Analyse
L'Islam, l'Occident
et l'éthique
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 19 octobre 2009
Introduction
a - La paix et la justice
Le 21 septembre dernier, je mettais sur mon
site une analyse intitulée
Gaza, carrefour de l'éthique mondiale.
Entre temps, M. Barack Obama s'est vu couronner des lauriers du
Nobel de la paix, ce qui m'a conduit à demander à Shakespeare si
ce Président des Etats-Unis ne se serait pas échappé de l'une de
ses tragédies pour bondir sur la scène du monde.
-
M. Barack Obama est-il un
personnage shakespearien ? II, Radioscopie d'un prix Nobel de la
paix,
12 octobre 2009
-
M. Barack Obama est-il un
personnage shakespearien? La Démocratie sacrificielle et le
tragique de l'Histoire, 5
octobre 2009
Aujourd'hui, je mets en ligne une
réflexion anthropologique sur l'éthique universelle à laquelle
la politique mondiale est censée se conformer. Cette analyse a
pris des proportions qui me contraignent à la diviser en deux
parties - la seconde sera diffusée le 25 octobre. C'est que
l'ambition évangélique hautement affichée de faire "régner la
paix sur la terre" se trouve tragiquement séparée de la pesée de
"l'esprit de justice", cet acteur censé inspirer les clauses des
traités internationaux. Ce divorce résulte du seul fait que le
vaincu signe nécessairement la paix sous la contrainte du
vainqueur. La capitulation sans condition du perdant sur le
champ de bataille est la règle en droit international. C'est
dire que l'éthique de tous les Etats du monde ne couronne jamais
que la justice du glaive. L'attribution précipitée d'un prix
Nobel des colombes à un néophyte de la sainteté
politiqueprésuppose nécessairement qu'il imposera sur la scène
internationale une paix qu'on proclamera juste pour avoir imposé
aux belligérants qu'ils mettent bas les armes. L'idéalisme de
convention des démocraties risque de livrer les pièces du jeu à
une confusion bénédictionnelle tellement irrémédiable sur
l'échiquier de la Liberté du monde que le problème posé en sera
rendu plus insoluble qu'auparavant.
Qu'est-ce qu'une
paix qualifiée de "juste" au sens absolutoire du terme ? La paix
de 1870 portait en germe la guerre de 1914, parce que la France
ne pouvait accepter la perte définitive de l'Alsace et de la
Lorraine et la paix de 1919 rendait inévitable le déclenchement
de celle de 1940, parce que l'Allemagne ne pouvait accepter ni
la perte définitive de la Ruhr, ni le paiement de dommages de
guerre tellement titanesques qu'ils allaient fatalement conduire
la République de Weimar à l'effondrement du mark et à
l'ascension non moins inévitable d'une dictature. Les
confessionnaux du suffrage universel font débarquer sur le
marché et portent au pouvoir une classe dirigeante nullement
intéressée à laver l'humiliation des peuples vaincus, comme en
témoigne l'occupation militaire, soixante cinq ans après la fin
des hostilités, du territoire des trois vaincus de la dernière
guerre par plus de trois cents puissantes garnisons.
b - La
démocratie de la justice des anges
Nous nous
trouvons donc à un tournant crucial de l'histoire de la planète,
parce qu'il s'agira de savoir si une paix durable au Moyen
Orient pourra se fonder sur le reniement radical des principes
fondamentaux réputés régir l'éthique internationale du politique
et qui passent, depuis plus de deux siècles, pour légitimer le
droit, largement angélique, des peuples démocratiques à disposer
d'eux-mêmes. C'est dire que, pour la première fois dans
l'histoire de notre astre errant, la question du statut mondial
de la justice politique débarquera dans la pesée de la validité
de l'existence même d'un Etat proclamé souverain par la
communauté internationale.
Cette difficulté
se trouve aggravée du fait que, non seulement Israël n'acceptera
jamais que le monde entier proclame illégitime l'expansion sans
limite de son territoire par la force des armes; mais, de
surcroît, du fait que la science politique d'aujourd'hui ignore
et ignorera longtemps encore l'impossibilité de jamais valider
le transport d'un peuple sur le sol d'un autre après un
intermède de vingt siècles, parce qu'une civilisation fondée sur
des idéalités voletantes dans les airs ne saurait accéder à une
science des racines génétiques du politique: ce type de culture
se proclame nécessairement la détentrice exclusive d'une
définition souveraine de la justice sur les cinq continents, de
sorte qu'elle se trouve condamnée d'avance soit à renier les
principes vaporeux qui assurent son règne sur le globe
terrestre, soit à se livrer à des démonstrations publiques de
repentance et de pénitence sur toute la mappemonde - ce qu'elle
fait depuis un demi siècle, puisque la décolonisation témoigne
de l'échec, à la longue du divorce entre les principes et les
faits. La Hollande s'est retirée de l'Afrique du Sud après trois
siècles, l'Angleterre après deux siècles et la France de
l'Algérie cent trente ans après son arrivée. La croyance en la
pérennité d'Israël dans un monde entièrement décolonis est un
fantasme politique.
c - Une justice trans-idéocratique
Il en résulte que
le prix à payer pour une paix même provisoire au Moyen Orient
illustrera nécessairement le premier conflit spectaculairement
insoluble sur notre astéroïde entre les exigences de la Justice
et celles de l'Histoire réelle, parce que les difficultés
proprement politiques, donc insurmontables que M. Obama
rencontrera sur le terrain ne sauraient soumettre Thémis à la
loi des égorgeurs, non point en raison de la conversion de notre
espèce à la sainteté, mais parce que le globe oculaire de la
déesse Liberté est désormais composé de six milliards de
facettes. Puisqu'il est bien impossible que M. Barack Obama
résolve jamais dans son bureau une crise économique qui ébranle
les fondements mêmes du capitalisme mondial; puisqu'il est
impossible que la politique des Etats-Unis en Afghanistan et en
Irak ne hâte la chute du dollar et ne précipite l'effondrement
en cours de l'empire, il en découle en bonne logique
cartésienne, que si le nouvel Ulysse franchissait indemne la
passe entre Charybde et Scylla, jamais son naufrage sur le
rivage des Phéaciens ne lui fera rencontrer la Nausicaa des
modernes - la Justice.
De plus, la France, puis toute
l'Europe sont sur le point de découvrir qu'un empire est un
empire et que s'il pouvait partager réellement sa puissance avec
de soi-disant égaux, ce ne serait plus un empire. Aussi l'heure
a-t-elle sonné, pour une vieille civilisation, de payer une
addition d'autant plus lourde qu'appesantie des intérêts de
retard qu'entraîne sa chute de soixante cinq ans dans la candeur
politique des démocraties. Face à un empire, on n'a d'autre
choix que de courber l'échine ou de le combattre: demander des
sucettes à César n'est qu'enfantillages et gamineries. C'est
dire que la paix au Moyen Orient ne sera jamais que l'expression
du rapport des forces entre le vainqueur de 1945 et le reste du
monde; et ce rapport dépendra de la capacité intellectuelle de
l'Europe d'opposer une éthique nouvelle à celle d'un
triomphateur sur le déclin. Les fondements en seront trans-idéocratiques,
ce qui exigera une révolution philosophique mondiale. Comment en
poser les premières pierres sinon en se plaçant sur le chemin
d'une descente dans les souterrains des évadés partiels de la
zoologie, afin de tenter de dépasser l'humanisme étriqué et
naivement pastoral dont nous exploitions l'héritage depuis la
Renaissance?
d - L'avenir
du "Connais-toi socratique"
Quelle postérité
le IIIe millénaire donnera-t-il au "Connais-toi socratique"?
Afin de tenter de peser l'encéphale schizoïde de notre espèce à
nouveaux frais, il nous faudra fabriquer une balance dont le
fléau indiquera le poids actuel de notre intelligence politique
sur le cadran de notre évolution cérébrale. Pour l'apprendre,
peut-être Homère nous aidera-t-il à décrypter un néologisme
audacieux, le titanisme. Le titanesque était seulement gigantal,
dirait Rabelais. Le titanisme, en revanche, nous renvoie à un
navire appelé à se briser sur un iceberg biface : car la justice
est ruineuse et l'injustice explosive. Pour tenter de nous
glisser entre le nouveau Charybde et le nouveau Scylla de la
justice du monde, j'ai pensé qu'il me fallait appeler une autre
civilisation à mon secours et qu'il était temps de consulter
l'Islam de demain, dans l'espoir que les aiguilles de l'horloge
des dieux futurs me conduiront au "midi le juste" du poète .
(Paul Valéry )
1
- L'avenir de la réflexion mondiale sur l'éthique
2
- Sus aux bons sentiments
3
- Les embarras du mot " vérité "
4
- Sur les chemins du signifiant
5
- Les embarras du monothéisme
6
- L'espèce dont le cerveau est un miroir parlant
7
- Les vagissements de la raison occidentale
1 - L'avenir de la réflexion
mondiale sur l'éthique
Toute tentative
d'inaugurer une collaboration fructueuse entre un Islam sur le
point d'entrer dans le champ de la pensée critique, d'une part
et un Occident philosophique désormais en attente d'un nouvel
élan de la raison mondiale, d'autre part, ne fécondera l'avenir
intellectuel commun aux deux civilisations que si l'Europe de
l'intelligence consent à se livrer au préalable à une
autocritique des causes qui, depuis un siècle, ont fait tomber
en panne toute réflexion de fond sur l'éthique, et cela aux fins
de l'amputer de son ambition originelle d'accéder à la
connaissance de l'universalité de la notion de civilisation.
Comment replacer cette ambition au cœur d'une postérité de la
philosophie devenue relativiste et à laquelle Darwin et Freud
semblent donner inévitablement rendez-vous?
Paradoxalement, le tarissement de la vocation
de la pensée à l'universalité de la connaissance morale est dû à
l'essor des sciences exactes - pourtant universelles dans leur
ordre - et à l'avènement mondial de l'esprit sociologique. Mais,
en raison de leur nature même, ces disciplines demeurent
incapables de radiographier les signes et les symboles de
l'éthique que charrient aussi bien la physique mathématique que
les sciences sociales. Du coup, ce sera non moins paradoxalement
que l'islam retrouvera peu à peu sa vocation première de
moraliste - celle qui situera la religion de Muhammad au cœur de
la réflexion de demain sur la dissolution planétaire des mœurs -
parce que toute vérité est un signifiant ou n'est pas et que,
depuis Hume et Kant, les signifiants ne se placent plus sous la
lentille de nos microscopes.
De son côté,
l'Occident ne dispose pas encore des instruments nouveaux de la
connaissance rationnelle qui seuls lui permettraient de peser la
signalétique générale qui pilote l'homo rationalis planétarisé.
Dans ces conditions, comment convaincrions-nous l'islam
religieux d'entrer dans la civilisation de l'esprit critique et
dubitatif qui lui permettrait d'initier en retour les fils de
Descartes aux contraintes du nouveau "Connais-toi" qu'appelle
l'âge nucléaire et à devenir le pédagogue d'un Occident rendu
acéphale précisément faute de réflexion novatrice sur les
racines anthropologiques d'une éthique universelle? Et pourtant,
non seulement Nietzsche et Bergson sont demeurés des moralistes
mondiaux, mais à ce titre, ce sont des décrypteurs des signes et
des symboles qui définissent et pilotent la condition
simiohumaine depuis son évasion de la zoologie.
Deux siècles et demi après L'Essai sur l'entendement
humain de David Hume et deux cent dix-huit ans après la
parution de la Critique de la raison pure, on
attend de voir la suite de l'histoire de notre cervelle se
forger sur l'enclume d'une anthropologie armée des instruments
de la connaissance de notre espèce dont dispose le IIIe
millénaire. Mais, encore une fois, ces difficultés mêmes
deviendront heuristiques si un islam rouvert à la pensée des
Avicenne et des Averroès renonçait à sauter à pieds joints
par-dessus le siècle de Voltaire et si , pour sa part,
l'Occident demandait modestement à l'islam de l'aider à
retrouver le chemin de Damas du "Connais-toi" socratique. Car si
la théorie scientifique, elle non plus, n'est pas "objective"
au sens matérialiste du terme, mais interprétative d'une
symbolique de l'homme et s'il nous appartient de peser nos
axiomatiques, nos problématiques et nos codes esthétiques à la
lumière des signifiants universels ou locaux d'une éthique que
nous projetons sur le monde - donc de nos valeurs -
l'anthropologie critique aura vocation d'observer parallèlement
deux morales projectives des pieds à la tête, celle qui
sous-tend les mythes sacrés et celle qui gouverne nos théories
scientifiques demeurées majoritairement euclidiennes, donc
fausses dans l'ordre des mathématiques pures.
Par malheur,
l'Amérique et l'Europe vassalisée dans son sillage tentent en
commun d'imposer au peuple palestinien un Etat tellement manchot
que le tracé de ses frontières se trouverait suspendu le temps
qu'Israël achèverait de conquérir la totalité de la Cisjordanie
les armes à la main.
Mais, de leur côté la philosophie et la
littérature mènent depuis vingt-cinq siècles la guerre de la
raison à la pieuvre de la fausseté d'esprit qu'on appelle
l'hypocrisie. C'est dire que le combat de Socrate et celui des
prophètes contre la déloyauté du semi entendement dont souffre
notre espèce conduira l'anthropologie critique de demain à
scanner l'enracinement du tartuffisme politique dans les
profondeurs psychogénétiques de l'inconscient simiohumain.
2
- Sus aux bons sentiments
Gide disait que les bons sentiments font la
mauvaise littérature. Il aurait pu ajouter qu'ils font aussi la
mauvaise philosophie. Mais la raison sentimentale est bien plus
néfaste à la manifestation de la vérité morale que la
littérature de ce nom, parce que la vocation pédagogique native
de la discipline socratique l'appelle à purifier inlassablement
le cerveau embrumé de notre espèce, de sorte que la
scolarisation de la philosophie et la banalisation de l'éthique
par une catéchèse édulcorante de l'entendement est la pire des
sept plaies d'Egypte. Pourquoi cela, sinon parce que toute
cosmologie mythique est sous-tendue par une pré-définition semi
animale du politique, d'où il résulte que toute politique est
grosse de l'immoralité de la police des encéphales qu'elle tente
de mettre sur pied.
Mais si le Zarathoustra est pédagogique, donc
catéchétique de la première ligne à la dernière, ainsi que
Platon, Descartes, Hegel ou Kant, ne faut-il pas apprendre à
définir une morale tellement exigeante, donc si hautement
philosophique par nature qu'elle tentera de préciser le sens et
la vocation de la "parole de vérité", afin de la
distinguer du prêche et du sermon d'un côté, du discours
démagogique de l'autre? Qu'en sera-t-il d'une éthique propre à
l'intelligence et au savoir de demain et en quoi
enseignera-t-elle une morale en mesure de servir de guide à une
vraie connaissance de la "vérité politique"?
3
- Les embarras du mot " vérité "
elle est la question que l'islam pose à Socrate. Nous sommes
tous les fils du premier pédagogue d'une éthique propre à la
logique et à son armure, la dialectique: on l'appelait
"Socrate la torpille", du nom d'un poisson tétanisant. Mais
se trouve que les religions ignorent encore non seulement que
toutes leurs "vérités" sont nécessairement des
signifiants tétanisants, mais que leurs signifiants sont
fatalement tétanisés de main d'homme, donc inévitablement bâtis
sur des motivations, des volontés et des valeurs innées ou
apprises à l'école des millénaires de l'évolution cérébrale de
notre espèce. Nous transformons sans relâche les faits en tant
que tels en signes truqués du sens que nous leur attribuons.
Chez les Anciens, le soleil était le signe
porteur d'une lumière chargée de féconder la terre. Qu'est
devenue cette étoile en tant que signifiant dont la vocation
serait de rendre intelligible l'héliocentrisme au sein d'un
univers alors euclidien? Dans l'astronomie de Newton, les
planètes charrient les signes dûment substantifiés et quantifiés
qu'elles sont devenues à elles-mêmes: leur mission est de
souligner la place et la grosseur que le mystère de l'attraction
universelle leur assigne au coeur d'un système solaire
autonomisé par les mathématiques classiques. Dans la physique
d'Einstein, ces corps astraux sont tenus pour des signes
matérialisés à leur tour de l'énergie calculable que condense
une équation, e=mc², nouée à l'espace et au temps qu'elle est
censée transcender.
Les théories scientifiques sont donc pilotées
à leur tour par leur inconscient épistémologique. Les
mythologies sacrées sont évidemment construites plus
spectaculairement encore sur le modèle d'un nœud de signaux
anthropomorphiques par définition: toutes présupposent qu'un
fabricant glorieux et généreux se cacherait derrière la matière
cosmique, à la manière dont un menuisier planifie au préalable
dans sa tête la fabrication d'une table ou d'une chaise, puis
passe du projet à l'action afin de concrétiser après coup
l'objet qu'il a pré-cérébralisé.
Nos ancêtres s'imaginaient que le personnage censé se cacher
derrière le décor aurait consenti à faire connaître à
quelques-unes de ses créatures les intentions miséricordieuses
dont son entreprise se serait inspirée et qu'il aurait trié sur
le volet ses "prophètes" - ceux qui parlent au nom d'un
autre, dit le grec - et qu'il aurait renseignés avec le plus
grand soin sur le sens de son travail d'architecte. Nos aînés
étaient des enfants fascinés par un conteur dont le récit
métamorphosait le cosmos en une signalétique divine. Il y avait
de quoi demeurer toutes oreilles et bouche bée, d'autant plus
que nos guides du ciel nous parlent encore et toujours avec la
même autorité qu'autrefois et persévèrent à nous dispenser les
conseils les plus avertis. Longtemps, nos contrôleurs des nues
se sont révélés d'excellents pédagogues d'une espèce encore au
berceau. Puis, nous avons commencé d'écarquiller les yeux, de
nous gratter et de nous pincer; et nous avons appris peu à peu à
porter un regard de haut sur notre misérable sort. Alors nous
avons soudainement découvert que les histoires extraordinaires
de nos topographes de l'absolu étaient tout entières un signe,
elles aussi, celui d'un troupeau coincé entre l'appât d'un
paradis et la menace des tourments éternels qui l'attendaient
dans une gigantesque chambre des tortures allumée jour et nuit
dans les profondeurs de la terre.
Le
maître céleste du cosmos de nos parents était donc un animal à
la fois condamné à nous châtier et à s'auto-béatifier dans
l'éternité. Ce souverain patelin se présentait en geôlier
coupable de lâcheté et d'hypocrisie; car il avait le devoir,
s'il s'était trouvé initié à une morale universelle, de se faire
honte à lui-même de confier à un tiers dépendant de son autorité
la responsabilité exclusive d'exécuter la tâche abominable
d'administrer son camp de concentration souterrain, donc de se
dérober sous des voilements de face hypocrites à sa
responsabilité de tortionnaire suprême du cosmos. Il est
illogique de refuser l'existence selon l'état civil d'un
personnage imaginaire et de refuser de nous regarder dans le
miroir criant de vérité qu'il nous tend. Méritons-nous de nous
donner pour doublure un géniteur vindicatif, impitoyable,
assoiffé de sang et qui se trompe tout le temps, ou bien ce
personnage-alibi offre-t-il à notre humanité contrefaite un
portrait frappant de l'immoralité de ses flatteurs, de ses
peintres et de ses metteurs en scène ? Apprenons à nous regarder
bien en face dans le réflecteur de nos dérobades célestes. Mais
que faire de l'idole que nos malheureux ancêtres s'étaient
fabriqué à leur triste "image et ressemblance"?
4
- Sur les chemins du signifiant
L'Occident et l'Islam ne sont pas encore devenus pleinement
conscients de ce que le finalisme architectural, législatif ou
politique qui inspirait les croyances sacrées de nos aïeux
n'était autre leur pauvre "arbre de la connaissance" et
qu'ils l'avaient planté dans un jardin infécond, celui que leur
cerveau de cruels marmots appelait leur Eden ou leur paradis. Et
pourtant, les fruits rabougris que leurs horticulteurs faisaient
pousser dans leur ciel n'étaient jamais que les premières
projections mentales d'une espèce demeurée tellement animiste
que Voltaire lui disait encore fièrement que "Dieu" existait de
toute nécessité du seul fait qu'il serait fort illogique qu'une
horloge n'eût pas d'horloger. Maintenant, nous savons que si le
cosmos est tenu pour un signifiant humain déterminé - en
l'espèce, une pendule - ses rouages et ses ressorts jailliront
nécessairement des mains expertes de l'artisan qui en aura
programmé la fabrication et l'ordonnancement dans sa pauvre
tête.
L'Occident des adultes d'aujourd'hui est devenu rieur, mais il
demeure aussi éloigné que l'islam actuel d'une conscience
éclairée de ce qu'il n'existe aucune intelligibilité possible ni
de l'univers de la matière, ni des espèces végétales et
animales, dès lors que nous sommes condamnés par la faiblesse
cérébrale de notre espèce à introduire dans l'univers les désirs
supposés avisés et payants d'une idole - les nôtres, en réalité
- et que nous nous obstinons à faire de nos dieux les fieffés
complices de nos vains efforts. Seuls la Chine et le bouddhisme
Tchan ont compris que le savoir scientifique de type simiohumain
ne saurait se brancher sur un réseau de signes fatalement
anthropomorphiques d'un prétendu "sens en soi" du monde
et que nous nous contentons de nous servir de recettes qui
"réussissent" à coup sûr, mais seulement parce qu'elles collent
d'avance avec les redites imperturbables d'un cosmos
inexplicablement répétitif - donc avec les ritournelles
préétablies et exploitables de l'inerte : le prévisible est
rentable du seul fait qu'il nous signale des rendez-vous fatals
de l'univers avec la mécanique générale qui le régit. Mais
alors, le signe qui nous signale notre signification et qui nous
dit que nous sommes pris en étau entre des "bienfaits
célestes" et une chambre des tortures éternelles est-il
seulement un récit qui réussissait à nos aïeux ou bien notre
histoire et notre politique mettent-elles quelquefois en échec
ce modèle sanglant du sens de notre aventure sous le soleil?
5
- Les embarras du monothéisme
Paradoxalement, l'exemple d'un islam demeuré
beaucoup plus mythologique que l'Occident fécondera la pensée
critique mondiale en ce qu'il servira à nos sciences de la
nature de code de rappel du bât torturant dont elles s'étaient
peureusement déchargées sur une idole et qu'il serait urgent de
leur remettre sur les épaules - à savoir que nous n'avons plus
le choix, parce que le retour massif de la planète des adultes
aux mentalités religieuses des premiers âges de notre errance
nous met tout soudainement le dos au mur.
Certes, nous savons maintenant comment les grands enfants d'hier
construisaient et mettaient subrepticement en service la notion
d'intelligibilité que leurs sciences expérimentales avaient à la
fois cauteleusement et naïvement sécrétée dans leur tête ; et
nous savons également comment nos mythes théologiques
remplissaient le même office. Mais allons-nous prendre peur?
Allons-nous rétrograder à toute allure vers les cosmologies
délirantes de l'antiquité et du Moyen-Age ou bien
apprendrons-nous courageusement ou, au pire, l'épée dans les
reins à aller de l'avant et à préciser enfin clairement ce que
nous devons entendre par le terme demeuré si ambigu et si
dangereusement gangrené de "vérité"? Car tantôt ce
vocable astucieusement apprêté nous contraint à seulement
constater des faits avérés, mais désespérément muets - il est "vrai"
que la terre tourne autour du soleil - tantôt il rend les faits
bavards en diable, donc mythologiques par définition, et nous
retombons en enfance.
6
- L'espèce dont le cerveau est un miroir parlant
Notre génération attend l'aiguillon d'un islam pensif et qui
mettrait en évidence l'incohérence du vocabulaire pseudo
cognitif des philosophies grenouillesques de l'Occident, qui
veulent se faire plus grosses que le bœuf. Un jour, nous nous
livrerons à des radiographies de l'inconscient religieux qui
téléguide encore toute la raison théorique européenne et qui
l'aveugle jusque dans son décryptage des monotonies de
comportement de la nature lorsqu'elle nous met à l'école d'un
magistrat de ses redites - l'Expérience. Toute notre physique
classique était demeurée une théologie déguisée en ce que sa
candeur projetait sur le cosmos une mythologie naïvement chargée
de métamorphoser l'aveugle régularité des "habitudes" du
monde - comme disaient les nominalistes - en l'expression
trompeuse de leur prétendue légalité, celle de la sage volonté
dont un législateur divin aurait témoigné à notre égard et dont
nous avions, naturellement, pré-construit l'encéphale sur le
modèle d'un juriste idéal, d'un homme politique parfait et d'un
architecte de première force.
Mais le fait même que, jusqu'à Einstein, le tribunal de notre
physique mathématique copiait le savoir-faire d'une idole
experte en droit romain présente une signification
anthropologique d'une grande portée. Car toute science des
carrousels du cosmos est révélatrice des performances et du
degré d'évolution des cerveaux simiohumains qui ont élaboré une
pédagogie des rituels du cosmos. C'est dire que le scannage de
notre encéphale semi animal d'hier et d'aujourd'hui nous éclaire
sur la nature magique de la boîte osseuse qui couronne notre
pauvre espèce: le simianthrope semble doté de naissance d'une
intelligence en miroir et dont on s'imagine à tort qu'elle
aurait été observée pour la première fois chez les primitifs par
un certain Lévy-Bruhl (1857-1939) ; mais, en réalité, cette
tournure de l'esprit répétitif de nos aînés imprègne encore de
nos jours leur mythe d'une "explication scientifique" du
monde censée les mettre à l'écoute des rabâchages "rationnels"
dont Montaigne avait observé la méthode réitérative chez le
renard tâtant avec précaution la glace d'une rivière et ne s'y
engageait qu'après de multiples confirmations expérimentales de
sa solidité.
A
ce titre, nous n'avons déserté les chromosomes de l'animal
oraculaire qu'au prix d'une chute dans la folie qui nous a
livrés pour des siècles au délire de peupler l'immensité de
personnages verbifiques - la Causalité, le Déterminisme, la
Rationalité, la Légalité - dont Auguste Comte, mort en 1857,
l'année même de la naissance de Lévy-Bruhl, avait compris le
premier la démence. Nous vivons encore dans des mondes théorisés
par magie et téléguidés tantôt par l'expérience inlassable et
proclamée porteuse de nos oracles, tantôt par des Olympes
langagiers que nous chargeons de parler haut et fort à notre
place dans le vide de l'immensité. Mais de quelle espèce de
raison sommes-nous occupés à moudre le grain si, dans les
profondeurs de notre histoire, nous avons rendez-vous avec un
tortionnaire titanesque et si ce tortionnaire n'est jamais que
nous-mêmes dûment gigantifiés? Ce personnage carcéral, la
génération actuelle du Coran et la nôtre auront la
responsabilité d'apprendre à le connaître.
Alors nous découvrirons qu'au sortir de la
zoologie, la matière grise de notre espèce s'est nécessairement
trouvée réduite à se brancher sur le néant. Nous sommes nés avec
le besoin d'exorciser la fatalité de notre solitude dans le vide
et le silence de l'immensité. Depuis lors, nous nous affairons à
conjurer les ténèbres qui nous assaillent; et nous nous
employons à y projeter des acteurs vocaux censés se laisser
happer par l'infini à notre place. Nous rêvons de nous trouver
délivrés de l'obscurité dans laquelle nos idoles, elles, trônent
sans sourciller. Le polythéisme laissait encore nos Célestes
s'entretenir tout à loisir entre eux. Maintenant, les trois
polyglottes dits uniques qui leur ont succédé ont davantage de
soucis à se faire : embarrassés par leurs édifices théologiques
incompatibles entre eux, ils n'ont plus personne à qui parler,
sinon à eux-mêmes; et ils ont beau tendre l'oreille, nul écho ne
répond à leur voix. A nous le devoir moral de trouver une voix
plus morale que la leur.
7
- Les vagissements de la raison occidentale
Encore une fois, un islam politiquement de plus en plus
puissant, mais relégué dans un monde cérébralement révolu, un
islam fossilisé par ses adorateurs aux côtés des chrétiens et
des juifs devenus plus acéphales qu'auparavant par leur
décatéchisation même, un islam demeuré mythologique jusqu'à l'os
face à une laïcité creuse poussera-t-il dans ses derniers
retranchements un Occident demeuré non moins pseudo-pensif que
son Dieu des tortures éternelles, faute d'avoir élaboré une
anthropologie critique capable de peser à la fois l'édifice
théorique d'une science réputée "parlante" et l'édifice
théorique qu'on appelle une théologie, donc faute d'avoir appris
à conjuguer enfin un peu plus sérieusement le verbe le plus
cuisiné dans toutes les langues de la terre, le verbe
comprendre?
Nous nous sommes vantés de notre "accomplissement" dans
l'ordre de la "réflexion rationnelle", alors que notre
faiblesse cérébrale est demeurée telle que l'Europe
d'aujourd'hui pourrait fort bien sombrer dans un naufrage du
relatif courage cérébral qui le faisait aller jusqu'à défier ses
croyances religieuses avant d'en posséder les moyens
intellectuels. Qu'est-ce qu'une civilisation fondée sur la
raison dite expérimentale et qui ne se demande jamais ce que
l'expérience lui donne réellement à peser? Qu'expérimentons-nous
vraiment si aucun sens ne se laisse "expérimenter"
en tant que tel, du seul fait, comme il est dit plus haut, que
les signifiants en tant que tels et considérés en leur nature
spécifique ne se trouvent pas davantage dans les cornues des
expérimentateurs des redites de la matière que la causalité
kantienne? Pourquoi avons-nous oublié une découverte
philosophique qui remonte pourtant à 1781, pourquoi sommes-nous
demeurés incapables de scanner notre pseudo entendement
théorique et d'en connaître les composantes psychobiologiques,
pourquoi sommes-nous demeurés incapables de préciser ce que nous
appelons l'intelligence et la vérité, pourquoi
sommes-nous demeurés incapables de radiographier nos dieux et
nos théologies, pourquoi sommes-nous demeurés incapables de
rendre compte du fonctionnement spéculaire de la boîte osseuse
du singe vocalisé?
Mais peut-être notre anthropologie critique
vagit-elle encore dans son berceau pour le motif que nous
n'avons pas osé conquérir un regard surplombant sur notre
espèce, alors que seul un tel regard nous permettrait de
vérifier les réussites et les ratés de l'animal titubant entre
l'appât d'un paradis et la fournaise qui le fait haleter à
l'école de sa sottise.
Soixante dix ans après la mort de Freud et près de cent trente
ans après celle de Darwin, le défi du dolmen islamique jettera
nos anthropologues demeurés timides, inquiets et superficiels
dans un effarement pascalien. Car une planète peuplée de
plusieurs centaines de millions de survivants d'une ère
cérébralement révolue posera tôt ou tard à l'humanisme mondial
actuel la question de savoir si nous sommes mûrs pour nous
découvrir délaissés dans un vide sans frontières et si la vraie
"vie spirituelle" des mystiques de la "docte
ignorance" peut se construire sur les funérailles des
personnages fantasmagoriques et sanglants qui se promenaient
dans les têtes d'enfants de nos aïeux.
Mais alors, la haute morale de la connaissance dont l'ascèse
philosophique à venir sera appelée à accoucher obéira à une
catharsis nouvelle; et puisque la pensée pseudo rationnelle
d'autrefois était sentimentale sans le savoir, quel nom nouveau
donnerons-nous à ce qu'Unamuno appelait "le sentiment
tragique de la vie"?
Angelus Silesius disait: "La fleur est sans pourquoi". Pas nous.
Le le 26 octobre, nous verrons comment la Palestine nous
demande: "Quel est votre pourquoi?".
Publié le 19
octobre 2009 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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