Les défis de l'Europe
Comment enseigner la politique aux
enfants?
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 22 février 2010
1 - Une histoire de montagnes et de
souris
2 - L'occupation militaire de
l'Europe
3 - Un nouveau
regard sur la politique
4 - La volonté de
s'asservir
5 - Comment
sélectionner les élites de demain ?
1 - Une
histoire de montagnes et de souris
Vous connaissez l'adage qui dit que la montagne a accouché
d'une souris. Les Romains disaient ces choses-là un peu
autrement: dans leur langue on écrivait: "Les montagnes
accouchent, il en naîtra une ridicule souris." Quand vous
aurez lu Des souris et des hommes de John
Steinbeck, vous saurez que cette expression proverbiale est la
plus inexacte du monde. C'est tout le contraire que démontre
l'histoire: les souris ne cessent d'accoucher des plus hautes
montagnes.
Deux siècles durant, la planète des chrétiens s'est précipitée
tout entière vers le Moyen Orient. Par vagues géantes les
nations se sont ruées sur la Palestine les armes à la main et
des générations ont porté le glaive et la mort à Bethléem pour
seulement retirer des mains des peuples de l'endroit un sépulcre
inutile, puisque le fils de Jupiter l'avait quitté, dit-on, au
matin du troisième jour. Aussi, les Romains disaient-ils
couramment, non point, comme nous: "Faire une montagne d'une
taupinière", mais "faire de grands fleuves d'un ruisselet"
ou "un Océan d'une rivière", ou "des tragédies avec
des broutilles", ou encore "bâtir un arc de triomphe sur
un égoût", tandis que les Grecs faisaient "un éléphant
d'une souris".
Mais ces sages avaient beau se moquer des exploits de leurs
souris géantes, leurs prières n'en jaillissaient pas moins de la
métamorphose constante de leurs peccadilles en catastrophes
cosmiques. Quand les malheurs de la guerre les avaient mis à
genoux, quand leurs légions terrassées étaient proches de tendre
leurs gorges à l'ennemi, quand les désastres de leurs armes
livraient Rome aux glaives des Gaulois ou aux flèches des
Numides d'Annibal, ils se demandaient seulement quels rites
magiques ils n'auraient pas méticuleusement respectés et combien
de bœufs pesants il leur fallait sacrifier sur leurs autels pour
tenter d'apaiser leurs dieux légitimement sortis de leurs gonds.
Cette faiblesse de jugement du genre humain s'est ensuite
perpétuée : il aura suffi qu'Eve mangeât une pomme au paradis
pour que, de génération en génération, la malheureuse espèce à
laquelle vous appartenez - mais dont vous ne manquerez pas de
redresser l'échine - fût frappée d'un malheur irréparable, qu'on
appelle le "péché originel" et qui, depuis des
millénaires, nous précipite tous dans la mort.
La
faculté du genre humain de faire accoucher des catastrophes aux
souris s'est illustrée de nos jours par des guerres
interminables et sans issue, qui continuent de conduire à la
ruine les nations et les empires les plus puissants de la terre.
C'est ainsi que les plus grands d'entre vous ont vu un ministre
des affaires étrangères des Etats-Unis d'Amérique brandir une
fiole magique sous les yeux de toutes les nations de la
mappemonde. "La fin du monde, clamait-il, est cachée
dans ce flacon. L'explosion de ce concentré anéantirait le globe
terrestre en moins d'une heure." Aussitôt notre astéroïde
s'est précipité sur les lieux du danger et il a prévenu
l'apocalypse avec la même fougue, la même foi et la même fureur
que nos ancêtres avaient couru huit siècles auparavant au
secours d'une tombe inhabitée.
2 -
L'occupation militaire de l'Europe
En
toutes choses vous aurez à observer le jeu des souris avec les
chats. Mais les premières ne sont pas aussi folles qu'on le dit.
Elles savent que, pour faire peur aux chats, il suffit de leur
montrer en tous lieux des matous la gueule grande ouverte et les
poils hérissés. Mais j'attire votre attention, mes enfants, sur
le ratatinement du temps des nations. Nous avons gardé un
souvenir affligé des erreurs dans lesquelles nos ancêtres se
sont empêtrés, parce que leurs souris les avaient entraînés vers
des terres trop lointaines. Quand votre tour sera venu de
prendre en mains les rênes de la France, vous saurez que
l'histoire du monde n'est pas celle des montagnes dont
accouchent les souris et que toute la difficulté n'est que
d'apprendre à distinguer l'essentiel de l'accessoire. Vous
pensez bien que si les souris font tant de bruit et si tout leur
théâtre n'est qu'un vain tapage, c'est parce que le genre humain
est devenu suffisamment futé pour qu'il faille faire un grand
tintamarre afin de seulement détourner un instant son attention
d'un spectacle qu'il verrait le plus clairement du monde si ses
jugements n'étaient troublés par l'assourdissement qui frappe
ses oreilles.
Que devrez-vous
apprendre à regarder les yeux grands ouverts, quelles images
devront-elles se graver en tout premier lieu sur vos rétines,
quel spectacle devrez-vous garder avant tout autre en mémoire ?
Celui de trois quarts de siècle d'occupation de l'Europe par des
troupes étrangères. C'est cela que le monde entier des souris
tente de vous dissimuler. Sachez que tout le tohu bohu de la
génération qui vous précède est seulement destiné à fixer votre
attention sur des broutilles, sachez que rien ne protègera les
générations actuelles de la honte dont la postérité les
frappera, sachez que vos descendants jetteront sur eux un regard
de dégoût et de mépris, sachez que les siècles à venir les
feront passer en jugement devant un tribunal aux verdicts sans
appel, sachez que mille voix les frapperont d'infamie jusque
dans les livres d'images que les enfants de votre âge liront
demain sur les bancs de l'école, sachez que jamais il ne leur
sera pardonné de n'avoir pas jeté à la mer les troupes
étrangères qui occupaient leur territoire, alors qu' aucun
ennemi n'était en vue aussi loin que portait leur regard. Songez
que vous serez la génération des vengeurs de l'Europe humiliée.
Ne leur pardonnez jamais d'avoir plié l'échine et rampé pendant
trois générations devant les galonnés d'un empire étranger
incrusté sur leur sol.
3 - Un
nouveau regard sur la politique
Mais pour que
vous ouvriez les yeux de l'étonnement et de la fureur sur vos
piteux ascendants, il vous faudra conquérir un tout autre regard
de l'intelligence politique. Sachez donc que le cerveau du genre
humain se trouve encore en cours d'évolution et qu'il est
demeuré si faible qu'il suffit de brandir sous les tentacules de
cet organe en bas âge - les yeux, les oreilles, le nez, le mains
mêmes de votre espèce - de brandir, dis-je, des leurres
microscopiques afin que l'attention de sa conque sommitale se
porte tout entière sur des chiffons de diverses couleurs. Et
pourquoi cela? Parce que l'Union européenne n'a pas de balance
de la justice, pas de tribunal de la vérité, pas de magistrats
de la raison. Il vous faudra donc apprendre le difficile
scannage des neurones de la génération qui vous a précédés, ce
qui exigera de longues études aux plongeurs capables de demeurer
en apnée aux plus grandes profondeurs.
Depuis qu'il s'est auto-vocalisé, le singe locuteur est demeuré
tellement aveugle, comme disait Voltaire, que cet "imbécile
n'apprend que par l'expérience". Il vous faudra donc prévoir
les expériences fâcheuses qu'il sera inévitablement appelé à
faire pour qu'il apprenne à ouvrir l'oeil. Puis, il vous
appartiendra de porter vos regards beaucoup plus loin que les
générations qui vous ont précédés. Jusqu'où, vous
demanderez-vous, l'Europe courra-t-elle au néant? A quelle heure
les sottes rênes de l'expérience la contraindront-elles à ouvrir
les yeux sur le cadran d'une toute autre horloge, celle de
l'intelligence?
Dites-vous bien
que les classes dirigeantes d'une vieille civilisation se
trouveront bien empêchées d' accoucher tout subitement d'une
élite politique dont les yeux grands ouverts apercevraient les
ressorts psychogénétiques de l'impuissance et de la cécité dont
souffrent les démocraties déclinantes. Comment
enfanteraient-elles des aigles capables de scruter l'avenir,
comment des chefferies régionales, donc tribales par nature
verraient-elles que jamais l'Europe n'existera dans l'ordre
politique aussi longtemps qu'elle se trouvera occupée par des
armées étrangères, parce que l'accoutumance des Etats et des
populations à leur vassalité cache leur asservissement à leur
propre regard?
C'est pourquoi il vous faudra devenir des savants d'un type
nouveau - des savants dont la vocation sera de faire débarquer
l'étude de l'inconscient politique simiohumain dans la science
historique de demain. On savait, depuis les La Rochefoucauld,
les Vauvenargues ou les Chamfort que la parole humaine est faite
pour cacher l'apparence de la pensée dont se vante cette espèce;
mais on ignorait que l'humanité cache ses faux-fuyants sous le
manteau d'un langage immaculé, et que, de surcroît, son
innocence naturelle lui fait ignorer ce qu'elle cache avec tant
de soin.
4 - La
volonté de s'asservir
Si votre science
de l'histoire et de la politique ne dispose pas d'une
psychanalyse de l'historicité humaine, vous ignorerez que
l'Europe ne sait pas qu'elle désire sa vassalité et que son
discours démocratique et républicain n'est qu'un masque de sa
volonté refoulée de s'asservir en cachette et sous l'apparat
galonné de l'affichage même de son indépendance et de sa
souveraineté. Aussi longtemps que vous ignorerez cela, votre
génération ne saurait former les élites futures d'une Europe
tapie sous les ailes de ses séraphins. Vous devrez donc mettre
en évidence ce qu'il faut entendre quand on évoque à la fois
l'innocence et la culpabilité des générations dont l'encéphale
angélisé accouchait des montagnes de ses songes afin de se
cacher à elles-mêmes ce qu'elles craignaient tellement
d'apprendre. Comme disait un précurseur du Dr Freud, Jules
César, les hommes croient volontiers ce dont ils veulent se
persuader.
Si l'Europe
demeure suspendue aux basques de l'Amérique, elle subira le sort
de l'Angleterre que son statut insulaire et ses attaches serrées
avec les banquiers de la City depuis 1694 isolent dans une
servitude chamarrée. Quelles que soient les hautes
responsabilités que le souverain d'outre-Atlantique paraîtra
confier occasionnellement au Vieux Monde, celui-ci ne sera
jamais que le majordome le plus enrubanné de toute la galerie.
Mais si notre Continent changeait résolument de cap et prenait
la tête des nations émergentes, comment mobiliserait-il non
seulement une Allemagne redevenue résolue et conquérante après
un siècle de pénitence, mais l'Italie, l'Espagne et les
démocraties nordiques, dont l'Amérique tiendra le licol et dont
elle fera sa masse de manœuvre en Europe?
Il
vous faudra donc sceller avec la Russie, la Chine et l'Inde,
mais également avec la Syrie, l'Iran, la Turquie et les Etats
arabes que vous aurez ralliés une alliance qui seule sera en
mesure de changer l'Europe en un pôle d'attraction de taille à
servir de moteur industriel et de bouclier à la planète de
demain. Mais pour cela, vous devez savoir que la vraie
culpabilité politique des classes dirigeantes de l'Europe est
d'avoir accepté le nouvel "ordre du monde", c'est-à-dire
le nouvel équilibre des forces issu de la défaite de l'Allemagne
en 1945.
Vous n'avez pas d'autre ennemi que l'empire devenu le maître et
le protecteur, donc le vassalisateur du Vieux Monde, et tous vos
efforts doivent se trouver subordonnés à la seule et unique
ambition de tirer l'Occident de l'abîme dans lequel il s'est
précipité sous la bannière des évangélistes de leur propre
victoire . Il ne s'agit pas de haïr ou de mépriser votre
adversaire; au contraire, c'est à honorer son génie que vous
vous porterez à la hauteur de votre vocation.
Les Gaulois
avaient appris l'art de la guerre moderne de leur temps à
l'école du vainqueur d'Alésia. Rendez-vous dignes du César qui
vous fait face. La Rome d'aujourd'hui est en droit d'exploiter
ses victoires. Tout empire s'étend par la force de ses armes. Ce
n'est donc pas la légitimité de ses conquêtes que vous devez
contester, c'est votre acceptation honteuse de son triomphe que
vous devez apprendre à mépriser dans vos cœurs et dans vos
esprits, parce que ce sont les âmes des esclaves qui vous
tentent ou vous séduisent. Vous êtes les apprentis de vos
mérites à venir; et ce ne sont jamais les pleurs d'enfants des
peuples qui leur redonnent leur rang, mais le courage et la
force qui distinguent les nations debout des nations couchées.
5 -
Comment sélectionner les élites de demain?
Mais quelle
chance auriez-vous de jamais armer l'Occident d'une vision
politique à l'échelle du monde si vous n'aviez pas radicalement
modifié au préalable le mode même de sélection de vos dirigeants
? Vous savez que leurs artifices leur permettent de se faire
élire au suffrage universel, mais les rendent entièrement
étrangers à la conduite des affaires du monde.
On ne couve pas
les aiglons dans les poulaillers. La tâche qui vous attend est
immense et ingrate ; mais rien ne porte des fruits abondants qui
n'ait germé longtemps sous la terre. Vous devez tirer avantage
du déclin réversible de l'Europe des armes et de la pensée pour
faire mûrir une récolte cérébrale qui rendra le Vieux Continent
à nouveau digne de guider le destin de l'intelligence du monde.
Peut-être une seule génération suffira-t-elle à modifier l'
échiquier du "Connais-toi", peut-être votre heure sonnera-t-elle
avant vingt ans, parce que le char de l'expérience s'est emballé
et que ses chevaux ont pris le mors aux dents au point que la
vue du fossé béant pourrait réveiller en sursaut le cocher.
Publié le 22 février 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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