Dimanche 21 novembre 2010
M. Giscard d'Estaing remarquait que les
Etats-Unis disposaient de l'unité linguistique et que l'Europe
se trouve divisée entre plus d'une vingtaine de langues
nationales. Et pourtant le problème politique que pose le
multilinguisme du Vieux Monde n'est jamais étudié, ni même
évoqué, alors qu'il est décisif de se demander comment une unité
des mentalités, des volontés et des ambitions pourrait
s'exprimer par le canal de Babel.
1
- La civilisation de Babel
Comment expliquer
le désintéressement des grands éditeurs du XVIe siècle, dont
aucun ne s'est enrichi et qui ont laissé les colporteurs
d'almanachs profiter du premier négoce de l'imprimerie? Eux se
sont exclusivement consacrés à la passion de publier les
chefs-d'œuvre de la littérature grecque et latine dont on
retrouvait peu à peu quelques bribes. Comment ont-ils tenté de
redonner un souffle et un éclat à deux civilisations englouties?
On a oublié l'étendue du désastre - plus de quatre-vingt dix
pour cent de Sophocle et d'Euripide sont perdus.
La découverte de l'imprimerie remonte à 1440, l'année de la
naissance de Laurent Valla, mais la première imprimerie
française à combattre le tragique de l'irréparable ne date que
de 1468. Comment délivrer le public à la paresse intellectuelle
à laquelle la piété sert de terreau naturel, comment prendre
d'assaut la forteresse aux épaisses murailles des oublieux de la
mémoire du monde dont les Alde Manuce, les Waehlens, les Gryphe,
les Etienne, les Froben tentaient de faciliter l'évasion de la
geôle de leurs dévotions?
Au XIVe siècle, ils se comptaient désormais sur les doigts de la
main, les hauts dignitaires de l'Eglise qui se piquaient encore
de lire Horace ou Virgile aux côtés des pionniers - les
Pétrarque, puis les Marcile Ficin ou les Pic de la Mirandole. La
plupart des seigneurs du Moyen Age ne savaient ni lire, ni
écrire, tellement la foi fait bon ménage avec les picotins de
l'ignorance qu'on lui donne à brouter. Quelle titanesque
entreprise de semer sur ce vaste pâturage et en deux ou trois
générations seulement une bourgeoisie et une aristocratie
d'hellénistes et de latinistes! Et pourtant, au début du XVIe
siècle, une masse ardente de néophytes s'était mise à l'école du
trésor des six mille adages grecs et latins d'Erasme, qui
avaient permis de mettre deux langues oubliées à la mode et de
faire bénéficier une Renaissance au berceau d'un snobisme
culturel de bon aloi. Mais ce sont principalement les disciples
de saint Ignace, un guerrier qui avait eu des ennuis avec
l'Inquisition, qui mettront la plume de Cicéron ou de Tacite
entre les mains des Descartes et des Pascal et qui formeront les
Voltaire et les Corneille à l'école de la République romaine. Le
Discours de la méthode que lisent nos écoliers
n'est qu'une traduction du latin que nous devons à la plume du
duc de Luynes et qui a pris un an de retard sur l'édition de
1636. Pascal écrit en latin à Fermat, parce qu'en mathématiques,
"le français n'y vaut rien".
Certes, avec la
fondation du Collège de France, François 1er donnera à
l'humanisme français le moyen institutionnel d'un enseignement
prestigieux, de latin, du grec et de l'hébreu, mais ce secours
tardif date de 1530. La Gaule ecclésiale refusera encore tout
net qu'on apprît le grec dans les monastères et à la Sorbonne,
parce que les retrouvailles des lettrés de la nation avec la
langue des Evangiles pouvait saper l'autorité d'une Eglise qui
avait sanctifié la bonne traduction latine de saint Jérôme, mais
devenue illisible à un clergé d'illettrés que ridiculisera
Rabelais.
2 - Les premiers
pas des langues nationales
Gide tentera
d'expliquer aux éditeurs français devenus de vulgaires marchands
de livres au sein de la civilisation de masse alors sur le point
de remplacer la civilisation de la Renaissance, de leur
expliquer, dis-je, que sauf malentendu politique, religieux ou
sexuel, tout vrai chef d'œuvre demeure nécessairement et
longtemps en attente de ses vrais lecteurs, mais que le génie
enfante de siècle en siècle un public international immense.
Quel commerce paradoxal que celui dont la vocation naturelle est
de combattre la cécité et la sottise dans toutes les langues de
la terre! Mais un demi-millénaire après la Renaissance, les
Nietzsche, les Proust, les Kierkegaard s'éditeront à leurs
frais. Faut-il en conclure que le livre du XXIe siècle
retrouvera sa tâche originelle de géniteur d'une littérature et
d'une philosophie appelées à combattre l'industrialisation de
l'écrit et l'extermination de la poésie sur toute la terre, ou
bien la raréfaction actuelle du public instruit est-elle d'ores
et déjà redevenue aussi dramatique qu'au Moyen Age? Dans ce cas,
la difficulté nouvelle dont souffrirait un Occident désormais
privé d'élan intellectuel et d'éthique tiendrait à la
multiplication inexorable et irréversible des langues locales
qu'appelle une diversification des peuples et des Etats devenue
nécessaire.
Un auteur latin d'aujourd'hui bénéficierait de l'avantage de
s'adresser du moins à tous les latinistes encore éparpillés sur
la planète. Mais de remarquables floraisons nationales ont
entraîné la ruine définitive du rêve renacentriste: on ne
saurait imposer durablement une langue certes universelle, mais
ressuscitée à grand peine, aux idiomes nationaux qui piétinaient
depuis longtemps aux portes d'une multitude de Républiques des
Lettres sur le point de sortir de l'adolescence. La fin du XVIe
siècle connaît déjà des traductions de Suétone en "pur toscan".
Chaque idiome affichait fièrement son folklore tardivement
corseté d'une syntaxe, d'une grammaire et de dictionnaires de
plus en plus volumineux.
Dans son fameux De pronuntiatione, Erasme
constatait déjà la cacophonie des accents régionaux qui gâtaient
un latin artificiellement arraché au tombeau et appris seulement
dans les livres. Ce sont les terroirs qui forment les âmes, les
intelligences et les rythmes. Une langue unique, vénérable et
couverte de bijoux demeure sans défense face aux assauts répétés
de la géographie, des climats et des voix. Un idiome ne
s'apprend que par l'oreille et l'oreille est un organe
territorialisé. Le français est sorti de terre pour ne pas se
presser à l'excès. Tacite écrit : proxima pecuniae cura, (Histoires,
L. I, chap. XX) Allez rendre cela en dix-neuf lettres ! Même
Burnouf traduit en quarante lettres: "Le premier soin fut
ensuite de trouver de l'argent". Une langue aussi économe
raisonne vite et frappe fort - c'est une langue du glaive et du
droit. Les grands traducteurs savent que leur guerre est stérile
: on ne transporte pas une littérature dans une autre, on
n'habille pas de neuf une vieille souveraine.
3 - Les voix du
simianthrope
Cinq siècles
après la cure de jouvence de la raison que nous devons à une
aïeule, le latin, les relations que les langues nationales ont
entretenues de tous temps avec la psychophysiologie des peuples
dont elles sont appelées à faire entendre l'esprit et la voix
soulèvent à nouveau la question de la nature juvénile ou tardive
de la civilisation européenne. Ce continent fier de son grand
âge, mais culturellement au berceau, cherche désespérément ses
cordes vocales d'adolescent et, dans le même temps, son destin
de vaincu de l'histoire un demi millénaire seulement après la
Renaissance le conduit au naufrage précipité de ses timbres
Quelle vassalisation accélérée que celle dont une langue
étrangère brandit triomphalement le drapeau sur ses terres! Les
lecteurs de l'anglais sont à l'école de la lente défaite
politique du Vieux Continent. Qu'en est-il du naufrage de
l'Europe dans l'indistinction linguistique? Il est instructif de
remarquer que le disque de longue durée n'a pas permis le
réapprentissage du latin et du grec en raison de l'inguérissable
diversité des gosiers de province. Or, cette difficulté frappe
désormais les langues vivantes à leur tour.
C'est ainsi que l'Allemagne se demande avec quel accent elle
doit enseigner Goethe à Harvard ou à Princeton, parce que cette
nation n'a pas su davantage unifier la tonalité et le rythme des
Germains que Paris le parler multiface du français populaire.
C'est pourquoi l'artifice de faire passer la cadence du latin
par des poumons parisiens fait se tordre de rire l'humaniste
italien. Quant au grec rythmé par des acteurs français de bonne
volonté, on n'imagine rien de plus contrefait. En revanche, un
Espagnol dont la langue dit vigesimo au lieu du
vicesimo (vingtième), epistola au lieu de epistula
(lettre), domicilio au lieu de domicilium
(domicile) conserve plus aisément le chant de la langue-mère.
J'ai déjà dit que
les idiomes vivants passent par le filtre de l'oreille et que
l'oreille du simianthrope se met à l'écoute des plaines, des
montagnes, des mers et des forêts. Nous disposons de quelques
lignes de Tacite traduites par Jean-Jacques Rousseau. Quel
modèle d'imitation d'un style à la fois laconique et poétique !
Mais si vous plantez un cerisier du Japon dans votre jardin, ce
ne sera jamais le même que celui auquel le climat et les
paysages d'Hokusaï donnent sa place dans une civilisation. La
brièveté ciselée de Chamfort, de La Rochefoucauld ou de
Vauvenargues n'est pas celle, ferme et naturelle du latin.
Il n'est pas sûr
que les Alde Manuce et les Froben auraient été de sûrs
détecteurs des jeunes pousses qui, avec les Villon et les
Ronsard, feront corps avec le génie de leur nation. Mais les
décadences brisent les liens physiques des voix avec leur terre:
l'Europe asservie fleure déjà les patois.
4 - Les langues,
les territoires et les dieux
On ne s'interroge
pas suffisamment sur la signification anthropologique d'un
événement aussi extraordinaire que la résurrection du monopole
d'une langue de civilisation unifiée au sein de toute
l'intelligentsia chrétienne du XVIe siècle. Et pourtant
l'aventure des retrouvailles du monothéisme européen avec un
latin dont les dieux étaient morts depuis plus d'un millénaire
ne doit pas nous aveugler au point de nous interdire
l'enseignement d'une simianthropologie générale dont la portée
culturelle se révèlera plus considérable aux yeux des
générations futures que celle de la réhabilitation
providentielle et tardive des œuvres de la civilisation
polythéiste dont le Vieux Monde est issu.
Comment se
fait-il que la proclamation ait fait mouche selon laquelle
l'univers serait régi par les bons soins d'un régisseur général
dont les superstitions imposées à ses laudateurs étaient bien
moins démentes que celles des religions fondées sur les
immolations d'animaux qu'on offrait en sacrifice à un peloton de
divinités spécialisées ? Comment se fait-il que cette
unification du ciel ait conduit l'Occident à un naufrage plus
spectaculaire de l'entendement naturel du simianthrope que le
précédent ? Il faut attribuer à l'ouverture des vannes d'une
imagination sans frein la chute de l'empire romain dans un
délire cérébral de ce type; le cosmos se changeait maintenant en
un asile d'aliénés dans lequel une espèce subitement transportée
dans l'éternité s'enfermait tout entière et de sa propre
initiative. Les Grecs de sens rassis s'amusaient à raconter les
frasques de Zeus ou d'Aphrodite. A partir d'Aristophane, ils ont
commencé d'en rire au théâtre, tandis que le récit des
élucubrations des théologiens d'une immortalité de bienheureux
privés de nourriture et de sommeil défient l'entendement et ne
font encore rire personne parmi les hébétés du Dieu nouveau.
Maintenant, on faisait massivement emménager nos squelettes dans
un jardin enchanté, mais on cherche en vain l'Aristophane des
chrétiens.
5 - Un paradoxe
Et pourtant, par
un extraordinaire paradoxe, la Renaissance a fait bénéficier
notre espèce d'une autonomie et d'une solidité intellectuelles
partiellement retrouvées; mais la modestie même de cette
reconquête suffit à témoigner de l'échec du second atterrissage
littéraire et philosophique du latin et du grec dans l'histoire
du simianthrope. Pourquoi avons-nous été tout soudainement
livrés à un naufrage cérébral sans égal? Pourquoi était-il si
roboratif d'avoir remis la main sur quelques bribes d'un trésor
littéraire et philosophique qu'on croyait anéanti à jamais?
Parce que la platitude même des idoles anciennes les rendait
moins stupidifiantes que la folie de la nouvelle.
Ce sont nos
retrouvailles avec les dieux trépassés, mais locaux d'autrefois
qui, à partir du XVIe siècle, ont aidé l'Europe à confesser
l'évidence que le génie grec et le génie romain ne s'étaient
épanouis que sur quelques arpents et que les langues, même
cérébralisées par leur extension tardive sur de vastes
territoires ne sont pas faites pour sceller des pactes durables
avec des étendues exogènes et mal proportionnées à leur
complexion et à leur dégaine. La parole simiohumaine ne jette
jamais l'ancre que sur des sols étroits, des climats homogènes
et des psychophysiologies constantes. Aucun Phénix n'est éclos
du génie de la Grèce asservie et étalée sur un empire trop
subitement assoiffé de connaissances scientifiques et
philosophiques. On dégrossit en vain les barbares à l'école des
penseurs, des mathématiciens et des physiciens des vaincus.
C'est pourquoi toute l'éloquence des sophistes et des rhéteurs
romanisés ne colportaient hors des frontières de l'Hellade que
de maigres recettes de la logique et de la dialectique
universelles de la République athénienne. De même, le latin
importé des XVIe et XVIIe siècles n'a pas enfanté une seule
œuvre rivale de celles d'Horace ou de Virgile.
6 - Les leçons
anthropologiques de la Renaissance
On dira que L'éloge de la folie d'Erasme tranche
quelque peu avec la timidité intellectuelle du monothéisme
chrétien latinisé; mais les conquêtes de la raison critique du
début du XVIe siècle sont demeurées tellement microscopiques
qu'il ne faut pas chercher davantage, dans l'ironique apologie
de la folie simiohumaine du grand Hollandais, qu'une moquerie
amusée des superstitions catéchétiques les plus ridicules des
chrétiens de l'époque. L'audace intellectuelle du grand
humaniste est ailleurs - dans la Disputatiuncula de taedio
et pavore Christi de 1499, par exemple, qui préfigure
les radiographies anthropologiques à venir, celles qui mettront
en évidence la sauvagerie du meurtre de l'autel des chrétiens.
Quant à la langue d'Erasme, le grand philologue retrouve
seulement, et à son corps défendant, dirait-on, les balancements
de l'éloquence cicéronienne dont il voulait se délivrer; et l'on
sait qu'un siècle plus tard, la période de Bossuet demeurera un
décalque des cadences de l'auteur des Catilinaires
somptueusement reforgées sur l'enclume d'une théologie des
vanités de ce monde. Pis que cela: le latin de la Renaissance
demeure un artefact. Un vocabulaire outrageusement élémentaire y
aide les commentateurs à manier un latin neutralisé. On trouvera
de parfaits modèles de cette syntaxe dans les annotations en
latin d'école des discours de Cicéron ou des écrits de
Tite-Live, de Suétone ou de Tacite publiés du XVIIe au XIXe
siècle. Quant au XXe siècle, les notes explicatives de l'édition
complète de l'Opus epistularum d'Erasme que nous
devons à P.S. Allen à Oxford sont réservées aux seuls latinistes
anglophones de la planète.
Pourquoi cet échec du latin même parmi les latinistes
professionnels? Pour le comprendre, lisez seulement la
traduction du Discours de la méthode du duc de
Luynes de 1637 évoquée plus haut et à laquelle Descartes a sans
doute prêté la main. Quelle supériorité du gaulois sur un latin
appris et demeuré scolaire, quelle fermeté juvénile des
démonstrations, quelle vivacité et quelle intrépidité dans la
mise en lumière des évidences les plus aveuglantes dont se
nourrit le bon sens et la gouaille du français!
7 - Brouter les
langues sur place
Dans ses Exercices de conversation et de diction
françaises pour étudiants américains , Ionesco fait dire
à Jean-Marie: "N'est-ce pas du bon français que je parle en
ce moment?" - Et il lui est répondu: "Ce n'est pas du
vrai français. C'est traduit de l'anglais." Ionesco aurait
pu rappeler qu'une langue sans terre est un orphelin de
naissance et que le français est une langue qu'il faut apprendre
à brouter sur place. Faute de s'enraciner dans un sol, on ne
produit jamais que des fleurs artificielles.
Aussi les humanistes de la Renaissance ont-ils commencé par
tenter de se donner un sol ; et ils se sont agrippés en vain au
seul latin de Cicéron, parce qu'il leur fallait conjurer le
risque d'hérésie que couvait toute phrase étrangère au
vocabulaire et aux tournures du grand orateur dont Atticus
soulignait pourtant les négligences au crayon rouge. Qu'en
serait-il d'une langue française devenue aussi mémorable que le
latin, mais tellement oubliée que ses érudits ne seraient que
des spécialistes de Racine ou de Voltaire, de Victor Hugo ou de
Balzac, de Ronsard ou de Villon? Imagine-t-on une civilisation
française ressuscitée par des érudits dont les uns auraient
appris à n'user que du français de Voltaire, les autres se
seraient rendus imbattables à l'école de Racine, les troisièmes
ne jureraient que par Victor Hugo, qui a pourtant inventé des
centaines de mots nouveaux et qui disait que s'ils n'étaient pas
encore français, ils allaient le devenir?
Les latinistes européens, eux, sont tellement devenus des
connaisseurs d'un seul auteur ou de quelques-uns qu'Erasme
lui-même a peiné sur le latin du premier romantique du
christianisme, un certain saint Augustin. Un écrivain français,
même d'un talent médiocre sait pasticher Montesquieu, Montaigne
ou un Corneille prosateur - on en trouvera de beaux exemples
dans les exercices du regretté Paul Reboux. Mais de même que les
élèves aux beaux-arts apprennent à copier les toiles de maîtres,
des humanistes qui auraient nourri la haute ambition d'enrichir
la langue latine de chefs-d'œuvre dignes de Plaute et d'Horace
n'auraient produit que des exploits de plagiaires.
Juste Lipse - 1547-1606 - a passé trente ans à étudier la langue
de Tacite, dont l'œuvre avait été partiellement retrouvée et
éditée pour la première fois en 1515 par un Médicis, le pape
Léon X, puis, dès 1517, dans une version améliorée par Alde
Manuce. La connaissance que Juste Lipse avait acquise du style
du grand historien était telle qu'il avait récrit les livres
perdus des Annales à l'aide de Suétone, d'Aulu
Gelle et de Dion Cassius. Malheureusement, son glorieux pastiche
des Livres VII à X et de la fin du Livre XVI n'a pas été publié
et le manuscrit s'est perdu, sinon nous saurions par un pastiche
du célèbre humaniste comment Tacite aurait raconté la mort de
Séjean, le règne de Caligula et les derniers jours de Néron.
Comment se faire encore entendre de la planète tout entière si
le déclin des petits fils d'Athènes et de Rome est devenu le
drame trans-national de la modernité et si nous ne disposons
plus d'une langue mondiale pour écrire la tragédie de la mort de
notre civilisation ? Décidément l'examen anthropologique des
conditions de fécondation des langues écrites et
universalisables se situe désormais au cœur de la réflexion sur
le destin politique du Vieux Monde.
8 - Les langues et
les patries
Puisque les voix
portent le sceau d'une identité collective forgée par une terre
et un climat, jamais l'Europe n'émettra la musique d'une
alliance commune des esprits avec les corps. Quelles sont donc
les dernières chances du français ? Un écrivain gaulois ou
espagnol s'installait dans le potager de la parole et de la vie
latines des Romains sur le même modèle que nos auteurs montent
de leur province à Paris. Mais l'Europe des idiomes
disposera-t-elle un jour d'un phare cérébral dont l'éclat
franchirait les frontières étroites des nations et des langues?
L'élan et le souffle d'une identité politique conquérante
est-elle à jamais interdite à une Europe compartimentée entre
des phonétiques façonnées par des cultures et des territoires
distincts? Pour tenter de l'apprendre, interrogeons-nous sur la
connaissance spectrographique des relations que les
prononciations entretiennent avec les identités nationales.
Les Flamands ont
conquis la prospérité économique qui sert désormais de levier
politique à leur ambition nationale retrouvée, celle d'imposer
leur langue à un Etat, tellement les tonalités territoriales
expriment l'homme local au plus profond de son être. C'est
pourquoi l'accent des Hollandais flamands diffère de celui de
Rotterdam, comme celui de l'italien des Tessinois de celui des
Romains.
Les exemples les
plus frappants du pacte que les nations concluent avec
l'orchestration et la démarche de leur parole ne sont pas
seulement ceux, si évidents, de la Catalogne ou du Pays basque ;
la Suisse dite alémanique illustre à merveille le fossé qui se
creuse entre les peuples et les nations en raison de la
séparation entre leur langue de culture et la tonalité d'origine
psychobiologique de leurs phonèmes quotidiens. Toute
l'intelligentsia de la partie germanique du pays de Guillaume
Tell use d'un patois à peine moins étranger à l'allemand
littéraire de Cologne ou de Berlin que le provençal du français.
Mais les discours au Parlement, les sermons dans les temples,
les plaidoiries dans l'enceinte des tribunaux, les cours
universitaires sont prononcés dans la langue de Goethe - le
patois n'a les honneurs de l'imprimerie que rarement et
seulement depuis quelques années. Dans quelle langue va-t-on
présenter les nouvelles du pays et du monde à la télévision ou à
la radio helvétiques ? Impossible de recourir au dialecte pour
la simple raison que celui de Berne n'est pas celui de Zürich et
qu'il y a autant d'accents d'un dialecte pourtant globalement
partagé que de cantons suisses. Mais la diversité des accents
populaires des Helvètes rend le parler de leur langue écrite si
lourd et si grasseyant jusque dans la bouche de leurs élites
qu'il a fallu faire appel à des présentateurs de nationalité
allemande afin de ne pas ridiculiser à outrance le pays aux
oreilles du pays de Goethe.
Mais encore une
fois, si les Suisses-allemands, comme on dit, s'exprimaient avec
l'accent de Dresde ou de Stuttgart, il n'y aurait pas
d'Helvétie, si les Vaudois parlaient comme les Parisiens, un C.
F. Ramuz n'aurait pas consacré sa vie à tenter de faire entrer
le parler des paysans de l'endroit dans la haute littérature
française et dans la Pléiade, si les Fribourgeois et les
Valaisans parlaient le français de la France citadine et
lettrée, la population campagnarde ou provinciale n'aurait
jamais réussi à s'intégrer à la Suisse en tant que nation dotée
d'une identité vocalisée.
La même aporie caractérise les Etats-Unis: si l'anglo-américain
vulgaire n'était pas éructé du fond de la gorge et s'il cessait
de jurer avec celui de la reine d'Angleterre, il n'y aurait pas
d'identité linguistique nationale du Nouveau Monde. Il y a
trente ans encore, on engageait des Anglais de souche à la
télévision de Washington, de Chicago, de Los Angeles ou de San
Francisco, parce qu'à l'exemple du parler des Helvètes, la
langue anglaise n'accède au rang des langues de culture et à
l'esprit d'une civilisation de l'écriture que si elle est
prononcée avec l'accent d'Oxford ou de Cambridge. Une nation
vivante est toujours fondée sur plusieurs parlers, dont les
accentuations rustiques et les rythmes paysans ressortissent au
folklore; mais si les tirades du Cid ou les vers
de Mallarmé faisaient sonner l'accent de la Canebière à nos
oreilles, il n'y aurait pas de nation et de civilisation
françaises.
Encore une fois,
comment faire entendre dans le monde une Europe qui ne disposera
jamais plus d'un phare linguistique dont l'écrit franchirait les
frontières étroites des nations ? La semaine prochaine, je
tenterai d'ouvrir quelques pistes à une interrogation aussi
sacrilège. .