Théopolitique, La laïcité face aux
mythes religieux
Quand l'islam
s'éveillera, quand l'islam s'enfantera
... (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 21 octobre
2012
1 -
Qu'est-ce qu'un
prophète ?
Les encyclopédistes ignoraient que leur
siècle les avait chargés de faire
progresser à petits pas la morale et
l'intelligence d'un dieu tueur et utile
aux Etats tueurs en tous temps et en
tous lieux. L'époque croyait encore
qu'une divinité proclamée "parfaite" par
acclamations y gagnerait nécessairement
ses titres à l'existence dite "réelle";
et ils ne se demandaient en rien de
quelle sorte d'existence sommitale, mais
rebelle à un consentement universel des
savants et des ignorants réunis, les
prophètes du surréel religieux se
réclament, parce que saint Anselme
s'était contenté de soutenir, en plein
Moyen Age, qu'un Zeus dont la
"perfection" demeurerait privée
d'existence psychophysique dans
l'étendue serait un carré rond. Mais
cette aporie se situe désormais au cœur
de l'humanisme angoissé de notre temps;
car nos biographes des prophètes tissent
leur récit d'aveugles autour du trou
noir que le verbe exister ouvre sous
leurs pas. La musique de Mozart, quel
trou béant au cœur de la vie d'une
simple charpente, la guerre aux idoles,
quel trou noir au cœur d'une ossature!
Le XXIe siècle sera celui de l'accès des
sciences humaines au décryptage
anthropologique des trous noirs.
2 - Les
blasphèmes créateurs
Quel est l'œil qui permet à Isaïe
d'annoncer à ses congénères épouvantés
qu'ils n'ont jamais adoré qu'un monstre
forgé à leur "image et ressemblance"?
Peut-être la noblesse et la grandeur des
accoucheurs de la transcendance de
l'homme et de ses ciels terrifient-elles
les fuyards en troupeaux de la nuit
animale. Il faut un courage " divin " de
la raison pour plonger le regard dans
l'âme et l'intelligence des grands
solitaires du cosmos. Mais si le Dieu
sanglant des offertoires et des
propitiatoires n'a jamais existé
ailleurs que dans les circonvolutions
cérébrales des tueurs qu'il aura pris au
service de ses autels, quelle "grâce"
grandiose et terrible que d'apprendre à
nous connaître à l'école d'un Dieu
d'assassins dévotieux! Décidément, le
tueur bruyamment applaudi de la Genèse
nous enseigne en retour à prononcer les
blasphèmes des géniteurs de "dieux
uniques", décidément, la langue grecque
nous trompait, elle qui appelait les
prophètes des " interprètes des dieux "
et de leurs oracles. Un prophète est
toujours le géniteur d'un dieu nouveau.
-
Andres
Behring Breivik et
l'anthropologie critique(2)
,
7 octobre
2012
-
Andres
Behring Breivik et
l'anthropologie critique
,
30
septembre 2012
Mais
alors, quel est le sens du verbe
exister quand le miroir géant que
nous tendent nos idoles se décide à
refléter l'âme et l'encéphale
nécessairement impies d'un grand
prophète? Si Hamlet, don Quichotte ou
Antigone n'existent nullement dans
l'étendue des géomètres, comment un
prophète présenterait-il ses sacrilèges
en chair et en os sur nos rétines,
comment un Muhammad inspiré jouerait-il
au perroquet du maître qu'il a vocation
de défier, comment un Jésus suicidaire
serait-il le perroquet du tueur du
Déluge, comment un Isaïe se ferait-il le
perroquet de l'immolateur d'Isaac auquel
il dérobe par ruse une victime
innocente, si toute divinité tombée dans
l'espace et le temps est une idole
prisonnière du verbe exister dont
l'humanité secoue en vain les barreaux?
3 - Comment
regarder une idole ?
Il faut donc se demander du haut de quel
ciel délivré de l'étendue et des heures,
les prophètes parlent d'un "Dieu unique"
dont l'odeur de sainteté est celle de
son absence de tous les cadrans. En
vérité, ce n'est pas le Dieu au cerveau
disloqué devant lequel leurs congénères
se prosternent qui les fait parler en
maîtres à l'idole qu'ils apostrophent
rudement et à laquelle ils enjoignent de
comparaître devant leur tribuna. Isaïe
est un œil furieusement braqué sur
l'infirmité de Jahvé. Son regard d'aigle
observe du haut des nues le paltoquet de
l'absolu tapi sous le sot matamore du
cosmos de la Genèse. Comment les boîtes
osseuses nées pour réduire les dieux à
des mulots dans un champ observent-elles
la chair et le sang des idoles de la
tribu? Comment se fait-il que la rétine
des prophètes reflète des bêtes
prosternées devant des idoles?
L'œil des Muhammad, des Isaïe, des
Ezéchiel observe une espèce agenouillée
dans un miroir; et ce miroir immense, ce
sont les tueurs célestes eux-mêmes qui
le leur tendent. Le prophète regarde un
animal agenouillé, le front dans la
poussière; et cet animal, ils le voient
donner la réplique à sa propre
poussière. Quel est donc le carnassier
devant lequel se plantent les prophètes
et qu'ils fixent droit dans les yeux?
Toujours et partout, c'est Caïn le
biface qu'ils contemplent en sa
dichotomie entre le ciel et la terre.
Abraham retire Isaac de l'étal du
boucher du ciel, Rome replace l'Isaac
des chrétiens dans le bloc opératoire
qu'on appelle l'histoire, Muhammad
retire l'offrande d'une potence aux
adorateurs d'une crucifixion dédoublée-
et, chaque fois, l'idole réfutée n'est
autre qu'un Caïn biphasé.
Décidément, si les prophètes se révèlent
les contempteurs du ciel bifide des
simianthropes de leur temps, si ces
visionnaires mettent toujours le fardeau
de leur génie sur les épaules d'une
divinité auto-glorifiée et s'ils ont
besoin de la poutre de soutènement d'un
Titan dédoublé afin de se rendre
crédibles à leurs congénères, alors
Muhammad nous entraîne dans une
dialectique dont le fil d'Ariane
s'appelle la logique socratique; et
c'est l'échelle de Jacob du grand
Athénien, celui d'une dialectique
accoucheuse qui assure l'envol de
l'abeille maïeuticienne dont le miel
nourrit la pensée occidentale depuis
vingt-cinq siècles. Quelle boîte de
Pandore que la mort du "Dieu" des singes
schizoïdes si le couvercle s'est refermé
sur un prisonnier incapturable -
l'abeille de la pensée!
4 - Les apports
de l'islam pensant à l'Occident
En vérité, dit l'essaim à la ruche,
trois directions fondamentales feront
débarquer la pensée musulmane dans le
monde des abeilles socratiques. Le
premier sera la réfutation du mythe
chrétien de l'incarnation du divin. La
croyance que certains hommes seraient
des Jupiter de chair et de sang est
commune à tous les peuples demeurés dans
l'enfance. Elle s'enracine dans le
polythéisme, qui dotait les dieux d'un
corps plus massif et plus vigoureux que
celui de leurs adorateurs. Cette
mythologie s'est ensuite transportée
dans l'armée: la république romaine
avait tenté de l'éradiquer, mais les
légions de Scipion l'Africain
demeuraient convaincues que leur général
devait ses victoires à son statut divin.
Selon Tite-Live, le vainqueur d'Hannibal
n'opposait que de molles dénégations aux
insinuations flatteuses de l'armée.
Alexandre avait donné l'exemple des
avantages stratégiques de se faire
élever au rang d'une divinité. Ayant
reçu une flèche dans la cuisse,
l'ennemi, épouvanté d'avoir blessé un
Céleste, s'était rendu à merci.
Quant aux
philosophes athéniens présents dans
l'armée du grand Macédonien, ils avaient
seulement fait valoir qu'un privilège
aussi exorbitant devait demeurer réservé
aux morts dont le destin méritait qu'on
leur rendît un honneur aussi sage
qu'insurpassable. On sait que les
empereurs romains d'un grand renom, à
commencer par Jules César, étaient
solennellement divinisés par le Sénat
après leur trépas, mais sans qu'on sût
distinguer clairement les fruits de la
gratitude politique de ceux du
patriotisme théologisé. Suétone rapporte
des propos impies de Jules César et il
s'en étouffe d'indignation. Rares sont
les esprits de l'antiquité qui ont osé
se moquer des dieux de l'Etat à la
manière d'Aristophane dans Les
Oiseaux, qui avait affamé les
ripailleurs du ciel par une grève des
bouchers et des charcutiers qui
alimentaient en chair fraîche leurs
autels jour et nuit. Le plus souvent les
Célestes se vengeaient sans tarder de
leurs profanateurs. Flaminius ayant
négligé leur avertissement, ils
l'avaient fait tomber de cheval et fait
courir tout droit au désastre du lac
Trasimène.
5 -
Les embarras d'un Dieu incarné
Naturellement, le célèbre Nazaréen que
les chrétiens ont chargé d'humaniser
Jahvé - lequel a bien vite cloué sa
viande sur la potence que vous savez - a
toujours refusé une mythologie aussi
ridicule - mais il était inévitable,
compte tenu des mentalités de l'époque,
que le fils charnel de Marie
bénéficierait d'une promotion posthume
digne des miracles physiques qu'on lui a
attribués. Néanmoins sa légende n'a
définitivement pris corps et ne l'a fait
bénéficier d'un statut officiel d'une
divinité en chair et en os qu'au concile
de Nicée en 325, puis de Chalcédoine en
450. Aujourd'hui le catéchisme officiel
de l'Eglise catholique prend encore
grand soin de préciser que Jésus est une
divinité au sens anatomique du terme.
Par conséquent, sa rate, son foie et ses
viscères sont aussi physiquement divins
que l'étaient ceux de Zeus, de Poséidon
ou d'Hercule. C'est dire que seul
l'islam sera en mesure de donner au
christianisme de demain l'impulsion
spirituelle et intellectuelle décisive
de rejeter un dogme dont le physicisme
horrifiait Socrate, comme il est rappelé
plus haut.
Mais, d'ores et déjà, la spectrographie
anthropologique des décisions
conciliaires illustre les embarras dans
lesquels la raison simiohumaine se
trouve empêtrée et les apories dont
témoigne la longue histoire de
l'encéphale de cet animal. Alors que les
hérétiques qui, au concile de Nicée en
325, mettaient en doute l'unité
psychophysiologique du Dieu incarné,
avaient payé leur hérésie de leur vie,
notamment leur chef, Nestorius, le
concile de Chalcédoine de 450 a précisé
que Jésus n'est Dieu
qu'occasionnellement et plus
précisément, quand il se trouve occupé à
faire des miracles. Le Dieu marche sur
la mer, ressuscite Lazare, multiplie les
pains ou guérit une hémorroïdesse, mais
redevient un homme quand il tombe de
fatigue ou se met en colère.
Naturellement les théologiens chrétiens
ne vous expliquent pas comment un Grand
prophète passe sans relâche d'un statut
à l'autre et selon les exigences du
moment. Et si un Dieu ne renverse pas
les tables des changeurs dans les
temples, pourquoi l'avoir rabaissé au
rang d'un Karl Marx de l'antiquité?
6 - L'islam, la
science et le ciel des poètes
Le second apport décisif de l'islam
pensant de demain à un Occident
décérébré sera la fécondation de
l'intuition scientifique de Muhammad,
également évoquée plus haut, selon
laquelle le vrai "Allah" ne saurait se
trouver "présent" dans le monde
tridimensionnel de la physique et de la
géométrie traditionnelles et que le
verbe "exister" - pris dans son sens
religieux - ne saurait se conjuguer à
l'échelle du temporel, ce qui permettra
à l'Occident de retrouver le plus
"musulman" des mystiques chrétiens, le
poète Jean de la Croix, cet explorateur
méthodique de la "nuit des sens" et de
la "nuit de l'entendement", dont la
rigueur logique a transporté l'esprit
cartésien au cœur la pensée mystique de
l'époque.
La
troisième fécondation de l'Occident par
l'islam à venir portera sur les
relations que le génie religieux
entretient avec celui d'Orphée. Comment
se fait-il qu'Homère, Pindare, Ovide,
Isaïe, Ezéchiel, Muhammad étaient des
poètes visionnaires? Au cœur du
christianisme espagnol, le souverain de
la "théologie négative" évoqué ci-dessus
a été proclamé le "prince des poètes"
nationaux. Mais aux yeux des Grecs, le
génie poétique se partageait déjà entre
Apollon et Orphée, le visiteur de la
mort et le "résurrecteur" (Victor
Hugo) d'Eurydice.
7 -
Quand l'Islam s'éveillera…
Quand l'islam s'éveillera, ses
philosophes éclaireront d'une vive
lumière les failles, les lacunes et les
contresens dont l'héritage
anthropologique de la Grèce et de Rome
se trouve la victime depuis un
demi-millénaire sous la plume des
humanistes occidentaux. C'est que le
sceptre d'un homme-dieu mettait un
bandeau sur les yeux des interprètes
même devenus semi rationalistes. Je n'en
prendrai que deux exemples, Tite-Live et
Quinte-Curce.
Le
premier est riche de réflexions
pré-anthropologiques sur les relations
que la géographie entretient avec la
mentalité des peuples et des nations,
mais ses analyses n'ont été reprises que
partiellement - et dix-huit siècles plus
tard - par le Montesquieu de
L'Esprit des lois. Le génie
prospectif du baron de la Brède a été
méconnu au point que sa mort, en 1755,
n'a trouvé que peu d'écho chez les
encyclopédistes. Seul le baron de Grimm,
un Allemand francisé et bon latiniste,
connu pour ses lettres sur la vie
parisienne à Frédéric II en dix-huit
volumes, a magnifiquement salué la
grandeur de Montesquieu et en a compris
la postérité, parce que le siècle de
Voltaire lui-même n'était pas mûr pour
s'engager dans la voie ouverte par
l'islam, qui souligne dans le Coran que
ce sont les parents qui enseignent à
leurs enfants la doctrine et les dogmes
du dieu de l'endroit, même si la
croyance en l'existence d'un dieu unique
répond à un sentiment universel.
Naturellement, qu'un sentiment
unanimement partagé servait de preuve de
l'existence d'une divinité n'était pas
encore une proposition réfutable au VIIe
siècle.
Quant à Quinte-Curce, ses analyses de
l'auto-divinisation d'Alexandre auraient
dû donner à la Réforme une immense
avance intellectuelle sur tout
l'humanisme d'esprit catholique et
romain du XVIe siècle. Au début, le
luthéranisme, le calvinisme et même
l'église presbytérienne ne s'y étaient
pas trompés : toutes les éditions du
grand historien romain depuis 1470 (vér)
jusqu'au XVIIIe siècle ont répondu à
l'esprit protestant, parce que
Quinte-Curce portait en germe un
arianisme beaucoup plus profond que le
précédent et articulé aussi bien avec la
politique qu'avec l'art de la guerre.
Mais bientôt, le danger politique
d'aborder un sujet aussi sacrilège dans
une civilisation encore tout entière
placée sous le sceptre d'une Eglise
puissamment hiérarchisée et sous
l'autorité religieuse d'un prophète
physiquement divinisé a mis un terme non
seulement à l'élan intellectuel de la
Réforme, comme le constatera Voltaire,
mais à l'audace d'un décryptage des
arcanes du genre simiohumain.
8 -
Brève spectrographie anthropologique de
deux théologies
Le
protestantisme se veut à la fois proche
du judaïsme par sa conception
patriarcale et sacramentalisée de
l'autorité du père de famille et par une
théologie hautement sélective de la
"grâce": le juif et le protestant se
sentent des élus du ciel, donc des
privilégiés d'une révélation absolue.
Mais, dans le même temps, la Réforme est
virtuellement "islamiste" par
l'ouverture de la foi et de la doctrine
à la miséricorde et à la charité. En
principe, ces dispositions du cœur ne
devraient pas mettre de "lourds
fardeaux sur les épaules d'autrui".
De plus, l'évangélisme luthérien et
calviniste se réclame, comme le Coran,
du rejet pur et simple d'un clergé
pléthorique, ploutocrate, ritualiste,
impérieux et armé d'une orthodoxie
policière.
C'est pourquoi la rencontre encore
potentielle, mais féconde entre l'islam
civilisateur d'un côté et les
retrouvailles de l'Occident avec un
humanisme interrogateur de l'autre,
exigera la construction d'un pont entre
le protestantisme d'esprit pastoral et
le rejet résolu de la substantification
stupéfactoire d'une "vie spirituelle"
livrée aux magiciens d'un culte
seulement plus habilement barbouillé de
sang que le précédent. Mais la théologie
protestante n'est plus qu'un désert
aride, faute qu'elle ait approfondi avec
vaillance la question cruciale du statut
anthropologique du meurtre sacré des
chrétiens et de son alliance avec le
sacrifice d'Iphigénie.
Les encyclopédistes se montrent pleins
d'admiration pour les horreurs
religieuses dont la tragédie grecque est
remplie. Les humanistes de l'affaire
Calas n'ont pas un mot de réflexion sur
les attaches du sacrifice de la croix
avec celui des païens. Aussi Luther et
Calvin ne savent-ils sur quel pied
danser, tellement l'omniprésence du
mythe de la naissance virginale d'une
divinité vouée à l'immolation
sacrificielle de la brebis des juifs
étouffe dans leur esprit toute tentative
d'approfondissement du tragique grand
ouvert au cœur de l'humanisme
occidental. Certes, le dogme païen de la
matérialité physique d'une divinité
avide d'appâts ne se laissera pas
éradiquer de sitôt de l'esprit
gréco-latin, qui demeure fondé sur le
paiement d'un tribut sanglant aux dieux
dont l'Egypte n'avait pas réussi à le
guérir. Mais comment légitimer, même
dans les pays nordiques, une Eglise dont
le prophète ne se laisserait ni
transporter en chair et en os dans un
ciel des corps ressuscités, ni clouer au
sol, alors que l'islam populaire
lui-même est aussitôt retombé dans une
mythologie du paiement d'une dette à un
négociateur divin?
9 -
L'écartèlement d'une civilisation
Et pourtant le désert anthropologique
qu'occupe la théologie protestante de la
transcendance et de la "vie spirituelle"
demeure riche des promesses endormies de
la raison musulmane. Certes, celle-ci a
été étouffée dans la double fatigue du
ritualisme de masse et du formalisme;
mais l'aile translittéraliste des deux
religions bénéficiera des enseignements
anthropologiques à tirer de l'évolution
mondiale de l'art depuis la fin du XIXe
siècle.
Qu'est-ce à dire? L'Occident avait
trouvé dans la médiation de la peinture
et de la sculpture renacentistes - et
notamment dans le culte païen de la
nudité des corps - un moyen "réaliste"
de fonder le sacré sur le mythe de
l'incarnation du divin, alors que depuis
le trépas du polythéisme, le surnaturel
refuse de se loger dans les musculatures
les mieux venues. Aussi l'art occidental
est-il un écartelé de la plastique. Il a
beau tirer l'image en tous sens, dans
l'espoir que la fidélité de la copie
veuille bien déborder de son tracé et
communiquer avec un absolu délocalisé;
mais ni l'exubérance d'un Rubens, ni
l'ascèse d'un Greco, ni la piété d'un
Fra Angelico ne portent le mythe de
l'incarnation de Zeus au "spirituel".
Comment une copie du monde, même
crucifiée, comment une reproduction
exacte, même idéalisée de l'univers des
apparences, comment l'imitation même
parfaitement réussie des anatomies
masculine et féminine feraient-elles
débarquer Aphrodite Callipyge - aux
belles fesses - dans une transcendance
de la beauté censée à la fois
authentique et palpable ? Alors
l'Occident et l'Islam ont tous deux
imaginé que l'épure géométrique se
déciderait à véhiculer le sacré, que
l'abstrait porterait le rationnel à la
transcendance, que la raison euclidienne
charrierait une mystique - espérance
aussi vaine, naturellement, que le
regard réaliste retrouvé par le
subterfuge de la "mise en perspective "
de la nature.
Depuis la mort d'Erasme en 1536, c'est
seulement sur la pointe des pieds que
les théologiens protestants se sont
risqués à désubstantifier le divin païen
et catholique confondus. Il a fallu
attendre le Zarathoustra de Nietzsche,
un fils de pasteur, pour que - mais dans
une méconnaissance universelle de la
nature poétique et métaphysique
confondues de l'entreprise du philosophe
- une généalogie psychique non
matérialisable et non chosifiable des
étapes du "divin" et de l'esprit
prophétique vît le jour. Seul Gustav
Jung, fils de pasteur, lui aussi,
tentera de préciser la logique interne
du devenir psychique de ce "dieu".
10 -
Demain l'islam et la civilisation du
tragique
Si nous nous demandons maintenant
quelles caractéristiques doctrinales une
religion doit nécessairement présenter
au tribunal de l'intelligence pour
accompagner et même pour inspirer la
lente et difficile conquête d'une
méthode historique ambitieuse de porter
un regard du dehors sur l'humanité, seul
l'islam remplit les conditions
formelles, mais indispensables au
pilotage de la raison mondiale dans
cette direction; car il faut à la fois
que le songe sacré plonge la divinité
dans un mystère abyssal et à jamais
inaccessible et que, d'autre part, la
cosmologie mythique ne mette aucune
entrave aux victoires imprévisibles et
angoissantes de la science.
D'un côté, une pensée scientifique
délivrée de la crainte que lui inspirait
un maître redoutable du cosmos ne fera
que reculer à l'infini et rendre à
jamais infranchissables les limites de
la connaissance des idoles en tant que
telles, de l'autre, l'épaississement
inexorable du mystère d'un monde sans
écho et sans voix maintiendra allumée la
quête tragique du sens à laquelle le
grossissement constant de notre pauvre
boîte osseuse ne cesse de nous
condamner. Nous demeurons une
excroissance mystérieuse du chimpanzé
évolutif, mais nous pouvons du moins
cesser de trembler de tous nos membres.
C'est à ce titre que l'islam virtuel
annonce l'avenir d'une planète en voie
de cérébralisation, parce qu'il sera
bien impossible que le "sens" rompe un
jour les digues de l'humain et débarque
dans l'univers de la matière.
J'exposerai un jour comment l'islam a
rendez-vous avec l'interprétation
anthropologique du génie grec que
l'Occident a manquée, alors même que
deux poètes, professeurs de grec l'un et
l'autre, Nietzsche et Unamuno ont mis en
évidence le "sentiment tragique de la
vie" au plus profond d'une civilisation
qui disait: "Les dieux font mourir
jeunes ceux qu'ils aiment".
Quand la
civilisation islamique sortira de son
long sommeil, elle donnera naissance à
un type d'intellectuels plus éloignés du
formalisme religieux et de la lecture
littérale du Coran qu'Erasme de la
scolastique du Moyen Age.
Messieurs les caricaturistes de
Muhammad, dites-moi où se cache votre
poussière, Messieurs les limiers des
prophètes, dites-moi quels ossements
vous vous donnez à croquer, Messieurs
les fossoyeurs, porteriez-vous votre
propre cadavre en terre? Dans ce cas,
sachez que les prophètes ne sont pas
livrés aux vers, sachez que les
prophètes n'ont pas de cadavre.
Reçu de l'auteur
pour publication
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