Opinion
L'Iran, l'islam et
la géopolitique du sacré II
L'avenir philosophique commun de deux
civilisations
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 18
septembre 2011
La visite
de M. Erdogan en Egypte, en Tunisie et
en Libye a été un grand succès
diplomatique. La synergie entre Le Caire
et Ankara esquisse un pilotage partagé
de la Renaissance arabe. Mais il ne sera
pas facile à la Turquie de légitimer a
posteriori l'abandon de son soutien à la
seconde flottille de la paix en échange
de promesses évidemment fallacieuses
d'Israël de présenter des "excuses" pour
l'assassinat de neuf passagers du Mavi
Marmara. De toutes façons, l'extrême
droite du gouvernement de M. Benjamin
Netanyahou ne lui laisse aucune marge de
manœuvre. Il est donc fort ridicule de
demander à Tel-Aviv des concessions
protocolaires , puisqu'elles ne feraient
que retarder l'heure fatale où Israël
devra se résigner à mettre les vraies
cartes sur la table - je rappelle que
jamais l'existence même d'Israël ne
deviendra légitimable aux yeux du droit
international public et des principes de
1789. Le "choc des civilisations" se
jouera sur ce terrain-là.
Dans ce
contexte, la religion musulmane se
situera au cœur du débat politique du
seul fait que toute mythologie sacrée ne
demeure crédible qu'aussi longtemps
qu'elle explicite sa vraie nature, celle
d'un traité des fondements politiques de
l'humanité, donc comme une clé de
l'histoire du monde: s'il n'est pas de
l'ordre politique de préciser les
origines, la nature et les attributs
d'un chef mythique du cosmos et du globe
terrestre, alors je veux être pendu. En
revanche, les contours d'un dialogue sur
les hauteurs entre une démocratie
française potentiellement cogitante et
l'islam pensant de demain se précisent
sous nos yeux du seul fait que la
philosophie occidentale est devenue une
infirme et que si les civilisations ne
se fécondaient pas en altitude, tout
dialogue entre elles en serait frappé
d'avance de stérilité, parce qu'on
n'enfante rien de sommital entre des
interlocuteurs inégaux.
Comme dans le texte précédent, j'ai
essayé d'expliquer ce que l'Occident
potentiel aura de vivant à apprendre
d'un islam en devenir.
Voir : -
L'Iran, l'islam et la géopolitique du
sacré 1
, 11 septembre 2011
1-
Le divertissement pascalien
Quel rôle spirituel
et à l'échelle du monde un islam
massifié et ritualisé par sa foi, mais
désireux de se libérer des chaînes du
déclin proprement politique dont ses
liturgies le menacent encore jouera-t-il
sur la scène des nations dites
ascendantes? D'un côté, la religion
musulmane entend perpétuer la tradition
d'un guidage et d'un protectorat du
monde qu'exerçait l'universalité de son
monothéisme, de l'autre, comment scinder
le ciel entre l'administration
ensanglantée d'un cosmos hérissé de
glaives et un culte platement
gestionnaire des patries dans la paix?
La houlette du souverain de l'immensité
endort saintement les destins nationaux
dans les versets apaisants du Coran,
mais comment précipiter dans l'épouvante
posthume des insectes désireux de cesser
de vrombir dans l'infini?
La science politique
nous démontre que les régimes
démocratiques vivants sont les seuls à
revendiquer le sacrilège d'affronter le
tragique de l'Histoire dont souffre une
espèce désormais privée de gare
d'arrivée. Mais un astéroïde
microscopique et qui se sait
inexorablement voué à disparaître après
quelques milliards de girations
endormies autour d'une étoile engendrera
nécessairement une titanesque collision
cérébrale entre une espèce de plus en
plus consciente de se trouver condamnée
à l'extermination sur un obscur
satellite du soleil d'une part, et
d'autre part, les idéaux privés de
félicité céleste, mais proclamés
éternels que brandit un mythe
euphorisant, celui de la Liberté.
L'évidence que l'Histoire est un
personnage frappé d'une surdité, d'un
aveuglement et d'un mutisme originels
est demeurée peu répandue parmi les
humains, parce que les mauvaises
nouvelles n'ont jamais bénéficié d'une
écoute favorable. C'est pourquoi un
animal privé d'un terminus reposant
auprès d'un souverain du cosmos
exorcisera plus mollement ses
déconvenues cosmologiques que le croyant
zélé ne glorifiera son immortalité sous
le soleil bienveillant de sa divinité.
En 1943, le peuple russe a entendu avec
soulagement le "petit père des peuples"
feindre tout soudainement de légitimer à
nouveau la pharmacopée mythologique qui
avait été réfutée à grands cris par la
révolution bolchévique: il s'agissait,
pour ce tragédien improvisé de sa patrie
pieusement réveillée, de redonner en
toute hâte aux armées en déroute le
moteur céleste d'un civisme à nouveau
saintement fondé sur un récit fabuleux.
Mais, depuis 1989, c'est nonchalamment
que l'ex-empire des Tsars est retourné
aux narrations d'un culte tranquillisant
et qui ne convient qu'aux époques où un
géniteur onirique du cosmos distribue
gentiment ses analgésiques de routine et
ses dévotions de confort à toute la
population.
Quant à
la France de 1919, qui avait
héroïquement refusé de célébrer un Te
Deum de gratitude à un "Dieu" des
enfers encore terrifiants elle se veut
si indifférente, désormais, aux vaccins
de la foi que son renoncement aux
croyances roboratives des ancêtres
atteint maintenant quarante pour cent de
la nation, ce qui n'a engendré chez les
Français aucune conscience effrayée de
leur solitude dans le néant. Tout le
monde a oublié que le christianisme
adore un tueur céleste à vous donner
froid dans le dos, personne ne se
souvient du monstre spécialisé dans le
rachat par l'assassinat de ses victimes
isolées sur un îlot errant dans
l'immensité. Pourquoi les incroyants
d'aujourd'hui ont-ils l'esprit ailleurs
? Parce que la gestion triviale de leurs
tracas quotidiens leur donne bien
davantage de soucis que leur panique
d'entrailles ne jetait les vénérateurs
d'autrefois le front dans la poussière.
Pascal tentait encore de terroriser
l'"homme sans Dieu" de son temps - et
maintenant, seule une lucidité
indifférente au secouriste céleste a
survécu parmi les derniers fidèles d'un
accusé des nues désormais jugé par
contumace - chacun sait que le bourreau
impunissable a quitté à jamais les
rescapés de son déluge. Faut-il en
conclure qu'une démocratie à la fois
laïcisée et hébétée par l'heureux
dépérissement du tragique religieux des
ancêtres courrait vers le
"divertissement" des dormeurs que
stigmatisait l'auteur des Pensées?
Nullement : les Anglais ont toujours cru
les yeux fermés aux chimères
divertissantes d'une religion de la
platitude des jours et de l'irréflexion
la plus sautillante sur la mort dont
leur monarque du moment leur dictait le
décervellement: "Quelle question
typiquement continentale", disait
Churchill à sa fille atteinte par le
démon du doute religieux censé
cancériser l'Europe depuis la fin du
XVIIe siècle.
2 - "Le XXIe
siècle sera spirituel ou ne sera pas"
(Malraux)
Le
réveil politique et intellectuel du
monde arabe est ressuscitatif, mais
cette résurrection soulève la question,
existentielle s'il en est, de l'avenir
spirituel d'une planète angoissée de se
trouver privée d'envol. Le monothéisme
assoupi des théologies fondées sur la
torture posthume du genre humain avait
placé le feu des épouvantes éternelles
sous le joug d'une mythologie de
juristes d'un ciel spécialisé dans les
châtiments sacrés. Mais le divin
européen entre dans une zone de
turbulences spirituelles dont les
péripéties paradisiaques ou infernales
demeurent imprévisibles, parce que nous
nous demandons si l'islam retombera dans
la géhenne qu'elle partage avec les
chrétiens ou si - plus rapidement et à
moins de frais que nous - elle cherra
dans le confort intellectuel béatifiant
et dans la paresse cérébrale des îles
britanniques. Le catéchisme
concentrationnaire semble être devenu
anachronique dans l'univers des
dévotions fatiguées, mais une religion
paresseuse - chacun se contente d'y
vaquer aux offices du dimanche les plus
divers et les plus ennuyeux -
demeurera-t-elle en vie? Comment une
humanité virtuellement pensante
cesserait-elle soudainement et à jamais
de se poser la question taraudante de la
nature et du sens de son existence?
Décidément, notre espèce endormie se
révèle cérébralement schizoïde. C'est à
ce titre qu'elle est potentiellement
susceptible de tomber la tête la
première dans une léthargie
inguérissable. Que faire d'une
dichotomie mentale qui remonte au
paléolithique? Mais les épaves de
l'éternité de leurs ossements que nous
étions hier encore pourraient tomber
rapidement dans un autre abîme, celui du
ridicule si la croyance des ancêtres
venait à se perpétuer selon laquelle nos
cercueils transporteraient nos os et
notre chair mêlés dans la piteuse
immortalité des squelettes dont notre
âme et notre charpente étroitement
confondues bénéficiait autrefois.
C'est dire qu'un monde qui aura déserté
les pâturages du fantastique sacré devra
se demander ce qu'il adviendra des rites
que broutait le "spirituel" d'autrefois.
Car si l'avenir commun à l'islam
cogitant de demain et à une démocratie
enfin arrachée à son sommeil
intellectuel faisait du moins tomber
dans l'oubli le pan le plus risible du
fantasmagorique - celui du mythe
grotesque de la résurrection des corps -
le coup d'envoi serait donné à une
réflexion plus sérieuse sur le véritable
avenir que les millénaires réservent à
"l'intelligence spirituelle" au sein des
démocraties laïques.
La faculté de penser dont bénéficie
notre espèce est-elle en attente d'un
destin ascensionnel à nouveau prometteur
et notre raison assoupie mérite-t-elle
de nourrir derechef une espérance
intellectuelle défendable, ou bien
sommes-nous définitivement tombés dans
les marécages de l'opinion publique où
tous les hochements de tête se valent,
faute de balance à peser les têtes
dotées d'un centre de gravité?
3 - L'avenir
spirituel de la laïcité
Quand
une religion tombe dans l'infantilisme
généralisé, on oublie bien vite que son
livre d'images, quoique doré sur
tranches, posait des questions tenaces
et que celles-ci ne méritent en rien de
se trouver disqualifiées par la sottise
immémoriale des réponses apprises dont
les encéphales démunis se parent depuis
notre passage dans une zoologie de type
théologique. Ce sont les interrogations
demeurées virtuelles du polythéisme qui
ont basculé dans la légende selon
laquelle un gigantesque propriétaire du
cosmos aurait rassemblé les dieux
d'autrefois sous sa houlette. Son
monopole s'est, du reste, hâté de se
diversifier à nouveau en trois figures
gigantales. Le monothéisme nous a
seulement livrés à des théologies
radicalement incompatibles entre elles,
tellement la barque d'un monothéisme
décompartimenté ne tenait pas la mer.
Nous jouissons donc du rare privilège
d'interroger un ciel supposé
monolithique, mais où trois moribonds
tressautants essaient de faire bonne
figure sur leur radeau à la dérive; car
tous trois échouent visiblement à se
regarder droit dans les yeux. C'est
pourquoi un vrai bouddhiste disait :
"Si tu rencontres le Bouddha sur ta
route, tue-le : l'Eveillé est en toi".
Que se passerait-il
si nous entrions dans une civilisation
favorable au réveil de la raison et dont
la "vie spirituelle", comme disaient les
Anciens, reposerait sur la conviction la
plus heuristique de toutes, celle de
l'inexistence des "dieux au miroir", des
dieux spéculaires, des dieux extérieurs
à la conscience? N'étaient-ils pas
désopilants, nos Célestes, à se
contorsionner en vain dans l'étendue?
Mais pourquoi leurs tombes sont-elles
devenues le levain d'une angoisse qui
dévore leurs anciens adorateurs de
l'intérieur? C'est ce qu'il importe
d'examiner à l'école de l'itinéraire
commun à un monde arabe inquiet de
perdre sa boussole dans le ciel et à un
Occident dépité de voguer sur une barque
qui fait eau de toutes parts; car
l'islam et le christianisme courent vers
un rationalisme tridimensionnel et de
type démocratique, lequel, de toutes
façons ne pourra éviter de se poser la
question cruciale de la nature d'une
"vie spirituelle" authentique qui
nourrirait les éveilleurs de la Liberté.
4 - Les
fondements trans-religieux de la
démocratie
Pour
bien comprendre les raisons
simianthropologiques pour lesquelles ce
ne sera pas une foi musulmane ritualisée
et massifiée, donc encore en attente
d'un approfondissement de sa ferveur
spirituelle, qui courra au secours du
peuple palestinien, mais seulement les
élites intellectuelles des démocraties
et de l'islam, il faut observer qu'à
l'instar de la Grèce antique et de la
République romaine, la Révolution
française a scellé une alliance
indissoluble entre l'éveil de la liberté
politique et l'éveil d'un patriotisme
cérébralisé et qui a porté les nations
sur les fonts baptismaux des idéalités.
Mais l'universalité du "vrai"
s'armera-t-elle de l'acier froid des
concepts et du filet aux mailles trop
larges de l'abstrait? C'est dans
l'étonnement que la nation de l'an II a
découvert que la souveraineté de
principe des peuples libres et fiers
d'avoir fait tomber les chaînes de la
royauté demeure désincarnée si elle n'a
pas conquis, dans le même temps, le rang
fécondant qui définit, en droit, les
Etats présents en chair et en os sur la
scène du monde et si elle n'a pas appris
à défendre l'indépendance des nations
dotées d'une ossature et le poignard à
la main.
La guerre est l'enclume sur laquelle le
droit international dote d'un corps les
patries ambitieuses de se rendre
reconnaissables à l'école de l'alliance
de leur liberté avec la vaillance de
leur squelette. Le courage et la
grandeur des démocraties physiques en
appelle à l'onction inaugurale d'une
liberté dont les morts à la bataille de
Salamine se sont changés en trophées
civiques. La démocratie fait du soldat
un citoyen mémorable. C'est pourquoi un
peuple qui n'aura pas été baptisé dans
le sang de ses morts ne connaîtra pas
l'héroïsme du citoyen et du guerrier
confondus.
5 - Le mythe de
l'incarnation et l'anthropologie
politique
C'est dire que le
printemps arabe ne deviendra
démocratique qu'à l'heure où il aura
bâti des monuments aux morts; et si
toutes les nations durables se sont
légitimées non point à l'école de leurs
dieux, mais sur l'enclume des peuples en
armes, la Palestine ne conquerra sa
liberté qu'à l'heure où la solidarité
des peuples arabes aura trouvé sa source
dans le culte de toute la jeunesse
musulmane pour la souveraineté d'une
nation décidée à défendre son territoire
les armes à la main. Mais pour cela, il
faudra que les masses du Coran aient
abandonné leur indifférence
philosophique et religieuse pour le
destin terrestre des croyants. La
démocratie territorialise le sacré. En
1789, les monarchistes s'inquiétaient de
l'état d'esprit nouveau d'une armée
qu'inspirait de plus en plus la foi en
la nation au détriment du culte de la
monarchie. L'islam marocain défend
encore d'un même cœur le Maroc et la
sacralité du roi.
Il va
donc falloir se demander où va passer le
mythe politique de l'incarnation. Car
s'il s'agit de fonder la spiritualité
moderne sur une démocratie privée de
ciel et de monarque, comment va-t-elle
se donner un corps? L'anthropologie
critique enseigne que le maître chosifié
de quelque manière, que les peuples se
donnent dans le ciel, donne, en réalité,
à sa souveraineté cosmologique l' étroit
assujettissement de ses fidèles à sa
personne pour assise, alors que la
fatalité qu'il est censé piloter dans
l'Histoire échappe entièrement à sa
gouvernance - il feint seulement d'avoir
prise sur le fabuleux dont il s'est
donné l'armure dans ses écrits, et
toujours à son seul profit politique.
C'est pourquoi, depuis les Grecs, la
démocratie se veut rationnelle en ce
qu'elle a vocation de briser les
verdicts aveugles de la fatalité
religieuse et du mythe écrasant de la "nécessité"
(anankè). Mais, encore une fois, où
est-il, le "corps du roi" qui fait de la
démocratie un personnage historique?
Si le "spirituel"
qui arme ce régime politique n'aura
d'autre support que l'individu en tant
que tel, encore faudra-t-il fonder le
règne propre à "l'intelligence
spirituelle" du peuple tout entier sur
la souveraineté de l'intelligence
proprement humaine. Comment cela, sinon
par la démonstration de ce que le
citoyen sera en charge d'assurer à la
place du roi le volet anthropologique du
pouvoir des Etats et des nations que les
religions appellent l'incarnation?
6 - Comment
fonder le démocratie sur une " théologie
" de l'incarnation des peuples de la
Liberté?
Pour l'instant, le printemps arabe s'est
engagé sur des chemins divers, mais tous
censés se trouver téléguidés d'une main
ferme par un Allah saisissable et
déchiffrable, de sorte que,
paradoxalement, l'islam se révèle plus
proche des promesses spirituelles de la
démocratie incarnée que le
christianisme, qui s'est déchargé en
toute hâte sur un homme-dieu passif et
souffrant de la responsabilité
individuelle des peuples et des nations.
Il vaut mieux se priver d'un médiateur
de l'incarnation que de lui demander de
prendre notre prochain sur ses épaules.
Mais pour l'instant, l'islam libéré de
la théocratie absolue et la démocratie
privée de "théologie" du peuple
souverain flottent ensemble dans un no
man's land anthropologique.
Aussi, faute de supports corporels du
fardeau spirituel, la révolution
tunisienne n'a-t-elle fait que
précipiter hors des frontières du pays
un peuple sans chef et livré à la
misère, la révolution libyenne
n'a-t-elle fait qu'armer le monarque
local contre sa propre nation, la
révolution syrienne n'a-t-elle fait que
livrer le peuple aux bouches à feu d'un
croyant accoutumé aux cannonades par son
père. Quant au peuple d'Arabie Saoudite,
il se tait sous la férule d'un Allah
pétrolier. Quel est l'itinéraire de la "
vie spirituelle " dans tout cela et
quelle est le route de la raison dans ce
réveil si la démocratie moderne n'a pas
de clé de l'alliance du spirituel avec
les corps qui seule fait d'une
mythologie de l'incarnation l'assise
anthropologique du sacré?
Certes, le Maroc a tenté de soulever le
vrai problème des relations de la
politique avec la religion; mais il a
seulement mis davantage en lumière la
cruelle évidence qu'il existe une
incompatibilité intellectuelle
insurmontable entre un islam encore tout
entier asservi au ritualisme de masse
qu'enfantent les dieux demeurés
extérieurs à la conscience d'une part et
la liberté à la fois partiellement
désacralisée et dangereusement
décérébralisée des démocraties
rationalisées à la seule école du
profane. Les dirigeants du printemps
marocain demandent rien de moins au roi
que de conduire un impossible attelage:
comment Louis XVI aurait-il inauguré en
toute naïveté une monarchie
constitutionnelle, comment aurait-il
candidement substitué les principes
d'une révolution laïque et préparée par
les rationalistes du XVIIIe siècle aux
droits et aux règles d'un pouvoir
dynastique nécessairement ancré dans une
théologie physiciste?
Tout cela ne fait pas difficulté pour un
cerveau anglais: quand le Parlement
promulgue une loi, le roi cautionne sa
validité proprement religieuse, donc la
légitimité de droit divin qu'elle est
censée charrier en raison de la solidité
du cordon ombilical réputé raccorder la
monarchie au créateur. Mais comme la
législation d'un Etat dit démocratique
et pourtant demeuré théocratique dans
son fondements mythologique sort
exclusivement des mains profanes des
représentants du peuple, c'est
maintenant la législation du peuple seul
et désarrimé du créateur qui charroie la
pertinence religieuse attachée aux
monarchies et qui précipite le mythe de
l'incarnation du sacré dans un chaos
théologique sans remède. Car l'autorité
qu'est censé exercer dans le temporel un
ciel soudainement réputé immanent au
suffrage universel, cette autorité
orpheline de l'absolu ancien s'époumone
en vain à se substituer au sceptre
vermoulu des dynasties tenues depuis des
siècles pour les tentacules d'un Olympe.
7 - Le
chaos théologique anglais et la raison
politique française
Le coup d'Etat
intellectuel d'une démocratie qui
remplace la stabilité mentale des
dynasties mythiques par les flottements
d'un corps électoral erratique rend
bancale une couronne britannique
incapable de jamais retrouver le cordon
ombilical rompu entre le ciel et la
terre. Une monarchie qualifiée de
constitutionnelle et qui, dans le même
temps se voudrait cohérente dans l'ordre
religieux devra se livrer à la tâche
impossible d'élaborer une confession de
foi fondée de force sur l'inspiration
doctrinale qu'il lui faudra attribuer
aux peuples en tant que tels et qui leur
serait miraculeusement innée, ce qui est
irréalisable par nature et par
définition dans l'ordre politique et
dans l'ordre religieux confondus, parce
que si vous ne sacralisez pas une élite
sacerdotale séparée de la masse et
censée ancrée solitairement dans le
surnaturel par les bons soins de la
divinité attentive à se doter d'une
garde rapprochée, donc fondée sur une
révélation particulière, jamais vous ne
parviendrez à piloter ni une orthodoxie
soustraite à l'examen et au bénéfice
d'une nation en chair et en os, ni à
légitimer une autorité à la fois
temporelle et supra humaine que la
divinité de l'endroit sera logiquement
chargée d'exercer en toute souveraineté
sur des masses décalées à l'égard de sa
transcendance. Mais alors, comment
briser le moule anthropologique du sacré
incarné et de type ecclésial, comment
fonder le spirituel sur un citoyen censé
devenu le dépositaire exclusif du verbe
divin, donc sur la liberté politique?
Les démocraties semi rationnelles et
superficielles d'aujourd'hui demeurent
privées à la fois de l'intelligence
tribale autrefois attribuée à l'idole et
de l'intelligence abyssale du politique
simiohumain qu'attend le monde décérébré
du pithécanthrope d'aujourd'hui.
8 - Un Dieu des
enfants
Cette situation
tourne à la caricature du mythe
politique qu'on appelle une religion
quand les fourmis du merveilleux sortent
en masse de leur trou et courent sous le
soleil en phalanges serrées. Le muezzin
les fait accourir à toutes jambes cinq
fois par jour. Comment un culte qui
culmine dans l'agenouillement collectif
des peuples aux pieds d'un "commandeur
des croyants" déifié , comment une foi
bâtie sur la prosternation idolâtre de
l'individu devant un souverain du ciel
et de la terre étroitement emmêlés,
comment une mythologie qui associe la
sainteté à la servitude
s'accorderait-elle avec les monarchies
constitutionnelles du Danemark, de la
Suède, de la Hollande ou de
l'Angleterre?
Mais un pouvoir tout terrestre et
entièrement passé du côté des seuls
représentants d'un suffrage universel
privé de carrure spirituelle, donc de
souffle, n'est jamais qu'un autre
infirme. D'un côté, un sacré intronisé
du bout des lèvres par le culte du ciel
de l'endroit n'est qu'un livre d'images
à l'usage d'un Dieu des enfants, de
l'autre, une démocratie qui ne sait
comment incarner le Dieu Liberté manque
de l'assise anthropologique qui rend
viable la politique. Comment
élaborerons-nous une anthropologie
critique en mesure de rendre compte de
la cohérence politique et de la logique
interne qui régissaient les théologies
construites sur des idoles? Comment
ferons-nous passer la démocratie par
l'ordalie d'une unification cérébrale et
"spirituelle" des nations capables
d'incarner leur Liberté? Comment
fonderons-nous une démocratie élévatoire
et initiée aux guerres de la raison
ascensionnelle de demain? Comment
cuirasserons-nous la démocratie du sacre
d'une liberté montante, comment
ferons-nous du peuple souverain un
acteur conscient sur une scène
internationale? Le cerveau du
simianthrope demeure irréparablement
biphasé. L'identité schizoïde dans le
miroir de laquelle la démocratie
contemple sa couronne cérébrale
armera-t-elle le citoyen d'un sceptre
bicéphale ou bien la France accèdera-t-elle
à la connaissance de la portée
anthropologique du statut bifide des
théologies? Car voici l'unique
démocratie au monde à s'incarner dans
son armée le jour de la célébration de
l'avènement de la République, voici
l'unique nation qui se casque d'une
théologie démocratique de l'incarnation
de son esprit, elle qui a doté sa
République de bras et de jambes le 14
juillet, parce que, depuis 1789 , le
Dieu mort dit à la France vivant : "A
toi de montrer ton ciel en chair et en
os, à toi de t'élever au rang du Christ
de la Liberté que tu es à toi-même
devenu." Décidément, la théologie
détient le secret anthropologique de la
politique et le mythe de l'incarnation
en est la clé de voûte. Mais alors,
encore une fois, comment une République
parvient-elle à s'incarner?
9 - Demain,
l'islam et nous
Quand la France saura pourquoi le
soldat-citoyen s'élève au rang de
symbole et de garant d'un peuple dont le
bonnet phrygien se veut la couronne et
la tiare, quand la France saura à quel
titre le citoyen occupe le trône du chef
spirituel de la nation, quand la France
saura que ce roi n'est pas né le 14
juillet 1789, mais l'année de la
décapitation du monarque intronisé par
le ciel de l'époque, les Français auront
été rendus seuls responsables de
l'incarnation de leur patrie dans
l'histoire. Au nom de quelle auréole du
"spirituel" la France se trouvera-t-elle
alors assermentée, au nom de quelle
transcendance chapeautera-t-il sa raison
et sa justice? Le sceptre actuel de la
souveraineté d'un citoyen idéal et
pourtant incarné ne connaîtrait -il pas
encore un traître mot de la généalogie
du sacré qui ancrera enfin un "vrai
Dieu" au cœur de la politique? Dans ce
cas, comment l'humanité deviendra-t-elle
ascensionnelle à l'école d'une
"théologie" de sa Liberté?
A nouveau, l'islam de la pensée se
profile à l'horizon de la démocratie, à
nouveau l'islam engagé nous rappelle que
l'universalité de la raison prospective
ne sera pas l'apanage exclusif de la
spiritualité critique des démocraties de
demain. Tous les musulmans ascensionnels
que je connais, je les vois debout sur
la même brèche que la France de
l'esprit, tous combattent au risque de
leur vie en Palestine ou ailleurs, parce
que l'humanité est à l'école de
l'incarnation de sa propre
transcendance. Encore une fois, comment
se fait-il que la seule religion qui se
soit donné un dieu en chair et en os
soit également celle qui se détourne le
plus de son prochain? Parce qu'il est
facile de déserter le champ de bataille
pour glorifier une victime passive, il
est facile de se décharger des devoirs
de la politique afin d' imiter un
obéissant divinisé, il est facile d'en
appeler à un dieu en chair et en os afin
de mettre sa carcasse à l'abri. L'islam
et la France sont en charge de dresser
ensemble leur véritable incarnation dans
l'histoire.
C'est ce
que nous examinerons dimanche prochain à
l'école de la radiographie
anthropologique d'un verbe fameux, le
verbe exister.
Le 18 septembre
2011
Reçu de l'auteur pour
publication
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