Pour qu'une
civilisation parvienne à emprunter un chemin aussi périlleux que
celui du scannage moral, politique et cérébral des divinités
auxquelles elles font allégeance, des conditions fort diverses
devront se trouver du moins partiellement remplies. En premier
lieu, l'esprit du pays ne devra pas demeurer étranger au génie
des grands mystiques, parce qu'on ne gagne rien à prétendre
passer du vide au plein et du néant au savoir: si vous ne
connaissez rien de la musique de l'âme et à l'organisation
mentale dont une religion et une foi orchestrent les accords, la
prétendue distanciation de votre caméra à l' égard du mythe ne
sera jamais qu'un vain placage de votre propre espèce
d'entendement sur un univers que vous aurez commencé par rendre
impénétrable, puisque vous vous serez interdit d'avance de
jamais franchir un pont qui vous y aurait conduit. Par bonheur,
la patrie de Dostoïevski, de Tolstoï, de Soljenitsyne, se trouve
non seulement rattachée à la spiritualité chrétienne, mais le
territoire qu'elle occupe dans l'empire de la Croix demeure
celui de la théologie orientale, donc de la plus extérieure à
l'étroitesse de l'esprit juridique que légalise impérieusement
la hiérarchie ecclésiale romaine et qui fait, de la doctrine des
Cujas et des Bartole de la foi, les héritiers des édiles sévères
et des pontifes rigoureux de la civilisation de la louve.
La foi russe
tourne le dos aux régisseurs patentés qui transportent les
affaires de ce monde dans le ciel d'une potence. Alors que la
divinité des successeurs de saint Pierre tient son sceptre d'une
main de fer, l'Eglise orthodoxe illustre la fraction lettrée et
philosophique du christianisme, celle qui fonde le sacré sur le
génie poétique des descendants de Platon, pour lesquels la
descente de l'esprit de la divinité sur la terre a pris la place
de l'autorité carcérale qu'exerçait au sein de la famille
romaine un père nanti, à l'origine, du droit de vie et de mort
sur une progéniture dont il se voulait le propriétaire.
Le génie russe est pentecôtiste; et
pourtant, il ne rejette pas la jugulaire de la religion du
sacrifice négocié, donc payant et patriotique au premier chef.
Mais il demeure suffisamment situé à l'écart de la geôle des
immolations intéressées du paléolithique pour se trouver
relativement en mesure de se poser la question post abrahamique
de la signification anthropologique et de la portée
psychobiologique de la scission native de l'encéphale d'une
espèce demeurée tragiquement oscillante entre le solide et le
vaporeux, le réel et le songe, le quotidien et le fabuleux.
De plus, la Russie est demeurée
viscéralement messianique, donc euphorique; et c'est à ce titre
qu'elle sort de soixante dix ans d'emprisonnement dans un
rationalisme eschatologique, lui aussi, mais tristement
bi-dimensionnel issu du XVIIIe siècle français - donc du placage
d'une laïcité superficielle et inculte sur l'empire des rêves
ascensionnels de Saint Jean et de Saint Paul. Le souffle
bénédictionnel des Tolstoï et des Dostoïevski, mais aussi des
Gogol et des Pouchkine est fidèle à l'enseignement de l'école
d'Antioche. Délivré de l'intermède du finalisme étriqué du
jacobinisme, l'ex-empire des tsars se trouve provisoirement
placé en porte-à-faux entre une foi populaire encore prosternée
devant ses icônes et une intelligentsia encore dépourvue de
l'autorité et des armes de la pensée critique de demain qui
seules lui permettront de fonder un humanisme à la fois
élévatoire et libéré de la superstition des foules. La formation
d'une phalange cérébrale de ce type rencontrerait donc à Moscou
des pré-conditions culturelles et psychiques hautement
favorables. Je conseille à mon pédagogue de se joindre à
quelques coureurs de bonne volonté et de se rendre sur ce vaste
territoire afin d'y fonder un apostolat des générosités de la
pensée donatrice.
2 - La
Chine
D'autres Hermès de carrefour nous montrent
la route de Pékin. Qu'en est-il des chances de cette
civilisation de la raison pratique d'enseigner un regard du
dehors sur l'encéphale cadenassé du simianthrope ? Cette nation
demeure la seule qui n'ait ni enfourné la logique d'Euclide dans
la forge d'une métaphysique asphyxiante, ni rigidifié des
symboles spirituels, ni statufié des abstractions, ni sacralisé
des concepts à coups de marteau, ni adoré des idéalités
patelines, ni modelé des idoles sur l'enclume des mots.
L'univers mental de la Chine est fléché par des chasseurs. L'arc
de la parole court sur des pistes stériles ou fécondes; ses
traits capturent un gibier précieux ou de vil prix, mais jamais
Artémis ne tombe en extase devant ses gibernes.
L'Occident est une civilisation des oracles, la Chine un royaume
des savoir-faire mouvants, l'Occident passe de l'idole arrêtée à
la pierre de l'autel, la Chine observe l'artisan agile sous les
magiciens des équations, l'Occident voit en Dieu un empereur de
la parole enchaînée, la Chine dit avec Confucius: "L'homme
parfait entre dans la voie ordinaire et la suit avec constance".
Une culture fondée sur des recettes se révèlerait-elle propice à
l'éclosion d'une classe d'intellectuels dont les auberges de
haut vol seraient achalandées des riches victuailles des
visionnaires et des prophètes? Pour scanner des dieux et s'en
faire un gibier, ne faut-il pas s'initier au feu et au délire de
l'espèce vaporisée? L'Occident s'écrie, avec Sénèque, qu'il
vaudrait mieux ne pas être né que de s'interdire tout accès aux
mystères du cerveau d'un Dieu omniscient et omnipotent. Il
manque encore à la Chine un regard d'anthropologue sur le
démiurge gesticulateur qui a fait, de son éloquence, le géniteur
du cosmos et qui s'attribue un langage dont la magie culmine
dans le culte de son "verbe".
3 - L'
Afrique
Passons à
l'Hermès qui nous montre le chemin de l'Afrique. Voici des
peuples qui viennent seulement de basculer des grigris de leurs
sorciers au culte d'un homme cloué sur une potence ou à la
lecture des préceptes du Coran.
Comment un tel
continent se trouverait-il devant un autre choix que de tomber
de Charybde en Scylla ou de se lancer vers l'inconnu d'une
spiritualité du vide et de la solitude? Impossible aux Africains
de retourner à leurs totems, mais impossible également à la
négritude de ne pas découvrir que le dieu prétendument unique et
universel était celui d'un colonisateur et que son culte demeure
étranger à la voix des forêts. Quand le continent noir
s'éveillera, il se placera aux avant-postes de la vie
ascensionnelle de l'humanité . Il y sera aidé par son écoute du
génie chinois. Car déjà Pékin a supplanté l'Europe et le Nouveau
Monde par de gigantesques investissements industriels et
routiers sur une terre au sous-sol prometteur. J'ai déjà dit que
la civilisation de Confucius est la mieux armée pour faire table
rase des théologies judiciaires et guerrières. Le génie noir
naîtra du double naufrage des sorciers et des capitaines. Alors,
l'Adam d'ébène dira, avec Jean de la Croix et Me Eckhardt: " Où
est-il, le Dieu de feu que je cherchais, sinon dans l'incendie
souverain que je suis devenu"?
4 -
L'Amérique du Sud
Passons à
l'Amérique du Sud. Cette civilisation est la seule qui ait évité
à la fois, le rigorisme des légionnaires du Vatican et la
poétique d'un Orient trop oublieux des contraintes
disciplinaires du politique. Mais une civilisation privée de
l'ascèse secrète qui pilote la scolastique demeurera à l'écart
de la rigueur dialectique des logiciens du mythe. Il faut avoir
appris les chemins impavides du raisonnement euclidien pour
observer les secrets du simianthrope à l'école d'un scalpel. La
pensée est un bistouri à fouailler les viscères du singe
parlant. Jamais la seule civilisation qui ait vraiment appris la
charité à l'école d'une religion de la charité ne se fera
chirurgicale à l'école de Socrate, dit la Torpille.
5 - La
civilisation anglaise
Et l'Europe? Courons de ce pas vers la
civilisation de l'alliance de l'esprit pratique avec le génie de
la synthèse, celle de Newton et de Darwin, de Shakespeare et de
Swift, de Hume et de Locke. Newton découvre la loi universelle
qui se cachait sous l'universalité d'une autre loi, celle de la
chute des corps et son génie imagine de quantifier les masses et
les distances sous le sceptre solitaire de l'attraction. Darwin
se demande pourquoi les espèces se diversifient; et il les
unifie à l'école de l'évolution universelle des encéphales et
des ossatures. Shakespeare écoute une histoire "pleine de bruit
et de fureur" et que lui raconte un idiot. Swift est le premier
anthropologue qui ait observé notre espèce en son animalité
spécifique. Hobbes observe le Léviathan que l'homme est à
lui-même. Hume se demande ce qu'il en est du fameux "lien de
causalité"; et il observe la provenance et le mode de
fabrication de cette ficelle cérébrale. Une telle civilisation
de l'universel n'est-elle pas davantage que toute autre appelée
à observer du dehors les personnages fantastiques sous
l'autorité et le commandement desquels notre espèce entend se
placer depuis quelques millénaires seulement? Ne sait-elle pas
que, de Platon à nos jours, les philosophes passent tout leur
temps à déprogrammer l'encéphale de leurs congénères et qu'il
leur reste peu de temps pour le reconstruire?
Mais l'esprit des déconstructeurs n'est pas
le cambrioleur le mieux armé pour entrer par effraction dans la
forteresse de l'anthropologie critique. Hume admet sans
réfléchir davantage qu'une preuve se démontre tout bêtement à
donner rendez-vous aux habitudes de la nature. Son entendement
greffé sur le sempiternel ne le conduit pas au-delà des calculs
profitables. Jamais il ne se demande ce que les rencontres
régulières, donc utilisables à coup sûr, des routines de la
matière avec le tempo de leurs propres cheminements sont censées
démontrer sans faillir. Si c'est du miracle d'une
intelligibilité en soi du cosmos que cette constance serait
porteuse, comment les chemins aveugles de l'inerte sont-ils
censés enfanter des signifiants supposés transcendants au monde
et réputés siéger dans un empire piloté et cadenassé par une
logique signifiante? Hume ne plonge pas dans l'inconscient des
preuves dites "matérielles" du simianthrope, il ne radiographie
pas l'animalité secrète des démonstrations que cette espèce
tient pour probatoires et qu'elle fait cautionner par une idole.
Comment des matières exerceraient-elles une magistrature,
comment profèreraient-elles des oracles de juristes, comment
seraient-elles présidées par un législateur suprême? Il manque
au génie de la civilisation anglaise la capacité de sortir de
l'enceinte des preuves sottement qualifiées de physiques - les
atomes sont muets - et d' ausculter des idoles qui, précisément,
colloquent des finalités de leur acabit, donc des motivations
pragmatiques dans le dos d'une matière qu'elles théologisent à
la rendre "parlante".
Et pourtant, la civilisation anglaise est
appelée à élever un jour son génie à la connaissance universelle
des dieux ; car si les idoles parlent la langue de leurs fidèles
et si elles copient leurs lois, leurs coutumes et leurs mœurs,
comment seules les trois dernières auraient-elles le droit de
siéger hors de la tête de leurs adorateurs, comment
jouiraient-elles seules de l' éternité de leurs attributs et de
leurs prérogatives?
6 -
L'Allemagne
Le génie germanique n'est-il pas plus proche
encore d'observer le simianthrope dans le miroir de ses dieux ?
Le premier, Kant a tenté d'observer l'encéphale de cette espèce
du dehors, le premier, il a recensé les catégories du jugement
sur lesquelles cet organe s'est construit. Hume savait déjà que
la succession constante des mêmes évènements a gravé la croyance
en une causalité expliquante dans la cervelle infirme d'un
animal empressé à se forger des outils performants, puis à
mettre ses recettes au crédit des usages et des coutumes d'un
univers voué à diviniser ses platitudes. Cet anthropologue avant
la lettre savait que la nature répond au même modèle de
fabrication de ses instruments que les animaux, tandis que Kant
attribuait encore l'origine de la raison causaliste à une
divinité bienveillante.
Mais pourquoi des encéphales programmés par les redites et les
ritournelles de l'univers enfantent-ils ensuite une prétendue
intelligibilité du spectacle, alors que lesdits encéphales sont
conditionnés à rendre le cosmos oraculaire à l'école de la corde
à nœuds qu'ils appellent la causalité? Pourquoi réintroduire un
géniteur divin dans la tête terrorisée de l'humanité? Pourquoi
proclamer existant un magicien seulement utile à l'exercice de
la magistrature grouillante du myriapode de la causalité dans le
cosmos ? De même que le Dieu de saint Anselme "existait"
hors de la boîte osseuse de ses créatures parce que, sans cela,
disait ce théologien, il ne serait pas "parfait", le dieu
de Kant prétendait "exister" parce que, selon ce
philosophe, si le principe de causalité ne validait pas la
gouvernance d'un démiurge mythique de nos fourrages, nos oracles
et nos idoles alimenteraient nos râteliers sans caution
légitimante. Nous avons besoin de la garantie d'un dieu de la
causativité générale des causes, sinon nos théories physique
manqueraient de la scolastique verbifique qui fait sonner les
cloches de nos picotins dans nos têtes. Par bonheur, le génie
allemand est méticuleux. Comme l'anglais, il refuse de s'en
laisser conter. Pour l'heure, il lui faut une divinité qui serve
d'étalon-or au cosmos, il lui faut un banquier sans lequel la
monnaie fiduciaire des évènements manquerait d'un port
d'attache. Mais la chance de l'Allemagne, c'est qu'elle a
observé l'encéphale du simianthrope comme un organe supposé
autonome et dont le fonctionnement se révèlerait solitaire, de
sorte qu'il ne tirerait que de ses rouages éternels les règles
insulaires qui piloteraient les verbes souverains expliquer et
comprendre. A partir de prémisses aussi anachorétiques, je
conseille à mon généreux accusateur d'aller planter sa tente sur
le territoire de cette nation de philosophes et de la conduire
par la main à la connaissance anthropologique des idoles; car le
peuple qui, le premier, a doté sa cervelle d'un autisme
para-divin, puis l'a greffée sur celle d'un Dieu construit sur
la même autarcie est aussi le plus proche de sortir de l'ornière
qu'il a creusée.
7 - La
France
Et la France ? Que dit la statue d'Hermès
dressée à ce carrefour de la planète ? On doit à Lutèce d'avoir
inventé la scolastique. La première en l'Europe, l'Ecole de
Paris a imaginé d'appliquer les recettes et les pratiques de la
dialectique syllogistique, donc de la pensée logique héritée des
Grecs, à l'étude des traits cérébraux d'une divinité tellement
raisonneuse que l'alliance parfaite de son omniscience avec son
omnipotence dirigeait le monde à la perfection, donc en accord
avec la raison idéale de Platon. Quelles sont les chances d'une
nation de ce type de conduire le simianthrope à la connaissance
de sa boîte à idées ? Une telle patrie ne sera-t-elle pas
enviable et même riche d'une haute espérance? Car le projet
pré-cartésien de soustraire l'idole des chrétiens à
l'incohérence mentale fait franchir un si grand pas à la méthode
argumenteuse que le bénéfice devrait s'en révéler digne d'un si
bel investissement.
Mais bientôt la
citadelle va nous montrer la solidité de son pont-levis: une
raison sûre de son tissu, une raison sans faille ni déchirure,
une raison dont l'étoffe inusable ne montre aucun rapiéçage, une
raison si bien verrouillée jouit d'un solipsisme trop enviable
de sa texture pour ne pas se lézarder et se trouer. Où cet
édifice supposé sans fissure se situera-t-il? Quel sera son mode
de sustentation ? Est-il évident que ses prémisses immuables la
rendront inébranlable? Car des raisonnements impeccables, mais
armés de bataillons de syllogismes ambigus - ils se veulent à la
fois suspendus dans les airs et assortis d'enchaînements de
causes et d'effets au-dessus de tout soupçon - ne sauraient
soutenir longtemps leur serrurerie. Que faire des régiments
d'arguments de la scolastique quand l'attention se portera sur
la lévitation de leurs présupposés dans le néant?
Regardons-les
défiler au pas de charge : voici le socle sur lequel tout
l'édifice des démonstrations et des réfutations est construit,
voici les souterrains et les galeries de leur logique.
Assurons-nous qu'à creuser le sol, nous ne découvrirons pas des
fondements enfouis sous les fondements et ainsi de suite.
Qu'est-ce qui rend inamovibles les axiomes et les postulats de
la dialectique si l'échelle des causes et des conséquences ne
s'arrête nulle part?
Pour entrer en philosophie comme on entre
dans les ordres, il faut se poser la question la plus
originelle, celle de la pesée des axiomes profitables sur
lesquels nous soustrayons nos vérités au vertige. Mais si nous
nous soumettons à la condition préalable de construire la
balance du recul que réclame la pesée des branchements de notre
conque osseuse sur le mutisme du cosmos, nous apprendrons à
observer les gratte-ciel de notre sophistique et de notre
scolastique à l'école de notre désarrimage radical et nous nous
demanderons ce que vaut le présupposé absurde que nous avons
craintivement et obstinément refusé d'examiner : un artisan venu
on ne sait d'où se serait mis en tête de se construire un cosmos
à sa convenance et de se faire adorer par des milliards
d'insectes prosternés devant la fureur de ses châtiments et le
clinquant de ses récompenses- sauf à subir les stupides
représailles de se faire rôtir à petit feu dans un gigantesque
four crématoire de l'éternité.
8 -
Qu'est-ce que la philosophie ?
Mais alors, une France bénéficiaire de la
grâce de la pensée n'a-t-elle pas quitté depuis belle lurette et
avant tout le monde les générations de dialecticiens d'un ciel
stérile et toute la parade des raisonnements théologiques? La
France cartésienne n'a-t-elle pas enfin découvert le véritable
territoire de la discipline qui seule méritera de s'appeler la
philosophie, parce que son objet la situera hors de l'enceinte
des syllogismes dont les autres peuples labourent encore les
arpents? Mais comment camperons-nous dans le vide, comment
planterons-nous notre tente loin de la masse cérébrale de nos
congénères, qui demeurent vivement intéressés à se forger un
maître à leur mesure et comment Paris apprendra-t-il à les
observer de haut? Toutes les idoles du monde ne
s'imaginent-elles pas précisément qu'elles jettent un regard
souverain sur l'animal tremblant qui se cherche des guides et
des protecteurs dans l'immensité? Or, la bête apeurée que nous
demeurons sur nos terres, nous ne pouvons l'observer qu'aux
côtés des tuteurs de mèche dont elle s'est flanquée, tellement
ces deux-là se regardent d'un air entendu, tellement ces deux-là
font la paire, tellement ces deux-là se tendent l'un à l'autre
le miroir complice dans lequel ils se clignent de l'œil et se
reconnaissent au premier regard - l'un en modèle réduit et
malin, le second en géant pompeux, mais tous deux coulés dans le
moule des connivences qui forgent leur vérité sur l'enclume du
profitable.
Quelle sera donc
la nation avertie qui conduira la planète des duperies dorées à
spectrographier les idoles qui s'imaginent porter un regard de
l'extérieur sur notre espèce? Qui sommes-nous à nous réfléchir
depuis des millénaires dans le miroir de nos théologies
innombrables? Par bonheur, tous les Hermès de carrefour
s'accordent sur ce point: nos cultures et nos civilisations,
disent-ils, sont inégalement douées pour l'observation parallèle
de nos cervelles et de celles des dieux devant lesquels nous
nous prosternons encore. La France du XXIe siècle sera-t-elle le
premier zoologue des idoles? Si les atouts nationaux des
candidats demeurent inégaux, la réflexion anthropologique sur
leur diversité nous enrichira-t-elle de quelques précieux
enseignements initiatiques?
Résumons: pour
l'instant, la Russie de demain semble la mieux placée sur la
carte des divers cerveaux dont le christianisme se nourrit ,
parce que le hiatus même dans lequel l'histoire récente de cette
nation l'a précipitée la contraindra à s'engouffrer dans la
brèche du "Connais-toi" de demain. Il se trouve seulement que
son esprit n'est pas encore suffisamment exercé à la dialectique
du ciel, alors qu'il faut précisément connaître les
enchaînements apparemment si solides de la logique des
théologiens du Moyen Age pour sortir d'un pas assuré de cette
enceinte piégée. La Chine dispose de l'avantage de n'être par
tombée dans le traquenard européen, dont on sait qu'il a conduit
cette civilisation à une métaphysique des abstractions et à une
réification totémique des concepts. Mais, du coup, l'empire du
Milieu ne porte pas encore son regard sur la plongée des songes
avec les entrailles du simianthrope. L'Angleterre a élevé le
génie pratique à l'universel, mais elle demeure sottement
enserrée dans le corset d'une idole qui a greffé sa propre
raison sur le civisme de ses créatures. L'Allemagne protestante
n'a pas encore cessé de se donner le ciel de son commerce et de
son industrie. La France possèderait les armes de siège du
cartésianisme des modernes si elle ne manquait des feux de l'âme
et du cœur qui seuls lui permettraient de porter l'humanisme
mondial de demain à l'orchestration symphonique qu'appelle le
génie des futurs Orphées de l'intelligence.
9 - Mon
gentil admoniteur
Décidément, mon gentil admoniteur va me reprocher de n'avoir pas
montré une seul et unique chemin. Qu'ai-je, me dira-t-il
maintenant, à envoyer des postillons courir à bride abattue et
même à tombeau ouvert dans plusieurs directions impraticables et
à multiplier les Hermès aux carrefours? C'est pourquoi je lui
propose de retourner à l'auberge de la modestie et de déplier
sur la table d'hôte la carte de la grandeur et de la folie de
notre espèce. Les routes et les coureurs se partageraient-ils la
tâche? D'un côté, le monde musulman fermente désormais
d'intellectuels que personne ne traduit et n'écoute, parce que
leurs écrits obéissent encore au modèle de compréhensibilité du
cosmos que vingt siècles de "penseurs" du judaïsme et du
christianisme ont illustré: tous paraphrasaient une vérité
qu'ils étaient censés connaître déjà et qu'il eût été sacrilège
de contester, puisqu'elle avait été révélée à leurs ancêtres par
la voix d'une divinité insoupçonnable. De l'autre, les armées de
la "raison" usent, en réalité, du même masque dogmatique,
puisqu'elles prétendent "penser" sur le fondement supposé
incontestable et obstinément soustrait à l'examen des axiomes et
des postulats de l'intelligibibilité expliquante. Que vaut
l'autorité des a priori que véhicule encore la logique
occidentale et mondiale?
Mais précisément, cette double mascarade ne
montrerait-elle pas le chemin du "Connais-toi" des modernes,
donc de l'ignorance socratique de demain? Car la pensée dite
religieuse ne pourra ignorer l'évolutionnisme et la psychanalyse
aussi longtemps qu'elle a ignoré l'héliocentrisme, les atomes et
la vaccination. Mais comment la pensée dite rationnelle
persévérerait-elle, de son côté, à établir ses quartiers dans un
univers à trois dimensions? Copernic n'a-t-il pas fait naufrage
depuis 1904 et tous nos calculs tripodes ne sont-ils pas devenus
approximatifs par définition? Quelles sont les relations que
l'exactitude de nos calculs est censée entretenir avec nos
signifiants?
Décidément l'étude de la condition simiohumaine sous le soleil
de la France se situera fatalement au cœur de la philosophie de
demain, c'est-à-dire d'une discipline de la pensée enfin rendue
légitimement ambitieuse de juger les preuves en tant que telles
et habilitée à construire la balance d'une anthropologie
critique. Quels en seront les plateaux en mesure de peser les
autels célestes et les autels terrestres confondus ? A qui le
simianthrope présente-t-il les offrandes de ses savoirs et de
ses avoirs? A Personne, c'est-à-dire au vide et au silence de
l'immensité.
10 - La
spiritualité du vrai savoir
L'humanisme de
demain sortira du double enclos de la peur que l'humanisme
d'aujourd'hui exorcise encore à l'école du meurtre de l'autel,
parce qu'une planète devenue consciente de la solitude de
l'animal pseudo pensant accouchera nécessairement d'une
définition nouvelle de "l'esprit". Alors, le vrai portera sur
l'ignorance effrayée d'une espèce tellement tueuse qu'elle n'en
finit pas de se venger de la mort avec les armes de la mort.
Mais si la "vérité" est le fruit d'un "éveil" et si cet éveil
ouvre un œil sur le dieu meurtrier qu'une espèce meurtrière a
construit à son "image et ressemblance", l'humanisme à venir
sera ascensionnel par définition ; et la "vie spirituelle ",
comme on disait, trouvera son assise dans des spectrographies
des monuments de la mort qu'on appelait des religions ; car non
seulement les idoles s'imaginaient savoir ce qu'elles
ignoraient, mais elles faisaient nécessairement, des autels
qu'elles dressaient à la gloire de leurs crimes, l'offertoire
dont les offrandes magnifiaient leur sainteté. N'est-il pas
temps de voir en Socrate le premier psychanalyste des idoles?
Décidément, "Dieu" n'était qu'un Hermès de carrefour. Mais comme
l'écrit Erasme, "il est grand d'enflammer l'esprit humain à
l'étude de la théologie, mais il est d'un art encore plus achevé
de tracer le chemin de la méthode d'une science céleste."
L'incroyance serait-elle une science plus "céleste" que celle de
feu la théologie? Ne manquerait-il au génie cartésien de la
France que d'écouter les saints de leur ignorance? Ceux-là
traquaient leur lumière et leur feu à l'écoute d'un athéisme des
hauteurs. Quels alpinistes de l'athéisme que les prophètes,
quels incroyants que les accoucheurs socratiques de la poétique
ascensionnelle de l'humanité!
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