Qu'est-ce que philosopher
Comment peser
les civilisations ? (1)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 19 février
2012
Périclès
expliquait aux Athéniens pourquoi
Athènes était le "pédagogue
de toutes les cités de la Grèce",
Tite-Live pourquoi les armes romaines
apportaient la liberté au monde, saint
Ambroise pourquoi les dieux avaient
quitté le gosier des oies du Capitole,
Voltaire pourquoi l'heure était venue
pour Adam de penser par lui-même. Mais
la République française du XXIe siècle
ne porte pas de regard sur la condition
humaine et sur les balances nouvelles
qui nous contraignent de peser notre
encéphale à nouveaux frais.
A l'heure où la physique mathématique
voit les neurones de notre espèce se
glisser au centre de quête des secrets
de la matière, l'heure où la conscience
de la conscience s'éveille au cœur des
sciences humaines, à l'heure où
l'évolution des espèces, découverte en
1859, supplie une anthropologie digne de
ce nom de piloter la philosophie
mondiale et la spéléologie des
religions, un Etat dépourvu de toute
balance à peser les civilisations
couronne d'un encéphalogramme plat la
nation qu'il est censé représenter sur
la scène internationale.
La
décérébralisation de la nation de
Descartes a été éloquemment illustrée,
il y a quinze jours par le ministre de
l'intérieur, qui dans une perspective
électorale élyséenne, n'a pas osé
rappeler qu'une symphonie de Mozart ne
trouve pas sa rivale dans les
trémoussements chantants des sorciers
bantous, mais seulement qu'une religion
se juge à la longueur des jupes et des
cheveux des dévotes. Il s'est, néanmoins
fait taper sur les doigts, mais
nullement pour son ignorance des
théologies, mais pour incitation au
racisme. Une civilisation démocratique
incapable de se définir en tant que
telle ne fait qu'illustrer les carences
cérébrales atterrantes dont souffre une
cinquième République chapeautée d'une
laïcité devenue acéphale pour avoir
découvert le faux Graal de la "raison
démocratique".
Mais toute raison trottinante, broutante
et mâchonnante n'est qu'une théologie
autrement masquée, un caducée serti de
perles artificielles, un sceptre
enrubanné, un instrument plus
secrètement affûté de l'ignorance et de
la servitude.
Dans mon "billet"
d'aujourd'hui et dans celui du 26
février, je tenterai d'ouvrir ce
sarcophage avec précaution et de
répondre à la question: "Qu'en
est-il des bandelettes de la momie qu'on
appelle encore la démocratie?"
1 -
Le mystère Guéant
Comme chacun sait, M. Claude Guéant a
déclaré que toutes les civilisations
n'occupent pas le même rang et qu'il
existe une hiérarchie des cultures,
alors que, de mon côté, j'ai toujours
dénoncé le crétinisme insurpassable d'un
pluriculturalisme dont l'encéphalogramme
plat accorde à un brailleur de rap le
même rang qu'à Mozart.
Ma
minusculité se sent donc apostrophée, du
moins indirectement, par mon accord
apparent avec un si grand personnage de
l'Etat: pas de doute, je me trouve mis
en demeure de m'expliquer en Lilliputien
avec un géant de la raison française et
républicaine tout subitement armé
jusqu'aux dents du Discours de la
méthode d'un certain Renatus
Cartesius, qui disait que le "bon
sens est la vertu au monde la mieux
partagée". Comment ce Titan de nos
"lumières naturelles" est-il monté
jusqu'aux créneaux de la forteresse du
bon sens et du génie confondus? Comment
se fait-il qu'un Ministre de l'Intérieur
tire à bout portant sur la sottise, cet
allié d'hier et de toujours de la
République, alors qu'il y a quelques
mois encore nos dirigeants ont profané
la Galerie des Glaces du château de
Versailles? Souvenez-vous de la
ribambelle de monstres en plastique de
diverses couleurs qu'ils y ont étalées.
Comment se fait-il que la même élite
politique de la France sommitale - alors
représentée par un ancien Ministre de la
culture - et ancien Président du Centre
Pompidou - ait osé accrocher de hideuses
écrevisses roses au plafond du temple du
grand siècle, comment se fait-il que la
même classe dirigeante soit maintenant
censée tenir un discours austère sur la
civilisation mondiale et y afficher une
mine pieusement doctorale? La stupidité
moderne aurait-elle changé de camp en
quelques heures?
2 - La balance à
peser les civilisations
Pour tenter de comprendre une énigme
aussi indéchiffrable, il faut se
souvenir de ce que les Grecs ne
s'interrogeaient sur l' "être", le Moyen
Age sur les "essences", donc sur
l'"essentiel", alors réputé se laisser
encercler dans l'enceinte du concept,
les modernes sur les principes, les
idées, les valeurs, sinon pour le motif
qu'avant de traiter de quelque sujet que
ce fût, il était élémentaire,
pensait-on, de se demander de quoi il
était question. En l'espèce, il s'agit
de définir le terme de civilisation, ce
qui exige que l'on fasse le tri entre
les sociétés entassées dans le panier
des ethnologues et celles qu'on dépose
sur la précieuse balance à peser les
civilisations.
Si vous
entendez décorer des rubans et des
dentelle qu'affiche une civilisation le
réseau sanglant des us et coutumes des
Trobriandais ou des Patandjaras, qui
rôtissent leur premier-né à la broche,
parce que leurs dieux leur ont glissé à
l'oreille que la seconde pousse de leurs
entrailles en sera rendue plus
vigoureuse, la logique scientifique
contemporaine vous demande d'en tirer
les conséquences logiques et de rayer
l'ethnologie de la carte des savoirs
légitimés par la spécificité de leur
objet et par la rationalité de leurs
méthodes, parce que l'ethnologie
n'explique rien, elle raconte, tandis
que la science tente de comprendre ce
qu'elle a observé.
Mais alors les photographes de
l'incompréhensible se vengeront de vos
outrages; et ils vous demanderont de
rendre clairement intelligible que les
croyances religieuses des Indiens
d'Amérique ne soient pas devenues de
précieuses broderies des dévotions
évangéliques de la civilisation
mondiale. Et pourtant, l'Occident ne se
hasarde pas non plus à distinguer
clairement la beauté de la vérité censée
démontrée par une esthétique, la coutume
fleurie d'un côté et le savoir de
l'autre, les croyances apprises de la
science conquise. Quelles murailles M.
Guéant a-t-il escaladées, derrière
quelles meurtrières s'est-il embusqué?
3 - Et si la
civilisation ouvrait une carrière aux
cerveaux rares ?
Méfiez-vous des disciplines bafouées et
clouées au pilori de la confusion
d'esprit qui les inspire. M. Claude
Lévi-Strauss
-
La
vassalité politique de
l'Europe peut-elle tuer une
science?Claude
Lévi-Strauss et le
structuralisme,
8
décembre 2008
pourrait
bondir hors de son sépulcre et venger la
légitimité scientifique humiliée des
territoires qu'il a défrichés. Certes,
les ethnologues actuels sont des
orthodoxes qui s'ignorent. Mme Françoise
Héritier, anthropologue et professeur
honoraire au Collège de France, ne se
demande pas si, par hasard, Cézanne ou
Rembrandt seraient supérieurs aux
gribouilleurs commercialisés par
l'industrie de l'art, parce que toute
hiérarchisation est une "énormité" à ses
yeux, pour le motif qu'elle "entretient
le racisme". Les marchands, eux, se
marrent au spectacle d'une hérésie
tellement profitable à leur escarcelle.
Le trafic des indulgences du Moyen Age
était moins lucratif que celui du
panculturalisme décérébré d'aujourd'hui,
mais l'Eglise de l'époque s'en frottait
moins ouvertement les mains que les
galeries dont, dès 1931, le cinéaste
Jean Renoir a filmé joyeusement la
vertigineuse supercherie.
Mais pourquoi l'Académie française
interdit-elle à nos ethnologues
culturalistes d'ouvrir les croyances
religieuses des juifs, des chrétiens et
des musulmans d'hier, d'aujourd'hui et
de demain au champ d'interrogation
nouveau et immense qu'explorerait une
science anthropologique, plus ambitieuse
de se rendre savante que celle de M.
Claude Lévi-Strauss. Car enfin, notre
civilisation se veut respectueuse de
tous les cultes, mais elle les
délégitime tous, puisqu'elle refuse
officiellement d'en reconnaître aucun,
donc de leur accorder un statut
juridique en droit public? Quel est le
sens anthropologique de cet ostracisme?
La démocratie met l'Europe à l'école du
chaos cérébral qui lui sert de blason.
Mais comment exercerait-elle l'autorité
de déposséder les ethnologues du sceptre
de leur légitimité scientifique en
Amazonie ? Tendrons-nous l'oreille et
mettrons-nous notre suffisance
culturelle et scientifique à l'écoute
des contradictions cérébrales propres
aux primitifs européens?
Autrement dit, à quel moment une
République authentique et qui fourmille
de philosophes brevetés, juge-t-elle,
d'un côté, qu'une religion présente les
garanties requises par l'autorité divine
pour se voir tolérée et à quel moment
l'Athènes des bords de la Seine
devient-elle une simple exposition
florale, d'une civilisation
officiellement patentée par la seule
pensée légitimante, celle de la raison ?
L'Etat acéphale de M. Nicolas Sarkozy
juge qu'un grand carré d'étoffe blanche
encadré par un truqueur américain, M. Cy
Twombly, paix à ses cendres, est une
œuvre d'art d'une valeur aussi
inestimable que les ridicules écrevisses
de pastique rose de M. Jeff Koons,
évoquées ci-dessus. Or, les tribunaux
français censés convertis au bon sens
par les principes de 1789, mettent le
sceptre de la raison nationale entre vos
mains tremblantes, M. Guéant: leur
acéphalie républicaine condamne pour
sacrilège la belle qui y a déposé un
baiser profanateur.
Voir -
IX : Une
imposture culturelle validée par
la justice française -
L'anthropologie critique et le
marché de l'art,
26 novembre
2007
4 - M. Guéant et
la raison républicaine
Impossible, M. le Ministre, de peser la
sottise de la France sur la balance de
la raison sans peser les droits de
l'homme que nous avons promulgués en
1789, impossible de définir une
civilisation sans calibrer l'étiage
intellectuel de la masse des évadés du
règne animal. Une irruption brutale du
regard que la logique distanciée et
critique de la philosophie porte depuis
vingt-cinq siècles sur la séparation
entre la connaissance ethnologique des
sociétés primitives d'une part et la
connaissance approbatrice, d'autre part,
dont les hautes cultures témoignent à
l'égard d'elles-mêmes et quelquefois à
l'égard de celles de leurs "frères
inférieurs", les ethnies, une telle
irruption, dis-je, illustre le séisme
méthodologique sur lequel se fonde le
débat précautionneusement escamoté
d'aujourd'hui sur les "civilisations et
sur les tribus; car sitôt que les
ethnies expriment certaines relations
stables ou muables entre leurs croyances
religieuses et leur politique, entre
leurs savoirs vérifiables et leurs
rituels magiques, entre leurs
ensorcellements et leurs armures
rationnelles, la question de la
définition même des civilisations vous
fait monter sur la galère d'une
philosophie des hiérarchies cérébrales -
et c'est cela qui vous épouvante.
Vous
vous êtes embarqué pour une croisière
interrogatrice et terrorisante, M. le
Ministre; mais je crains que ce soit
sans seulement vous en douter. Quels
sont la nature et le poids de la hotte
que la France porte sur son dos si cette
hotte est celle de la barbarie et si la
pensée critique met en place une
ethnologie en mesure de humer l'odeur du
sentier qu'il faut suivre entre les
sauvages moyens que nous sommes demeurés
et l'odorance de quelques rares
civilisés?
5 - Les
sacrifices des uns et des autres
Toute
culture couvre de fleurs artificielles
un carrefour de pesées parfumées du vrai
et du faux, toute "raison" mise en pots
par la neutralité de l'Etat affiche des
paramètres truqués; mais le génie
préside un tribunal stable et dont la
magistrature observe le fléau de la
balance qu'on appelle une éthique. Après
la victoire de Bismarck sur la France du
second Empire, les intellectuels du
Kulturkampf allemand ont entonné le
chant de victoire d'une civilisation
germanique plus avancée que celle des
Gaulois qu'Arioviste avait terrassés il
n'y avait pas si longtemps,
disaient-ils. Un helléniste allemand
installé à Bâle - un certain Frédéric
Nietzsche - en a bien ri: à ce compte,
écrivait-il, la civilisation des
phalanges macédoniennes était bien
supérieure à celle d'Athènes.
Mais
comment comparer entre elles des
balances de fabrication diverse, comment
choisir, le nez au vent, la seule dont
les plateaux impérieux prononceront des
verdicts incontestables? La ville
protestante d'Erasme et de Froben
était-elle plus civilisée que Paris la
catholique, dont les habitants de ce
temps-là buvaient le sang réel et
mangeaient la chair bien crue d'un homme
qu'ils immolaient tous les dimanches sur
leurs autels, afin disaient-ils, de
s'assurer semaine après semaine du bon
état de conservation des garanties de
leur résurrection physique dans un
au-delà - ils vous en décrivaient avec
complaisance l'ameublement et les
tapisseries. L'ethnologie devenue
philosophique est au rouet : pourquoi
les ethnologues de la civilisation
européenne ignorent-ils la distinction
de Claude Lévy-Strauss entre le cru et
le cuit ? Pourquoi est-il demeuré
sacrilège dans la civilisation
scientifique actuelle d'installer la
balance de la raison sur le territoire
des sacrifices des uns et des autres?
La fin
du Moyen Age a construit une bâtisse
théologique officielle et expressément
dirigée contre les "gentiles",
les musulmans de l'époque - le pluriel
latin gentes signifie les tribus.
Cette gigantesque construction faisait
débarquer l'ethnologie du sacrifice
trinitaire dans la pesée "rationnelle"
des civilisations.
Cet
exploit vaudra à Saint Thomas d'Aquin le
titre nouveau de "docteur angélique" de
l'Eglise catholique et de magistrat
suprême de la théologie chrétienne pour
avoir tenté, d'un côté, de légitimer les
droits de la raison qu'Aristote avait
introduits dans la physique et que la
civilisation musulmane avait rappelé à
l'Occident par le canal de l'Espagne, et
de légitimer également, de l'autre, le
dogme, demeuré intangible encore de nos
jours aux yeux de Rome, de la
transsubstantiation eucharistique du
pain et du vin de la messe en chair et
en sang d'un "vrai et réel" sacrifice de
l'autel. Faut-il peser les civilisations
sur la balance de la multiplicité et de
la diversité de leurs recettes
religieuses, donc de leurs ruses ou de
leurs astuces théologiques, ou
convient-il d'opposer les lumières d'une
logique et d'une raison universelles aux
gigantesques maçonneurs d'une
scolastique impavide et tribale?
6 - La
civilisation d'un grain de sable
Depuis
le XIIIe siècle, les territoires placés
sous le fanion des Olympes se sont
considérablement rétrécis. Si vous
estimez que la civilisation moderne doit
se juger aux privilèges qu'elle accorde
aux savoirs vérifiables, vous saluerez
un progrès considérable de la raison
universelle dans les conquêtes
iconoclastes de Darwin et de Freud, qui
ont ridiculisé les tricots cérébraux des
théologiens du Moyen Age; mais si vous
déplorez, tout au contraire,
l'appauvrissement de la vie somptueuse
du genre humain dans le fantastique et
le rabougrissement tragique de ses
songes d'autrefois, vous verrez un
désastre irréparable dans le naufrage
des neurone dorés que notre espèce
transportait dans l'au-delà. Si vous
pensez que les victoires de nos
microscopes et de nos télescopes ont
moins de poids que celles du cœur, vous
couvrirez de louanges le pharaon Kékrops
pour avoir détourné quelque peu les
Grecs des sacrifices de leurs congénères
qu'ils offraient à leurs banquiers
céletes et surtout pour avoir logé leurs
dieux dans les villes, ce qui a permis,
des siècles durant, à la civilisation
européenne d'unifier le champ du
fabuleux religieux et du civisme -
quelques siècles plus tard, Athéna
pourra installer sa lance pensive sur
l'Acropole et la sainte Vierge à Lourdes
ou à Fatima.
En
revanche, si vous considérez que les
progrès véritables de la civilisation
mondiale sur ceux de l'intelligence d'un
animal tout récemment évadé de la
zoologie et qui n'en revient pas de ce
qui lui est arrivé et si, par
conséquence, vous disqualifiez les
illusions que les cosmologies mythiques
entretiennent dans les encéphales, vous
déplorerez non seulement que Kékrops
n'ait conquis aucune connaissance
rationnelle, donc sacrilège, du
fonctionnement religieux du cerveau de
notre espèce, mais vous vous lamenterez
de surcroît de ce que les philosophes du
XVIIIe siècle se soient pâmés
d'admiration à leur tour devant la
beauté des tragédies grecques, bien
qu'elles fussent remplies d'immolations
sacrées, dont celle d'Iphigénie est
demeurée la plus mémorable. De même, si
vous admirez Copernic pour avoir défendu
l'héliocentrisme, bien que sa découverte
ait fait perdre tellement de son
ancienne dignité au globe terrestre ,
que penser d'une classe dirigeante
française et d'une élite mondiale qui
n'ont pas encore pris acte du naufrage,
en 1905, de la géométrie à trois
dimensions d'Euclide, alors que la
relativité générale d'Einstein a réduit
Adam à un grain de sable perdu dans
l'infini.
7 - Le nouveau
culte des idoles
Si M. Claude Guéant condamne le port du
voile islamique dans les rues et la
soumission de la femme à son mari dans
les foyers musulmans, que penser d'une
civilisation demeurée tellement
irrationnelle que, même au sommet d'un
Etat proclamé républicain, personne ne
songe seulement à se poser la question
du contenu de sens rassis ou délirant
des têtes citoyennes, mais exclusivement
celle de la longueur des robes ou de la
visibilité des chevelures du sexe
faible. Et pourtant, si la révolution de
1789 ne s'était pas fondée sur les
victoires retentissantes que la raison
humaine avait accumulées depuis la
Renaissance, elle n'aurait pas fait
changer progressivement de cerveau
politique à notre espèce sur les cinq
continents.
D'un
côté si un Ministre de l'intérieur juge
soudainement que la démocratie se trouve
légitimée de rendre un culte à la déesse
Liberté, de l'autre, sait-il que la
liberté n'est rien sans celle de penser
droit? Je regrette de le dire, mais la
civilisation dite des "droits de
l'homme" et qui s'est montrée rieuse et
ripailleuse en diable sur les écrans du
monde entier à la suite de la joyeuse
opération Plomb durci d'Israël
contre le territoire de Gaza est un
ramassis de barbares.
Remarquez que les moralistes de la
démocratie mondiale préparent en rangs
serrés la guerre de la "civilisation"
contre l'Iran, remarquez que les "droits
de l'homme" ne sont que des masques
censés légitimer l'hégémonie d'Israël au
Moyen Orient, remarquez que l'œil
ministériel grand ouvert de M. Guéant
sur les rouages et les ressorts mentaux
des évadés actuels du monde animal
ignore que toute cette mécanique se
trouve exposée sous vitrine et depuis
des siècles par les soins d'une science
blasphématoire par nature et par
définition, qu'on appelle la
philosophie. Savez-vous, M. Guéant, que
cette discipline polit sa lentille à
observer l'humanité dans les
laboratoires du spéculaire qu'on appelle
des civilisations? Apprendrez-vous, M.
le Ministre, à radiographier un culte
des idéalités universelles dont les
prosternements se révèlent non moins
aveugles que ceux dont les Anciens
honoraient Aphrodite ou Artémis?
Radiographierez-vous un culte des idoles
du langage dont les fidèles
s'agenouillent devant leurs vocables les
plus séraphiques?
8 - La
civilisation des fétiches verbaux
Si le
spectacle des intelligences en marche
vous paraît décidément le moteur
universel des civilisations en
mouvement, où ferez-vous passer la
frontière entre l'ethnologie
complaisante de Claude Lévi-Strauss et
l'anthropologie impie et profanatrice
qu'on appelle la philosophie depuis
Platon? Car enfin, l'ethnologie dévote
des culturalistes ne sait comment
observer de l'extérieur l'encéphale
vénérateur des primitifs, puisqu'elle
ignore sur quel territoire planter la
tente des hautes impiétés de la Liberté
de penser, de sorte que la prétendue
science des us et coutumes des peuples
et de leurs sorciers demeure coitement
descriptive. Jamais une philosophie
muette comme une carpe et sourde comme
un pot ne sortira de l'enceinte des
barbares, jamais elle ne les observera
du dehors.
Mais,
dans ce cas, votre neutralité
ethnologique vous collera aux chausses.
Pour vous en défaire, il vous faudra
vous décider à radiographier les
puissants personnages politiques et
moraux qu'enfante le genre humain -
Jahvé, Allah ou le dieu trinitaire des
chrétiens. Or, nous sommes demeurés non
moins aveugles à leur égard que les
Grecs à l'égard de leur Zeus. Quelle est
donc la suprématie scientifique de notre
civilisation sur celle des Patandjaras
et des Trobriandais, qui, eux non plus,
ne portent aucun regard de haut et de
loin sur les chamarrures de leurs
sorciers et sur les prérogatives de
leurs totems? Et comment
qualifierions-nous du terme de
civilisation une Europe qui se prosterne
maintenant devant ses fétiches verbaux?
9 -
Qui es-tu ?
Et puis, nous ne sommes pas la première
civilisation des sciences et des
techniques. Celle d'Alexandrie a inventé
les paquebots géants, la vis sans fin,
les machines de siège titanesques, le
crédit bancaire - et, de plus, la
galanterie et les lettres d'amour.
Savez-vous, M. Guéant, que cette
fabuleuse machinerie de l'ignorance
s'est subitement prosternée le front
dans la poussière devant le fils d'un
charpentier de village qui lui demandait
seulement: "Qui es-tu?"
Mais les
ministres de la nouvelle Alexandrie ont
quitté la modeste auberge du
"Connais-toi". Si la République de la
raison prenait la résolution de se
domicilier à quelques pas du cerveau
embryonnaire de notre espèce et si la
philosophie de l'Etat se campait dans
une ethnologie universelle, vous auriez
un autre problème encore de fabrication
de votre balance à résoudre. Car la
réflexion sur le sens du terme de
civilisation embrasse le champ
entier de la politique, de l'histoire,
de la culture, de la science, de
l'identité des nations, de l'évolution
de notre encéphale et du concept même de
progrès depuis les Patandjaras.
Ah ! Monsieur le Ministre, sur quelle
caravelle de Christophe Colomb vous êtes
vous embarqué si votre France rame dans
les cales de l'histoire du monde !
Décidément, vous avez ouvert bien
imprudemment la boîte de Pandore de
l'électoralisme élyséen - nous
découvrirons, la semaine prochaine, ce
que cette fichue boîte cache encore dans
ses flancs et nous verrons bien si nous
parviendrons à la vider entièrement sur
le trottoir.
Le 19 février 2012
Reçu de l'auteur pour
publication
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