Les défis de l'Europe
Les danseurs de
corde
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 15 avril
2012
Le 7 avril
2012, Le Monde titrait : "La
planète brûle et ils regardent ailleurs".
Au premier siècle,
l'empire romain commençait de
s'effondrer et ils regardaient ailleurs.
Au Moyen Age, les Lettres et les arts se
trouvaient engloutis et les clercs
regardaient ailleurs. Au XVIIIe siècle,
les philosophes français changeaient la
face du monde et ils regardaient
ailleurs. Au XIXe siècle, la zoologie et
l'inconscient débarquaient dans
l'histoire et ils regardaient ailleurs.
Au XXe siècle, le ciel des ancêtres et
la géométrie d'Euclide s'effondraient et
ils regardaient ailleurs. Au XXIe
siècle, le monde entier s'effondrait et
les classes dirigeantes de la démocratie
appelaient le corps électoral au secours
de leurs privilèges.
C'est le moment de se
demander: "Où donc le sceptre de la
raison est-il passé?"
1 - La
bénévolence du maître
En ce 15 décembre 2050, il me semble
utile de dresser un bilan provisoire de
l'évolution et du mûrissement rapide de
la connaissance anthropologique de
l'histoire et de la politique dont la
civilisation européenne a bénéficié au
cours du demi-siècle écoulé.
Les cinq dernières
décennies nous ont démontré que le lent
abaissement du rang et du prestige de
notre continent sur la scène
internationale s'est placé de lui-même
et de la manière la plus éclairante au
cœur de la réflexion de l'école de Paris
sur les relations intellectuelles et
morales que les grandes civilisations
apprennent à entretenir avec la science
qu'elles acquièrent progressivement de
leur propre et inexorable décadence.
- Voir
les
Cinquante
neuf Nouvelles Lettres persanes,
3 avril
2007 - 14 juillet 2007
Car, d'un côté, le Vieux Monde a
consenti un dernier effort pour
légitimer à ses propres yeux des épaves
qu'il a conservées de son ancienne
souveraineté monétaire, économique et
financière, de l'autre, elle a commencé
de comprendre qu'il n'y a plus
d'argumentation politique convaincante
si l'on a oublié la nécessité première
et absolue, pour tout Etat désireux de
conserver sa souveraineté, de se libérer
de l'occupation de son territoire par
les forces armées d'un empire étranger
et prétendument protecteur - sinon la
vanité de cet Etat de paraître jouer un
rôle autonome sur le théâtre du monde
tombe dans l'illusion et le ridicule
selon lesquels une production
industrielle massive et un niveau de vie
élevé de la population suffiraient à
préserver de l'effondrement de leur
prestige et de leur rayonnement des
patries entourées de géants "amis".
Au début
du troisième millénaire, toute véritable
politologie européenne avait disparu des
écrans pour la simple raison qu'il n'y a
pas d'arithmétique défendable sans un
accord préalable entre les calculateurs
sur la validité du postulat selon lequel
deux et deux font quatre. De même que la
géométrie à trois dimensions s'effondre
si la démonstration du théorème de
Pythagore ne fait plus l'unanimité des
géomètres, l'Europe de l'an 2000
ignorait qu'il n'y a pas de peuple
européen vivant, comme il n'y aura
jamais de peuple suisse, mais seulement
des Vaudois, des Zurichois, des
Tessinois, des Genevois alignés côte à
côte et rangés sous une étiquette pseudo
nationale, parce que, deux siècles après
1815, même la neutralisation perpétuelle
de la Confédération helvétique dans
l'arène des nations n'a pu dépasser un
coude à coude stérile des langues et des
cultures. Comme le "peuple suisse", le
"peuple européen" relève de l'Ile
d'Utopie de Thomas More.
2 - Une Europe
aux ordres
Paradoxalement, la cause la plus
profonde et la plus irrémédiable du
naufrage des identités nationales n'est
autre que la méconnaissance stupéfiante
de la psychobiologie territorialisée
dont témoignent les semi évadés d'hier
et d'aujourd'hui de la zoologie. En
2012, le Vieux Monde semblait ignorer
qu'il se trouvait placé depuis plus de
six décennies sous le sceptre des
Etats-Unis d'Amérique, ce qui lui
interdisait tout redressement national
et le conduisait à l'extinction pure et
simple non point du patriotisme, mais
des patries. Les 20 et 21 mai 2012, le
maître d'outre-Atlantique avait convoqué
ses fidèles vassaux du Vieux Continent à
un conciliabule banal et bon enfant à
San Francisco; et l'on avait pu assister
au spectacle ahurissant, mais devenu
traditionnel, d'une France, d'une
Allemagne et d'un Royaume uni pelotonnés
autour de leur souverain aux côtés des
enfants de la classe, la Hollande, ce
satellite-né de l'Angleterre, et la
Belgique que son bi-linguisme faisait
exploser. On bavardait gentimen de
l'emploi assigné à chacun sous la
houlette d'un Danois, M. Rasmussen, qui
servait de majordome et de flatteur au
vainqueur de 1945.
Car à chaque changement de lustre,
Washington plaçait à la tête de sa
prétendue alliance militaire avec les
subordonnés dont il assurait le
commandement un secrétaire général
originaire d'un pays microscopique du
Vieux Monde, ce qui enjolivait d'une
apparence de politesse le tranchant de
l'hégémonie en acier trempé que la
bannière étoilée exerçait sur ses
"égaux". Ce faux semblant d'une dignité
concédée à des esclaves ou cette
munificence accordée du bout des lèvres
aux vaincus de la guerre de 1940 à 1945
conférait de surcroît à César le pouvoir
immense et quasiment religieux de cacher
son glaive sous la livrée de ses
domestiques. On affichait par courtoisie
les couleurs de la piété démocratique,
on honorait du bout des lèvres un culte
des "droits de l'homme" dont on faisait
mijoter l'évangile en échange de la
docilité qu'on exigeait des dévots.
Mais M. Rasmussen avait été le premier
officiant de ce tabernacle dont l'ardeur
frémissante à bien servir les intérêts
politiques et militaires de son maître
se dissimulait sous des faux-fuyants si
habiles qu'il allait servir d'exemple de
l'employé-modèle aux apprentis
simianthropologues de l'époque, dont les
travaux ont porté en tout premier lieu
sur l'échine et les cartilages des
classes dirigeantes du Vieux Monde de ce
temps-là. Alors que les papes,
disaient-ils, exercent en lieu et place
de la divinité les prérogatives de la
bénévolence du ciel à l'égard de la
masse des fidèles, ce qui leur permet de
dicter leurs propres décisions à Zeus
sous les dehors de leur effacement
dévotieux, la piété du Secrétaire
général de l'OTAN était celle d'un
Olympe doré sur tranches. M. Rassmussen
est connu des historiens comme un
metteur en scène couvert des rubans de
la démocratie messianisée et
sotériologisée du début du siècle. Ce
travesti onctueux du salut par les voies
impénétrables de la sainteté
démocratique se cachait derrière le
large poitrail de son en chef.
Washington lui doit d'être demeuré
invisible à une opinion publique
agenouillée depuis soixante ans devant
son "libérateur". Tout vainqueur cache
sa couronne, mais toute victoire est un
sacre.
3 - Le nanisme
politique de l'Europe en 2012
En 2008, un
Président de la République française au
sacre éphémère, un certain M. Nicolas
Sarkozy, avait replacé motu proprio la
France sous le commandement militaire de
Washington, alors que le Général de
Gaulle était parvenu, après huit ans de
rudes efforts diplomatiques, à faire
évacuer, en 1966 seulement, les
garnisons américaines incrustées sur le
territoire national depuis le début de
la guerre froide, en 1949. Quelques
conseillers diplomatiques de l'Elysée
avaient fait valoir à ce néophyte sur la
scène internationale qu'un pays libéré
de l'occupation militaire depuis près
d'un demi-siècle ne présente plus aucune
utilité politique aux yeux de son ancien
maître et qu'il n'y a rien à redire, au
contraire, à un retour apparent et
trompeur au bercail d'un vassal sur
lequel on n'avait plus de prise. A
entendre les nouveaux collaborateurs,
l'alliance atlantique n'était plus à
craindre: elle n'avait d'autre finalité
que de paraître légitimer l'occupation
perpétuelle du territoire des
auxiliaires. Faute d'occuper la France,
Washington se trouvait devant une
coquille vide.
Cette
argumentation au petit pied est
révélatrice de la candeur politique qui
régnait encore en Europe il y seulement
quatre décennies. Car il était bien
évident que le piteux retour sous le
commandement d'un général américain d'un
peuple qui avait, pensait-il, retrouvé
durablement sa fierté vous avait des
allures pénitentielles. La France
retournait occuper sa place dans un
ordre alphabétique imposé à tous par le
maître de maison. "Comment ne pas
avoir un haut-le-coeur", écrit
Jean-Philippe Immarigeon, quand "le
fanion de l'Otan plastronne" dans
les bureaux des états-majors et les
salons du Ministère de la guerre
rebaptisé Ministère de la défense? (Pour
en finir avec la Françamérique,
Editions Ellipses, février 2012)
La vassalité retrouvée de la nation la
mettait de surcroît dans une position
ridicule et contradictoire, tellement il
était grotesque de réclamer maintenant
la bienveillance d'un souverain censé
vous exprimer une vive gratitude pour la
restitution de sa dot. Il ne faut pas
prendre un demi-siècle de retard pour
quémander quelques privilèges
subalternes au sein d'une "alliance"
entièrement placée entre des mains
étrangères. Aussi la réponse américaine
avait-elle été glaciale - l'hôte de la
Maison Blanche avait célébré le
soixante-cinquième anniversaire du
débarquement dans un cimetière rattaché
au territoire du Nouveau Monde.
De plus en 2009, les fruits de la
politique de reconquête de
l'indépendance de l'Europe que le
Général de Gaulle avait inaugurée avec
plus de quatre décennies d'avance
commençait de porter des fruits
abondants: l'empire américain
s'effondrait inexorablement. De plus,
son auréole, certes longtemps surfaite,
de patrie clinquante de la liberté du
monde, se trouvait à jamais souillée
d'une tache récente, mais à jamais
ineffaçable, celle de la légitimation
solennelle de la torture que Louis XVI
avait abolie en 1780. L'Amérique perdait
son évangile onirique dans le même temps
que le monde changeait de centre de
gravité avec l'ascension de la Chine, de
la Russie, de l'Inde, de l'Afrique du
Sud et du Brésil, qui secouaient le
sceptre de Washington avec de plus en
plus d'énergie et de succès. Toute vraie
politique est un placement à long terme,
mais seuls les prophètes ont accès à la
vaste arène du temps.
La pire faiblesse d'un chef d'Etat est
la myopie. La courte vue de M. Nicolas
Sarkozy a coûté à la France la perte de
la moisson d'un demi-siècle de guerre de
la nation pour ses propres retrouvailles
et pour celles du continent européen
avec leur souveraineté perdue.
4 - Les chemins
de la vassalité
En 2012, sur dix candidats à la
présidence de la République, aucun
n'avait seulement osé faire allusion, au
cours de sa campagne électorale, à
l'état de pourrissement politique, donc
de vassalisation dans laquelle se
trouvait le Vieux Continent. Les nations
de l'Europe avaient été si bien
apprivoisées dans le zoo de la
démocratie planétaire qu'elles avaient
oublié le sable et le soleil de
l'histoire réelle. Clio allait gentiment
rappeler aux amnésiques qu'elle règne
sur une jungle peuplée de bêtes sauvages
et que l'Europe pâturait au milieu des
fauves.
En mars de cette année-là, on avait même
pu écouter, par le canal d'un micro
laissé délibérément ouvert du côté russe
une conversation faussement séraphique
entre M. Medvedev, alors président, pour
un mois encore, de l'ex-empire des tsars
et un M. Obama sur le point de briguer
sa réélection à la tête de l'empire des
anges. Le roi de l'Europe asservie
n'évoquait le sort de ses vassaux qu'au
titre de pions enrubannés et inertes.
Mais il se trouvait lui-même
momentanément condamné à les déplacer
plus rudement encore que d'habitude sur
la scène des chamarrures internationales
qui demeuraient réservées à leur
équipement, parce qu'il se trouvait
paralysé sous la casaque de la
communauté sioniste implantée dans le
pays, dont l'omnipotence bien connue
l'avait contraint, pour l'instant, à
installer un bouclier anti-missiles
redoutable sur le Continent des
assujettis. L'aveu qu'il avait agi
contre son gré et au mépris d'une Europe
tombée en léthargie avait été dûment
enregistré. Certes, tout le monde savait
que la politique étrangère de la Maison
blanche était imposée de l'extérieur à
un peuple américain en livrée. Mais une
bande d'enregistrement était alors un
document diplomatique nouveau et inconnu
des historiens.
De plus,
il était déjà devenu impossible de
cacher plus longtemps au monde entier
que l'armement "dissuasif" dont un
président violenté par Israël avait été
contraint de brandir la menace ne visait
en rien l'Iran, ce faux épouvantail
diplomatique que l'Etat hébreu
brandissait alors dans le monde entier,
mais exclusivement la Russie, dont
l'alliance avec la Chine était censée
mettre en péril l'hégémonie mondiale de
Washington. Mais il y avait longtemps
que la prééminence du Nouveau Monde
était devenue un leurre. A la suite de
sa réélection sous un habillage moins
contrefait, l'otage désespéré que
Tel-Aviv se trouverait moins ligoté dans
le salon ovale de la Maison Blanche,
donc bien davantage en mesure,
disait-il, de jouer le rôle d'un
Président réel des Etats-Unis. Alors, il
modifierait quelque peu le pilotage
inutilement agressif de l'Europe que lui
imposait la toute puissance du sionisme
américain et mondial. M. Medvedev avait
répondu: "Je le dirai à Vladimir".
Mais quand les grands écrivains se
décident à descendre dans l'arène de la
politique internationale, c'est que le
bâillon s'est depuis longtemps desserré:
Gunther Grass, prix Nobel de
littérature, avait osé dénoncer la
politique mondiale d'Israël sous la
forme d'un poème. L'intelligentsia
s'était réveillée et cela changeait le
climat culturel du monde. Il avait suffi
de trois jours pour que le Ministre des
affaires étrangères du Luxembourg, M.
Jean Asselborn, prît le relais à
fustiger la vassalité de la presse et de
la classe dirigeante allemande, et à
rappeler l'Allemagne et les Etats-Unis à
leur devoir de mettre un terme à la
conquête de la Cisjordanie par l'Etat
hébreu.
5 - La politique
internationale au micro
Quelques
jours seulement auparavant, l'Europe
s'était vu imposer sur un ton impérieux
l'interdiction absolue d'acheter une
goutte de pétrole iranien, parce
qu'Israël, comme il est dit plus haut,
mobilisait la planète entière contre le
pays des Lettres persanes.
A Téhéran, on s'était tordu de rire. Il
suffisait d'interrompre les livraisons
de pétrole à l'Allemagne, à la France, à
l'Angleterre et à la Grèce avant de
faire de même avec l'Italie et l'Espagne
- ce qui avait été fait le 12 mars 2012.
A ce jeu, la politique internationale
était entrée dans un fantasmagorique de
type apocalyptique : la Perse,
disait-on, était sur le point de
pulvériser Israël dans la haute
atmosphère.
Mais déjà les premiers anthropologues de
la condition simiohumaine avaient établi
que les décadences transportent
l'encéphale du simianthrope dans des
mondes fantastiques. Ce phénomène
universel s'était produit une première
fois vingt siècles auparavant, à l'heure
où une potence avait envahi le psychisme
humain et l'avait transporté tout entier
dans un fantastique obsédé par le
rayonnement intersidéral d'un gibet: une
crucifixion mythique était devenue tout
entière et pour des siècles le symbole
de la délivrance définitive du globe
terrestre. Mais l'Europe des songes
avait bientôt supplié Washington de
l'autoriser derechef et provisoirement à
acheter d'urgence du pétrole iranien ;
et la permission lui en avait été
difficilement accordée - et pour six
mois seulement - parce que le prix de
l'or noir flambait au point de menacer
de ruine l'économie européenne au seul
profit de Washington et d'Israël.
Naturellement, la classe dirigeante du
pays s'était bien gardée d'expliquer
cette situation au peuple français au
cours de la campagne présidentielle de
2012, tellement dans les coulisses de la
mappemonde de l'époque, Israël tenait en
solitaire les rênes de la politique
internationale.
6 - Les premiers
pas du printemps arabe
Et
pourtant, il y a quatre décennies, une
occasion extraordinaire de ressusciter
s'était présentée à l'Europe asservie:
après de longs siècles, on avait vu, du
Maroc à la Syrie et de la Tunisie à
l'Egypte, les masses arabes se réveiller
en sursaut et tellement à l'improviste
qu'elles paraissaient avoir reçu une
décharge électrique de plusieurs
milliers de volts. On a pu mesurer, à
cette occasion, combien les
gouvernements, même devenus pseudo
démocratiques de l'époque étaient
demeurés à la fois agenouillés devant
leur "délivreur" de 1945 et néanmoins
capables de prendre conscience en un
instant et dans la honte - mais toujours
seulement sous le fouet des évènements
les plus titanesques - de la portée
immense des mutations soudaines de
l'histoire du monde, comme si le
continent des rêveurs s'offusquait tout
subitement de la souveraineté des myopes
qui le dirigeaient. Certes, dans un
premier temps, cette civilisation n'en a
reçu qu'un élan cérébral provisoire et
bien insuffisant. Mais dès le mois de
février, la cécité de l'Europe laissait
espérer aux ophtalmologues des songes
que le temps perdu serait rattrapé in
extremis.
Une panique générale s'était emparée des
hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay. Le
Ministre des affaires étrangères de la
France des courbettes aux émirs, Mme
Alliot-Marie, avait été limogée sur
l'heure. Un gaulliste chevronné appelé
en toute hâte à la rescousse, un certain
Alain Juppé, avait aussitôt enjoint aux
Ministres du gouvernement de cesser de
se prélasser en hôtes comblés de
présents dans les palais des rois du
pétrole.
Le peuple égyptien n'avait pas tardé à
emboîter le pas à la révolution
tunisienne. Puis, dès les mois de mars
et d'avril, le peuple marocain avait
rêvé à son tour de convertir en une
monarchie constitutionnelle la royauté
héréditaire qui régnait sur le pays
depuis la décolonisation. La
transmission du pouvoir du roi à son
descendant direct serait étroitement
calquée sur le modèle que la couronne
britannique avait mis en usage depuis la
décapitation de Charles 1er en 1649. Une
vraie démocratie, disait-on, expose la
couronne royale dans une vitrine aux
fanfreluches et aux bibeloteries
nécessaires à l'éblouissement du petit
peuple, qui aura toujours besoin d'un
beau livre d'images.
Mais déjà Damas se livrait à une
répression féroce des insurgés, parce
qu'en sous-main et dans la
précipitation, Israël et les Etats-Unis
s'efforçaient de chapeauter le printemps
arabe au mépris des intérêts des
puissances émergentes évoquées plus haut
et attachées, elles, à faire basculer au
plus tôt le centre de gravité de la
planète du côté de l'Asie.
Le même
mois, l'Arabie saoudite échouait à
soutenir la répression au Yémen et au
Bahreïn. Quant à l'Algérie, elle
parvenait de justesse à contenir la
rébellion des miséreux par une
distribution massive de numéraire à
toute la population d'un pays encore
sous-développé. Mais le Colonel Kadhafi,
qui régnait depuis 1969 sur la Libye,
entendait mâter par la force des armes
la révolte naissante de sa nation. La
France et l'Angleterre semblaient avoir
affaibli soudainement le joug américain
qui pesait sur elles , et cela au point
qu'elles avaient, incredibile dictu,
répété avec la plus grande insistance
que si les secours qu'ils s'apprêtaient
à apporter à quatre cent millions
d'Arabes devaient, une fois de plus
renforcer Washington, jamais les masses
musulmanes n'accepteraient que le
nouveau débarquement du Coran dans
l'Histoire du monde se fît par la porte
dérobée d'une vassalisation accrue et
d'une consolidation mieux apprêtée du
règne de Washington sur cette planète,
alors que, depuis un demi siècle, notre
astéroïde tournait au seul service et
bénéfice d'un empire insatiable du
pétrole.
7 - Le diplomate
de la servitude
Hélas, ces circonstances avaient
seulement permis de mieux observer et
pour ainsi dire, à l'œil nu, non
seulement la faiblesse pathologique de
l'Europe politique sur la scène du monde
de l'époque, mais également le double
jeu du nain Danois que le Président des
Etats-Unis de l'époque avait si
astucieusement imposé au Vieux
Continent. Celui-ci se trouvait encore
entièrement domestiqué par plus cinq
cents garnisons et places-fortes
incrustées sur son sol. Et pourtant,
l'anthropologie critique progressait à
grandes enjambées dans l'élaboration
d'une politologie et d'une science
historique nouvelles. Voici comment le
premier télescope de cette discipline,
si imparfait qu'il fût demeuré, s'est
lentement substitué aux anciens
observatoires de la folie du monde.
Le 20
juillet 2011, M. Rasmussen avait écrit
dans le Monde: "L'intervention
militaire en Lybie, c'est l'histoire
d'un engagement européen franc et résolu
au sein de l'OTAN." Que révélait la
lentille encore rudimentaire de ce
premier modèle de longue vue? Que la
souveraineté soi-disant "franche et
résolue" de l'époque était censée se
lover harmonieusement au sein d'une
"coalition" dirigée d'une main de fer
par l'étranger : "Pour la première
fois, avait ajouté l'esclave danois, il
s'agit d'une expédition militaire dont
les Européens ont pris la tête aux côtés
du Canada et d'autres partenaires. C'est
un témoignage de solidarité entre les
membres de l'Alliance."
Il devenait de plus en plus évident que
seul une politologie armée d'un regard
de l'extérieur sur l'humanité de ce
temps-là pouvait conquérir une
connaissance objective et rationnelle de
cette prétendue solidarité, tellement
les problématiques sont aveugles à
l'égard de leur propre échiquier mental
et n'ont pas d'oreilles pour les rouages
qui assurent leur vrombissement interne.
Qu'est-ce que "l'extérieur", qu'en
est-il du recul de l'"objectivité",
quelle est la distanciation accoucheuse
du regard de demain sur une espèce
inachevée si l'éloignement du globe
oculaire de l'observateur ne devient
fécondateur qu'à rendre la connaissance
scientifique plus concrète
qu'auparavant?
Les
premiers anthropologues de l'histoire
onirique de l'Europe et de ses
"partenaires" imaginaire ont observé le
vocabulaire qui métamorphosait
habilement et toujours en sous-main le
spectacle, objectif en apparence, des
relations hiérarchisées entre le royaume
d'un souverain et son vassal dans une
"solidarité" réputée séraphique et
censée librement consentie. On était
présupposé habiter le saint royaume
d'une démocratie tout idéale et
fichtrement universelle: "Bien sûr,
avait ajouté M. Rasmussen, rien ne se
fait sans les Etats-Unis. Que l'Europe
seule ne soit pas capable de conduire
une opération armée de ce genre est un
fait. Telle est la raison d'exister de
l'OTAN." Et d'ajouter benoîtement et
à titre bénédictionnel : "Il y a
soixante ans, nous avions besoin les uns
des autres."
On voit
la paille évangélique chargée de cacher
la poutre de la vassalité. D'un côté, la
contribution partielle et par la force
du glaive de l'Europe à la libération du
peuple libyen passait pour valorisée au
titre d'un signe d'indépendance nouveau
et bienvenu, tandis que, de l'autre, la
même illusion d'indépendance était
déclarée inutile, puisque déclarée
inefficace par nature et par définition.
Alors l'englobant éthique du discours
vassalisateur apparaissait: il fallait
s'efforcer de masquer la dialectique de
l'abaissement à prétendre que la
servitude des forces armées du Vieux
Monde exprimerait seulement un
évangélique "besoin les uns des
autres", alors que "bien sûr,
rien ne se fait sans les Etats-Unis".
Les gentils "alliés" se
trouvaient apparemment placés à hauteur
de la casquette du maître de leurs
songes, mais seulement dans un
trompe-l'œil éhonté, puisque les
Etats-Unis avaient évidemment décidé en
souverains de se tenir un instant dans
les coulisses du théâtre afin de ne
débarquer sur les planches qu'à leur
heure et de tirer en plein jour, comme à
l'accoutumée, les marrons du feu à leur
seul profit. Le faux "regard de
l'extérieur" sur leur propre champ de
course que sécrètent les décadences a
précisément pour objet d'interdire au
globe oculaire devenu tout onirique des
vassaux tout accès aux vrais ressorts de
la pièce. De même que la théologie met
en scène un potentat du ciel présupposé
exister, la politologie classique
faisait monter sur les planches une
dialectique du maître et de l'esclave
qui s'est progressivement dessinée sur
la rétine nouvelle d'une anthropologie
critique qui sortait de l'ombre pas à
pas.
8 - Le
piège de la Libye
L'examen de la reptation diplomatique à
laquelle l' Europe de l'époque s'est
livrée afin de s'interdire d'avance tout
accès réel à l'objectif de la camera est
un document si riche d'enseignements que
l'Ecole de Paris l'a théorisé. Car le
gouvernement de M. Nicolas Sarkozy
voulait si peu savoir que "l'opération
libyenne", comme on disait, ne pouvait
se trouver déclenchée sans l'aval du
souverain d'outre-Atlantique, on n'avait
pas prévu, semblait-il, qu'à peine
l'aviation française et anglaise se
seraient-elles engagées sur le théâtre
des opérations, Washington reprendrait
le commandement suprême le plus
autoritairement du monde - aussi le
Colonel Kadhafi avait-il aussitôt tenté
de s'entretenir seul avec les
Etats-Unis.
Certes,
Paris et Londres avaient espéré renouer
les "fils de la négociation",
comme on disait; mais le maître du monde
n'avait rien voulu entendre. Et
pourtant, les deux capitales bafouées et
humiliées persévéraient à prétendre
mordicus qu'un tournant décisif aurait
été pris, tellement l'Europe de l'époque
n'avait pas encore compris qu'on n'est
jamais un souverain si l'on ne tient
plus son destin entre ses propres mains
et si l'on fait flotter un autre drapeau
que le sien au-dessus de sa tête.
La victoire finale sur le dictateur
avait été déshonorée par son assassinat
pur et simple; et la Russie, flouée une
fois de plus par les idéaux proclamés
séraphiques du conquérant, dénonçait
dans un sourire les faux angelots cachés
derrière le rideau. Le tandem béatifique
des Etats-Unis et d'Israël allait tenter
de s'emparer entièrement des rênes du
printemps arabe - mais cette entreprise
allait échouer. M. Alain Juppé n'en
avait pas moins manqué le coche: au lieu
de jouer à l'échelle mondiale une partie
aussi titanesque et aussi riche de
promesses - donc de la mener aux côtés
de la Russie, de la Chine et des
puissances émergeantes - il était rentré
docilement dans le rang. Quant au
successeur du Président myope, un
certain François Hollande, il s'était
hâté, avant même de se trouver élu, de
confirmer qu'il maintiendrait le retour
honteux de la France sous le joug
d'Israël et de Washington. L'Europe
entière demeurait les bras ballants sous
la houlette fatiguée de l'empereur d'une
démocratie américaine en déclin. Mais
tout cela résultait de ce qu'en 2012,
deux cent vingt-trois ans après la
révolution de 1789, il n'existait aucune
école supérieure d'initiation de la
classe politique de haut rang à la
connaissance des Etats.
La
semaine prochaine je poserai quelques
jalons supplémentaires sur le long
chemin que l'Ecole de simianthropologie
de Paris a parcouru de 2012 à nos jours
et qui a si lentement et avec tant de
peine, permis d'approfondir la
connaissance des rouages et des ressorts
de la machine dont Machiavel avait
exposé la mécanique en 1514.
Le 15 avril 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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