'il m'a honoré de sa visite. Il s'était chargé
d'un arc de grand prix. Si le bois en était précieux, me dit-il,
c'est que le philosophe est un archer et que la pensée ressortit
au "tir instinctif".
Puis, il n'a pas craint de me demander de rédiger des
articles-pilotes - en tout premier lieu "Philosophie des
sciences", puisque le cœur des civilisations est
toujours leur philosophie de la raison, donc leur méthode
d'accéder à la "vérité". Je me suis scrupuleusement
exécuté. Je pensais qu'il allait reculer devant les conséquences
éditoriales de son imprudence, puisque ce texte comporte
quarante colonnes. Puis il m'a demandé de rédiger une réflexion
anthropologique sur la notion d'identité psychique,
puis celui sur la sagesse alors que la découverte
de l'ADN avait déjà individualisé les spécimens de notre espèce
que le XVIIIe siècle avait cru pouvoir universaliser à l'école
de quelques idéalités rédemptrices. Du coup, il m'a également
fallu rédiger les articles progrès, savoir
et violence puis Rabelais afin de me
permettre d'exposer ma réflexion sur la critique littéraire.
Claude Grégory ne pouvait mourir davantage en bouddhiste
testimonial qu'à l'heure même où le centre de gravité de la
politique de la planète a enfin définitivement basculé du côté
des peuples dits émergents, ce qui signifie que le temps de
l'autre émergence, celle des canons de l'Occident, commence de
faire entendre les bouches à feu des déclins. Ce sera à l'abri
des regards que ce grand homme aura pris un demi siècle d'avance
sur son temps ; car il a compris le premier qu'une encyclopédie
n'est pas un compendium de tous les savoirs reçus, mais
une refondation de la problématique entière qui sous-tendait les
connaissances les plus assurées en apparence. L'évolution des
cerveaux que Diderot avait comprise à l'époque où la planète
passait tumultueusement de la raison théologique à la raison
opérationnelle exigeait une pesée nouvelle des ressources et des
recettes de la science expérimentale : car les têtes piégées par
une valorisation mythologisée et rendue oraculaire de l'opérationnel
perdent en chemin rien de moins que le sujet de conscience - "Science
sans conscience n'est que ruine de l'âme", disait Rabelais.
Pour retrouver ce qu'il est convenu d'appeler "l'esprit",
il faut un décorticage anthropologique des armes de la raison
classique, une critique anthropologique de la sacralisation
occidentale des concepts, une autopsie anthropologique au
scalpel de la glorification idéologique de l'abstrait, une
dissection anthropologique au bistouri des "idées pures"
élevées au rang d'idoles dans la postérité de Platon.
Claude Grégory avait si bien compris le scalpel et le bistouri
du Bouddha qu'il avait remplacé, dès la première réédition, la
phrase convenue de l'Introduction générale: "Sa
composition [celle de l'Encyclopédie] est le fait des
maîtres de l'Université, auxquels se sont joints nombre de leur
collègues étrangers dont le concours nous honore A eux tous, ils
s'efforcent de construire ce lieu d'intelligibilité que notre
époque et notre langue pouvaient tenir pour souhaitable",
par une tout autre: "Elle [l'encyclopédie] fait
pressentir le non-savoir et, montrant comment l'interrogation
précède toute raison, fait que nos sciences sont, sans
exception, humaines; sans quoi elles ne seraient pas", ce
qui donnait enfin à toute son entreprise jusqu'alors occultée
l'élan et le plein air d'un combat qu'il se contentait encore de
qualifier de transuniversitaire, mais en ce sens qu'à ses
yeux le combat d'avant-garde de Diderot était demeuré seulement
trans-ecclésial, alors que l'heure avait sonné de changer le
"clergé" même de la connaissance dite rationnelle et le
sacerdoce de la pensée critique : l'avenir s'ouvrait à une
psychanalyse philosophique de la condition humaine.
Comme toutes les guerres, celle-ci a connu force péripéties:
quand les financiers de l'époque ont tenté de retirer à Claude
Grégory sa qualité d'auteur de l'Encyclopedia Universalis,
il m'a fait le grand honneur de me demander s'il me serait
possible de rédiger une réflexion philosophique de fond qui
transcenderait son cas particulier, dont il n'avait cure, mais
qui démontrerait aux juristes que ce n'était pas l'ensemble des
rédacteurs de "l'Encyclopédie de Diderot" - même
s'il fallait y compter Voltaire - qui pouvaient se prévaloir du
titre collectif "d'auteurs" d'une œuvre en tant que telle
et dans sa spécificité; car un seul homme en avait conçu le plan
et la finalité, donc la portée et le sens aux yeux des siècles à
venir. J'ai donc explicité à l'intention des juges qu'une vraie
encyclopédie bouleverse la science historique et la politique;
et j'ai démontré point par point ce qui faisait de Claude
Grégory l'auteur et l'inventeur de l'Encyclopedia
Universalis.
Naturellement, seule la chance a permis que je ne me fusse
adressé ni à Bridoison, ni à Grippeminaud, ni à Raminagrobis: le
tribunal de Paris était alors présidé par un grand magistrat,
Mme Rozès, qui rappelait, même en public, que l'un des
principaux privilèges de Paris est de fonder une jurisprudence
mondiale des droits de l'esprit, donc une philosophie de la
création, ce qui est la clé des civilisations en marche et
d'elles seules.
Les nécrologies
sont ingrates, mais ils sont éphémères à leur tour, les reflets
de l'indifférence dont toutes les époques témoignent à l'égard
de l'essentiel. Le temps de la mémoire est lent et paresseux,
mais cette ouvrière n'a pas à se presser, elle tient le boulier
des siècles entre ses mains.
La postérité
accordera une place centrale à l'Hermès qui aura vivifié la
croisée des chemins entre le passé et l'avenir de
l'intelligence. Je me demande même si ma timide réflexion sur
Freud de dimanche prochain ne fera pas quelque peu entendre le
pas du Claude Grégory de demain.