Regards sur le Proche et le Moyen-Orient
La France et
l'islam
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 12 février
2012
Vu de
Sirius, il était inévitable que
l'immigration de cinq millions de
musulmans sur le territoire des druides,
puis la pousse d'une centaine de
générations de chrétiens convaincus,
puis l'arrivée des masses indifférentes
aux affaires de là haut donnera un
nouvel élan et un feu à la réflexion de
la civilisation mondiale sur les
origines, la nature et le destin des
religions tant défuntes qu'encore
respirantes. Loin de conduire l'Occident
à une régression de la pensée
philosophique d'avant-garde ou à un
essoufflement planétaire des sciences
prématurément qualifiées d'humaines,
mais placées sous perfusion depuis belle
lurette, les retrouvailles du continent
de la raison avec la réflexion
approfondissante sur le sacré qu'attend
notre civilisation fera, tout au
contraire rapidement progresser
l'encéphale endormi de notre espèce.
Alors les Gaulois pèseront sur des
balances moins rudimentaires que celles
de leurs ancêtres la notion même d'intelligence;
car on ne saurait faire progresser le
décryptage du cerveau moyen des évadés
actuels de la zoologie et laisser plus
longtemps en friche l'examen des mondes
fabuleux dans lesquels cette espèce
croit encore hisser les voiles et
exercer ses antennes à l'écoute du
fantastique.
S'il est
démontré que les mythologies sont les
premiers ailerons de l'animal vocalisé
et cérébralisé par son vocabulaire et si
le spéculaire se révèle le moteur
onirique d'un animal narcissique de
naissance, on comprend que la loi de
séparation de l'Eglise et de l'Etat de
1905, loin d'avoir donné un nouvel essor
à Prométhée, ait paralysé le vautour de
la pensée. Par bonheur, l'islam français
d'avant-garde est appelé à réconcilier
non seulement la France, mais la
mappemonde avec l'axe central de toute
philosophie, celui de savoir si les
voilures de la réflexion sont appelées à
enrichir notre boîte osseuse ou à nous
faire dévorer notre foie.
L'heure a
sonné de tracer les pistes principales
sur lesquelles l'Islam français
prospectif et l'Occident de pointe se
féconderont réciproquement:
premièrement, celle de l'examen du mythe
de l'incarnation au titre de document
politique à radiographier, secondement,
celle de la pesée des relations que les
religions et l'histoire entretiennent
avec les autels du meurtre,
troisièmement, celle de la réflexion sur
les sources anthropologiques de la
vassalisation de l'Europe sous le
sceptre des Etats-Unis, quatrièmement,
celle de la radiographie de la
messianisation pseudo démocratique de la
planète sous le tranchant du glaive de
la Liberté, cinquièmement, celle des
causes du retour aux siècles des
croisades, sixièmement, celle de la
prospection de l'avenir commun
d'Averroès et de Descartes.
1 -
De natura deorum
L'interrogation de l'humanité sur la
nature de ses idoles remonte à Périclès,
donc à la naissance du régime
démocratique athénien: pour la première
fois, l'agora entendait les voix sobres
de quelques citoyens réfléchis et les
tirades retentissantes des premiers
démagogues. Ces deux modèles d'intrusion
de la littérature dans la politique
remplaçaient subitement les jugements
instinctifs et irréfléchis des
serviteurs des autels et des traditions.
Le premier, Platon distingue clairement
le savoir rationnel, donc solitaire par
définition, l'epistemè, de la simple
opinion, la doxa, qui
ressortit à la rumination générale des
masses banalisées à l'école de leurs
devins.
Par un
effet inévitable du "principe de raison"
censé l'inspirer, la démocratie a
progressivement destitué les Célestes
antiques de leur fonction multiséculaire
de porte-voix des dieux sur la place
publique. Mais comme les peuples du
civisme ont laissé sans vacataires les
emplois terrestres et surnaturels des
idoles, l'humanité n'a pas approfondi la
réflexion sur l'origine et la
destination psycho-politiques des
Olympes; et elle a bientôt remplacé le
peloton des divinités d'autrefois par un
seul géniteur et administrateur
panoptique du cosmos. Puis les fils
d'Adam ont instamment demandé au roi de
l'univers de féconder une vierge, non
plus à la manière génitale dont Zeus
avait engrossé Alcmène, mais du haut du
cosmos et à l'aide d'un sperme tout
vocal, appelé le Verbe, que les
théologiens du Moyen Age qualifiaient
encore de spermatique.
2 - La parole
génitrice et le dieu schizoïde
Depuis
lors, la pensée simiohumaine aurait pu
s'armer rapidement du premier outillage
d'une réflexion transgénitale, qu'on
aurait appelée la logique; et ce
fil d'Ariane aurait conduit les cerveaux
encore tâtonnants à enchaîner des
propositions les unes aux autres sur le
modèle de la dialectique ou de la "diégèse"
des Grecs, qui signifiait traversée
dans leur langue. Car Jahvé n'était
encore qu'un Zeus aussi massif que
l'Hercule d'Homère: "Il parle,
écoute, voit, sent, rit, souffre; il
dispose des organes adéquats à ces
fonctions, il a des yeux, des mains, des
oreilles. (…), il descend du ciel pour
visiter la tour de Babel et pour
disperser de ses propres mains ceux qui
l'ont construite, il ferme lui-même la
porte de l'arche derrière Noé, il
descend du ciel pour chercher Adam au
paradis, il écrase les raisins du
pressoir comme un vendangeur." (André
Chouraqui, Histoire du
judaïsme, PUF, Coll. Que
sais-je, p. 12)
Puis un Jahvé à peine plus
intellectualisé que le Titan musculaire
des origines a débarqué dans l'univers
des sortilèges auxquels le langage sert
de boîte de Pandore ou de tonneau des
Danaïdes. Du coup, le christianisme
s'est déchiré sur la question préalable
du statut à la fois exclusivement
terrestre et exclusivement céleste qu'il
fallait attribuer à la progéniture
corporelle et cérébrale de Zeus. Les
Grecs n'avaient pas songé à soupeser la
nature et les attributs de la multitude
des spécimens des deux sexes nés de
l'accouplement d'un dieu ou d'une déesse
avec Eve ou Adam. Seule la valeur
guerrière des mâles issus de ce type de
reproduction intéressait leur
théâtralisation de l'histoire - Achille
n'était vulnérable qu'au talon, ce qui
lui donnait un grand avantage sur le
champ de bataille. Pourquoi les
chrétiens, eux, se sont-ils torturés des
siècles durant sur la question de
l'emplacement précis de la ligne de
démarcation qu'il leur fallait tracer de
main de maître entre un Jahvé en voie de
décorporation relative et son fils
inscrit à l'état civil de Nazareth sous
Tibère?
Car, en ce temps-là, la logique
politique la plus élémentaire commençait
d'enseigner que si l'on égalait les
exploits psychiques et les performances
mentales de l'encéphale d'une
progéniture descendue du ciel d'un côté
à ceux d'un Dieu omniscient de l'autre,
le mythe y perdait son branchement sur
la médiocrité des affaires de ce bas
monde; et si l'on consolidait seulement
quelque peu le statut terrestre d'un
mortel nanti d'une sublime origine, son
identité tant physique que cérébrale se
dichotomisait au point que l'on ne
savait plus sur quel pied faire danser
une divinité concrétisée par sa
charpente. Allait-on la rendre
irrémédiablement schizoïde ? Dans ce
cas, on la frappait d'une bancalité
inutilisable tant au ciel que sur la
terre.
En 325, le concile de Nicée condamnait
Nestorius à mourir de soif dans le
désert pour avoir soutenu l'effrayant
sacrilège de scinder la personnalité de
l'homme-dieu en deux parties aussi
distinctes qu'incompatibles entre elles
; puis, en 450, le concile de
Chalcédoine s'est résigné à le diviser
derechef en deux portions afin de le
rendre plus opérationnel sur la terre:
il ne bénéficiait plus du rang de Zeus
qu'à marcher sur la mer et à accomplir
des miracles - multiplier des pains ou
ressusciter un mort. Mais alors, à quel
âge un marmot braillant dans son berceau
était-il devenu l'égal de l'empereur
omnipotent du cosmos? Savez-vous qu'il a
fallu se résoudre à lui donner jusque
dans ses langes le statut de son père
céleste ? Ne riez pas : à quel âge la
République, cette fille unique des
principes de 1789, atteint-elle l'âge de
raison d'une démocratie et par quelle
opération miraculeuse le verbe de la
politique féconde-t-il la vierge de
village qu'on appelle la Liberté?
3 - Ces bistouris
qu'on appelle des dogmes
Quinze siècles durant on a vu le genre
humain livrer les Lettres, les arts et
les sciences à un naufrage universel, et
cela à seule fin de se colleter
ardemment et sans relâche avec le double
sublime qu'il veut devenir de lui-même -
mais, à partir de la Renaissance, le
retour des savoirs enfouis si longtemps
dans l'oubli n'a pas conduit davantage
la politique européenne et la science
psychologique à approfondir la
connaissance des rouages et des ressorts
les plus secrets d'une humanité
chasseresse des idoles désespérément
fuyantes en lesquelles elle se réfléchit
avec tant de ferveur.
Et
pourtant, Arius avait failli triompher
dans toute la chrétienté: il n'y avait
plus que l'évêque Athanase (298-373)
pour soutenir mordicus que Jésus
n'était pas un prophète coulé dans le
même moule que les Isaïe ou les Jérémie.
Pour en avoir le cœur net, il faudrait
montrer à tout le monde la palissade qui
sépare les esprits d'un côté et les
corps de l'autre. Or, cette question est
grecque, cette question est socratique :
depuis la mort testimoniale du
philosophe athénien, l'histoire et la
politique font boire la ciguë de la
tyrannie aux Républiques, la ciguë de
l'expérience approximative à la pureté
de la théorie scientifique, la ciguë du
trivial à l'esprit de géométrie, la
ciguë de la médiocrité aux évangélistes
de la politique.
L'islam français revivifié sera-t-il en
mesure de servir à la fois de catalyseur
et de scalpel à la reconversion féconde
de l'humanisme manchot actuel à une
introspection anthropologique et
critique des théologies d'hier et
d'aujourd'hui et de couveuse des
retrouvailles de l'Occident avec la
quête de l'identité spécifique de
l'homme? La Chine ne pense qu'en circuit
fermé, le Japon est bien trop sage pour
se mettre à l'école de la sacralisation
platonicienne ou idéologique du concept,
la Russie retourne à ses popes et à ses
icônes, l'Amérique du Sud vénère la
vierge de Guadalupe des chrétiens, le
monde anglo-saxon ne roule sur les rails
de l'universel qu'au profit de ses
marchands - on pratique toutes les
religions de la terre, mais seulement du
bout des lèvres et tout occupé à
commercer avec les autels les plus
fructueux. Quant à l'Europe, elle roule
dans les carrosses déglingués du
protestantisme et du catholicisme les
plus superficiels.
4 - L'islam au
secours de Descartes
Qui
s'engouffrera dans la brèche ouverte par
l'irruption d'Allah sur la planète du
songe monothéiste, sinon l'islam
français ? Car seule la nation de
Descartes n'a jamais renoncé à la
vocation rationaliste qui l'inspire
depuis le Moyen Age: on sait que l'Ecole
de Paris avait fait, de la théologie
française, le "four où montait"
selon le Vatican lui-même, "le pain
de la foi raisonnée".
Aussi
une laïcité républicaine rendue
résolument acéphale à l'école de son
faux triomphe de 1905 est-elle appelée à
méditer sur le sens que prend le verbe "reconnaître"
appliqué à un culte. Le sens juridique
du terme "reconnaissance" renvoie
à la légitimation des Etats et des
gouvernements par la voix de leurs
pairs, lesquels sont seuls qualifiés
pour les convier à leur table. Ne "reconnaître"
aucune pratique cultuelle est une
étrangeté, puisqu'en droit public, c'est
déclarer que les croyances religieuses
ressortiraient exclusivement à la vie
privée.
Mais il se trouve que l'histoire et la
politique d'autrefois étaient
étroitement tributaires de l'ameublement
et de l'administration des têtes
spécialisées dans l'écoute des nouvelles
fraiches et des directives impérieuses
que les Etats ne cessaient de recevoir
du haut des nues. C'est dire que les
rêves sacrés ne seraient pas devenus
tellement impérieux et bien souvent
carnassiers s'ils ne concernaient la
dépendance originelle de l'individu à
l'égard des empires fascinatoires d'une
politique du fabuleux que le divin forge
dans les têtes. C'est dire également que
si Zeus pouvait exister dans un univers
surnaturel, il se présenterait néanmoins
sous les traits désensorcelés d'un
personnage essentiellement de sens
rassis dans l'ordre politique, du seul
fait que ce tyran bienveillant
commencerait nécessairement par doter le
genre simiohumain d'un système de
récompenses mirifiques et de châtiments
épouvantables selon le degré de sagesse
et d'humanité des civilisations. C'est
ainsi que la démocratie européenne a
contraint son dieu unique à renier vingt
siècles de sa théologie de la peine de
mort. De plus, les interrogateurs
sommitaux d'un créateur sauvage et
doucereux - on les appelle des prophètes
- porteront fatalement un regard de haut
sur l'éthique du barbare céleste. C'est
pourquoi tous les prophètes juifs ont
tenté de désensauvager Jahvé.
5 - L'Europe
décérébrée
Mais il y a plus: à l'heure où le
Conseil Constitutionnel s'apprête à
préciser le sens, la portée et le
contenu politiques du concept laïc et
républicain de "liberté d'opinion",
comment la question du statut respectif
de la raison et de la déraison en Europe
et dans l'islam ne débarquerait-elle pas
sur les places publiques du monde
entier? Autrefois, c'était le bras armé
de l'Eglise qui interdisait le
négationnisme religieux - il était
punissable de douter qu'un homme fût
ressuscité ou qu'une mère de famille
nombreuse fût demeurée vierge jusqu'à
son dernier souffle. Mais la République
n'a changé tout cela qu'au prix de
l'hérésie suprême d'exterminer purement
et simplement la distinction socratique
entre le vrai et le faux.
Du coup,
la liberté d'opinion en est venue à se
confondre avec l'acéphalie ; et
l'obscurantisme est passé du côté des
Etats laïcs. Vous serez autorisé par la
loi à soutenir qu'un Zeus aurait créé
l'univers - on ne va pas vous taquiner
pour si peu; et l'on vous permettra
également de réfuter toute ignorance et
toute sottise religieuse, mais seulement
à la condition expresse que votre
argumentation logique ne sera jamais
rien de plus que l'opinion inverse de la
précédente. Afin de mettre en place la
gestion branlante des encéphales
qu'appelle la démocratie, l'école de la
République de l'ignorance évoquera sans
rire un pêle-mêle des "opinions
philosophiques et religieuses",
puisque le vrai et le faux se confondent
au point qu'il convient de les jeter
dans le même sac.
6 - La mise en
pénitence des idoles
Comment
l'autorisation catéchétique d'anéantir
la distinction censée dépassée entre le
savoir et l'opinion ne
saluerait-elle pas l'irruption d'un
islam réputé acéphale, lui aussi, sur la
scène internationale? Mais quelle
occasion à saisir d'un retour de la
planète au sacrilège originel de séparer
la lumière des ténèbres! La planète
entière se verra contrainte de sceller à
nouveaux frais l'alliance du genre
humain avec la pensée logique, tellement
nul ne saurait soutenir à la fois que le
géniteur mythique du cosmos des
chrétiens aurait d'abord tenu la plume
d'Isaïe, puis de ses quatre
évangélistes, pour demander enfin, avec
six siècles de retard et sans se
repentir pour un sou d'une négligence si
coupable à l'ange Gabriel, de dicter
tout d'un trait le Coran à
Muhammad? Du coup, seul l'islam pensant
de France demandera au monde: "Qu'est-ce
qu'un prophète?" Car enfin, un prophète
est d'abord un procureur implacable et
qui demande ardemment à la divinité de
se repentir de ses péchés ou de sa folie
- telle est la raison principale pour
laquelle on le tue. On sait que Jahvé
s'est repenti de son génocide - celui du
Déluge. Qui l'a contraint de se rendre à
confesse?
Décidément, si la France de Voltaire
n'avait pas existé, l'intelligence du
genre humain serait demeurée bien plus
endormie en Europe. On replacera donc la
question du vrai et du faux sur ses
rails. On soumettra de nouveau le monde
à la morale ascensionnelle des
prophètes. On distinguera la barbarie de
la civilisation. On boira la ciguë de la
mort des corps et de la résurrection de
l'esprit. On ordonnera à tous les dieux
de reconnaître leurs péchés et de faire
pénitence.
C'est pourquoi la France de la raison et
l'islam philosophique poseront en commun
ou parallèlement la question de la
nature des meurtres sacrés; et l'on
verra à nouveau les philosophes du monde
entier combattre l'obscurantisme d'une
seule et même Eglise, celle des Etats
sans tête dont l'hérésie aura fait,
d'une laïcité neutralisée, la nouvelle
ennemie de la pensée et la nouvelle
forteresse de l'obscurantisme, celle
qui, à l'instar des orthodoxies
d'autrefois, achetait la paix publique
au prix d'une vidange radicale des
cerveaux.
7 - Les
entrailles de Dieu
Mais il y a plus: à approfondir la
réflexion anthropologique sur une
théologie de l'islam forgée sur
l'enclume des descendants d'Averroès,
l'Europe apprendra tantôt à porter le
regard de la pensée critique sur les
rouages pseudo démocratiques de son
auto-vassalisation, tantôt sur les
ressorts de sa résurrection politique.
Car l'empire américain se distingue de
tous les vassalisateurs d'autrefois en
ce qu'il fournit le prototype d'un
modèle de soumission cérébrale du monde
entier aux sortilèges d'une politique
parareligieuse paradoxalement greffée
sur le mythe civilisateur de la liberté
démocratique. Il s'agira d'apprendre à
décrypter les recettes des sorciers de
la géopolitique actuelle et de
démythifier les idéalités pseudo
émancipatrices devenues idolâtres de
leurs propres dentelles. Voyons comment
elles promènent leur broderies sur la
scène internationale et dans les têtes.
C'est dans cet esprit que nous nous
sommes entretenus la semaine dernière du
statut cérébral de l'homme d'Etat et que
nous avons observé à cette occasion le
flottement dont il souffre entre la
chair et le sang de l'histoire, d'un
côté et l'esprit de la démocratie
civilisatrice, de l'autre, et cela de la
même manière que le mythe de
l'incarnation des chrétiens, qui se
démène depuis vingt siècles entre la
théologie du concile de Nicée et celle
du concile de Chalcédoine. A quel
moment, nous demanderons-nous, une
civilisation pseudo démocratique
bascule-t-elle dans la servitude sous
les ordres d'un maître étranger et à
quel moment se vaporise-t-elle dans
l'impuissance des anges et des séraphins
d'une liberté toute verbifique et
déconnectée de l'histoire? Si nous
apprenons à porter un regard
d'anthropologue sur les théologies,
l'Europe vassalisée aura intérêt à
inscrire l'autopsie des mythes sacrés au
programme de l'école des sciences
morales et politiques. Alors, on verra
les futurs serviteurs de la République
forger leur science des Etats dans les
ateliers de Vulcain de l'islam,
tellement on s'initie à la politique à
ausculter parallèlement les entrailles
de l'histoire et celles d'Allah.
8 - La décadence
saisie par le délire
Je
m'explique: la semaine dernière,
Washington a franchi une étape décisive
sur le chemin de la maîtrise et du
ficellement de l'encéphale de la
démocratie mondiale au mythe de
l'incarnation de la Liberté
démocratique. Il s'agissait d'enfanter
un nouvel empire de l'épouvante, un
nouvel enfer intersidéral, un nouveau
cataclysme dans les imaginations
atterrées par les dernières menaces du
ciel: "Les Etats-Unis ont pris une
avance considérable dans l'antimissile,
où ils ont investi environ deux cent
trente milliards d'euros en trente ans.
Ils sont seuls à en maitriser toutes les
technologies (alerte, radars,
intercepteurs) dans toutes les couches
de l'atmosphère. En octobre 2011, le
Pentagone a annoncé avoir testé avec
succès son nouveau système THAAD, conçu
pour les interceptions de missiles en
haute altitude. Il fera partie du
bouclier, avec les batteries Patriot. "
(Le Monde du 4 février
2012)
Comment convaincre une Europe
stupidifiée et un monde livré au
fantastique cérébral des modernes de
l'évidence que cette fabuleuse
exorcisation de l'apocalypse est
destinée à guetter un astéroïde
sottement livré à une panique
d'entrailles, comment convaincre une
humanité tremblante des pieds à la tête
de ce qu'il s'agit d'une titanesque
mascarade, d'un gigantesque simulacre,
d'un attrape-nigaud d'une taille trans-biblique,
comment convaincre une espèce
cérébralement retardée et fort mal
évadée de la zoologie de ce que nul
ennemi à terrasser ne se profile à
l'horizon et que tout cela ressortit
exclusivement à un effarement cosmique
digne de l'auteur du Déluge de la
Genèse?
9 - Une théologie
de la folie politique
L'intelligence critique de l'Europe est
couchée sur son lit d'agonie. Un islam
dont aucun mythe de l'incarnation
d'Allah n'a paralysé les neurones nous
tirera-t-il de là, un islam qui n'a
donné à Muhammad que le rang d'un
prophète de haut vol et non celui d'un
fils unique d'Allah accourra-t-il au
chevet d'une civilisation vassalisée par
un dieu schizoïde et dont la dichotomie
cérébrale l'a scindée entre la terre et
le ciel? Jamais l'islam ne fera de
l'Amérique un dieu sur cette terre, ni
un Céleste brandissant le sceptre d'une
liberté truquée, ni un déménageur de la
démocratie mondiale dans un royaume du
ciel des idéalités politiques, ni une
civilisation grisée et enfumée des
odeurs d'un délivreur contrefait:
l'islam a les pieds sur terre, l'islam
est une civilisation de juristes,
l'islam ignore l'encens des contrefaçons
de la justice et des amuseurs publics du
dieu "vérité". Car si le ciel ne se
substantifie pas dans la charpente, les
organes et les viscères d'un mortel,
quel antidote aux prodiges fascinatoires
des dieux en chair et en os, quel regard
de l'intelligence et quel trésor de la
lucidité face au messie
d'outre-Atlantique!
Que dit
encore la boîte osseuse d'une planète
livrée par son mythe de l'incarnation au
burlesque du débarquement, avec armes et
bagages, d'une théologie dans le
militaire? "Toute la question est de
savoir si nous acceptons le partage des
tâches tel qu'il se dessine: aux
Européens le traitement des missiles
jusqu'à 1000 km de portée dans une
logique de défense rustique ; aux
Etats-Unis la responsabilité des
missiles évolués et la couverture
stratégique du territoire européen,
souligne la Fondation pour la
recherche stratégique." (Ibidem)
On voit
combien le mécanisme psychologique qui
commande à la vassalisation politique
répond au modèle doctrinal mis en place
par le christianisme. L'Europe asservie
est construite sur le cerveau bifide de
la théologie de l'incarnation: elle est
domestiquée par un inconscient religieux
composé d' une mixture du ciel et de
l'enfer qui lui interdit de seulement se
demander si la menace militaire à
exorciser existe bel et bien - elle se
trouve réduite à poser la question,
existentielle à ses yeux, de sa
participation physique au déroulement
programmé de la fable sacrée sur la
terre, c'est-à-dire à la question de son
soutien corporel à un dieu corporel: "La
défense anti-missiles est une réalité
stratégiquement offensive. Elle met les
puissances face à un défi : en être ou
ne pas être." (Ibidem) La
psychanalyse des théologies ouvre l'œil
sur ce langage. Elle remarque qu'il ne
s'agit pas d'en être, mais d'être
ou ne pas être, comme disait Hamlet.
10 -
L'inconscient théologique de la
démocratie
Le
croyant bipolarisé par l'extra-terrestre
qu'il est partiellement devenu à
lui-même et qui campe pour moitié sous
son os frontal et pour moitié aux côtés
du roi du ciel, ne se demandera pas un
instant qui exercera effectivement le
commandement d'un Dieu hybride. Pourquoi
lui importerait-il d'apprendre sous quel
maître en chair et en os il se trouve
placé ici-bas si seul compte à ses yeux
de savoir s'il occupera une place
honorable ou indigne de sa condition
sociale sous un sceptre vocal reconnu
d'avance pour célestiforme et légitimé
par le langage idéaliste de l'Occident:
"Alors que le pays [la France]
est le seul en Europe à avoir travaillé
sur les missiles balistiques, la crainte
est qu'il se retrouve à Chicago en ayant
raté l'occasion d'apporter ce qu'il sait
faire." (Ibidem)
Une divinité censée s'être incarnée au
concile de Nicée, puis s'être coupée en
deux tronçons en 450, nous a placés à
jamais à ses côtés sur la terre. Elle ne
nous demande pas vraiment d'attendre nos
félicités posthumes pour nous enjoindre
de frapper d'estoc et de taille sous les
ordres d'un ciel des idéalités qui
substantifie notre maître. Qu'on ne dise
pas que nous n'en savons rien, puisque
nous ignorons tout de la théologie qui
structure nos mythes sacrés et de ce
qu'ils nous apprennent vraiment sur
nous-mêmes. Mais ce n'est pas parce que
nous avons oublié nos catéchismes
ancestraux que leurs livrets ont cessé
de s'entretenir entre eux de nos
entrailles et de nos cervelles.
Quand votre corps terrestre se présente
pour celui de votre salut, on ne vous
demande que votre modeste savoir-faire
ici bas. C'est cela, le fond de la
servitude politico-religieuse des
chrétiens démocratisés par un dieu
étranger. Il ne serait pas confessionnel
que le souverain d'un temporel biphasé
fût jamais contesté, puisqu'un corps
ecclésial dûment christifié cautionne la
solidité du lien officiel qui vous
ligote au souverain des nues. L'islam,
lui, fait de vous un interlocuteur
mental d'Allah, non un rival de sa
stature psychique dans l'au-delà.
11 -
Les grâces du dieu des démocraties
Toute orthodoxie va de soi: il
n'appartient qu'à elle de vous signifier
votre place sous les armes. Autrefois,
le sceptre suprême des rangs et des
emplois était celui du ciel du Père, du
Fils et du Saint Esprit indissolublement
associés.
Exemple: Grégoire VII avait excommunié
l'empereur d'Allemagne Henri IV
(1050-1106) et terrorisé son armée par
la menace de la précipiter à son tour et
tout entière en enfer si elle
persévérait à exécuter les ordres d'un
damné pour l'éternité. Du coup Henri IV
avait dû se rendre à Canossa, où il
avait obtenu le pardon du roi des
marmites du diable, mais après trois
jours d'attente sous ses fenêtres et
dans la neige. Puis ayant rétabli la
discipline dans l'armée - la peur de la
corde fut plus grande que celle des
rôtissoires posthumes - le damné marcha
sur Rome, déposa le fondé de pouvoir du
ciel et lui nomma un successeur. On le
verra tenir fièrement la bride du cheval
du nouveau pape.
Aujourd'hui le palefrenier du salut
biphasé du monde démocratique accompagne
le Pégase d'un Liberté aussi bifide que
la théologie de l'an mil, aujourd'hui,
les vassaux du prophète d'une espèce
bipolaire prennent acte des dispositions
d'une Justice éternelle qui les
dichotomise sur le modèle biblique.
"Un parapluie américain, composé de
moyens militaires américains, commandé
par des Américains : ainsi se présente
le bouclier antimissile de l'OTAN sur le
territoire européen. L'Alliance
atlantique a confirmé, jeudi 2 février,
que le centre de commandement et de
contrôle du système sera installé dans
le quartier général de l'US Air Force,
la base otanienne de Ramstein
(Allemagne)." (Ibidem) Mais
ni la Russie, ni la Chine ne menacent un
Vieux Monde que Washington lui-même
honore du titre de "la plus grande
base américaine dans le monde".
12 - Les nouveaux
prodiges de Jahvé
Mais comment se fait-il que cet attirail
guerrier ne soit pas aussi planétaire
qu'il le prétend ? Comment se fait-il
qu'il ne protège le globe terrestre que
du débarquement des armées de Cyrus ou
d'Artaxerxès ? Quel spectacle
théologique, n'est-il pas vrai, que
celui du monde entier rangé en ordre de
bataille sous la bannière du seul chef
réel de la croisade internationale de la
Liberté, le dieu Jahvé ! Certes, les
Etats-Unis en profitent largement -
sitôt que le souverain
d'outre-Atlantique fait mine de déplacer
sur la terre un seul de ses bataillons
stationnés en Allemagne ou en Italie,
toute l'Europe des vassaux pépie autour
de la mitre de la liberté et supplie la
tiare et la chasuble du maître de ne pas
abandonner ses enfants en bas âge. C'est
que la vraie vassalisation des
civilisations - et la seule inexorable -
s'inscrit dans le capital
psychogénétique des peuples
artificiellement plongés dans un monde
dangereux et glorifiés par leurs chaînes
elles-mêmes, tellement la servitude
brille de tout éclat de ses dorures.
Mais le prodige le plus méritoire dont
s'inspirent les travaux de
l'anthropologie religieuse mondiale de
demain, le prodige qui, à lui seul,
devrait mobiliser les sciences humaines
du XXIe siècle, le prodige qui ne sera
décodé qu'à l'école des radiographes
d'avant-garde de trois monothéismes
inégalement vassalisateurs, ce prodige
n'est autre que celui du basculement à
venir de toute interprétation résolument
rationnelle de la géopolitique dans la
connaissance spectrale d'une espèce
messianisée de naissance et dont le
mythe de la délivrance démocratique
américaine n'endosse que provisoirement
la livrée idéologique à l'échelle de la
terre entière.
13 - L'avenir du
sommital
Par bonheur, l'anthropologie du sacré se
nourrira d'une symbiose entre la
postérité vivante du siècle des Lumières
et un islam ouvert à la pensée critique
depuis Averroès, mais devenu oublieux du
génie de ses philosophes. Les chances de
l'islam de la pensée résident dans
l'évidence qu'un christianisme fondé
depuis vingt-deux siècles sur le mythe
païen de l'incarnation des dieux
n'accèdera jamais à la spectrographie du
génie prophétique, tandis que l'islam se
mettra peu à peu en mesure de porter un
regard politique et de l'extérieur sur
les apories anthropologiques auxquelles
l'homme-dieu des chrétiens est condamné
à se heurter, c'est-à-dire à
l'incapacité de sa nature même à
décrypter la portée du mythe du
dédoublement physique du croyant entre
le rêve et le réel - songe dont la
démocratie illustre à nouveau et
spectaculairement l'impossibilité de
jamais chosifier des idéalités.
L'anthropologie critique n'accèdera à la
connaissance de l'inconscient bipolaire
qui commande le culte d'une Liberté
démocratique en quête de sa
substantification que si elle observe
les autels du sang et de la mort à Gaza
et en Cisjordanie: le dieu sacrificateur
des chrétiens y fait un signe de croix
négligent, puis détourne sa sainte face
de ce triste spectacle. La salutation
rituelle du crucifié a rempli son
office, et vous voilà quittes à peu de
frais. Le vrai musulman, lui, ne passera
pas son chemin, le nez dans son
bréviaire - le Coran est
la bible de la fraternité et la
fraternité n'écoute pas la voix des
idoles.
Les
chrétiens disent que "Dieu s'est
incarné afin que l'homme devînt Dieu".
Depuis lors, ils ignorent l'égalité
musulmane, puisqu'ils rivalisent entre
eux à escalader au mieux et chacun pour
son compte l'échelle de Jacob qui les
conduit à se confondre à la divinité à
laquelle ils rêvent de s'identifier. Une
religion de la charité hiérarchisée et
individualisée de la sorte n'aura que
pitié pour les créatures anonymes
d'Allah au Moyen Orient. Résultat: Jahvé
le massacreur est devenu le chef de la
ruée internationale des privilégiés de
la grâce démocratique vers la patrie
mythique du "Grand Israël".
Il faut espérer que l'humanisme
superficiel auquel la Renaissance en est
restée découvrira les paramètres des
donateurs sommitaux. Mais alors, ce sera
ensemble que l'Europe et l'islam
fabriqueront la balance des
anthropologues de la pensée donatrice,
ce sera ensemble que les deux
civilisations déposeront sur ses
plateaux l'encéphale embryonnaire du
genre humain d'aujourd'hui.
Le 12 février 2012
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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