Opinion
L'Iran, l'islam et
la géopolitique du sacré
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 11
septembre 2011
1-
Un Iran déclencheur
L'Iran
préfigure un décryptage anthropologique
de la politique du sacré, donc une
science des relations changeantes que la
démocratie mondiale est appelée à
entretenir sur la scène où trois dieux
uniques, en cours de métamorphose se
transfigurent sans relâche. Sur le
théâtre mondial de l'enseignement
universitaire, la mixité impie des sexes
selon les uns et la séparation vertueuse
d'Adam et d'Eve selon les autres
deviendra l'un des noyaux de la
réflexion politique sur la signification
de l'évolution des relations des
gouvernements avec la chasteté du
"couple originel". Un islam encore
cérébralement figé entend conserver dans
les salles de cours le cordon sanitaire
de la pudeur édénique, tandis que
l'islam qu'on pourrait qualifier de
"centriste" ou de "modéré" refuse de
rebâtir entre l'intelligence mâle et
l'intelligence virginale un mur de
séparation tombé en ruines depuis
longtemps chez les sunnites.
Mais la
nouveauté proprement théologique, donc
doctrinale qui règne dans l'arène des
relations entre les sexes résulte de
l'alliance subitement scellée entre le
chef du gouvernement, M. Ahmadinejad et
un Coran mis en mouvement; car les deux
parties se veulent suffisamment chastes
sur les planches de la tradition
amoureuse de la Perse pour s'opposer
d'un commun accord tant à la
pestifération de la défense nucléaire,
donc de la damnation de la souverainete
dupays orchestrée sur la scène
internationale par Israël, par
l'Amérique et par l'Europe, qu'à la
montée incontrôlée d'une laicité
irréligieuse.
Outre
que la géopolitique moderne est propice
au débarquement de l'ironie dans le
champ philosophique, la nouvelle
distribution des cartes en appelle à un
échiquier de la réflexion socratique
commun à la foi encore semi monacale de
l'islam et à la conduite réaliste des
affaires de ce bas monde. L'horizon
terrestre et l'espace céleste ouverts à
la sainteté et au péché en sont tous
deux modifiés. La nation et l'Etat
d'aujourd'hui occupent à nouveau l'arène
de l'alliance ancestrale de la politique
avec le sacré. Au cœur d'une stratégie
des mythes religieux en mutation, en
déplacement ou en voyage sur la planète,
il s'agit d'un bouleversement de
l'univers des dévotions dont la
co-existence des barbes et des coiffures
dans les aulas de l'enseignement
supérieur n'est sans doute pas le
symbole le plus éloquent, mais
assurément le symptôme le plus
spectaculaire. La portée historique
d'une signalétique de la masculinité et
de la féminité sous le ciel musulman se
donne à décoder à l'école d'une analyse
des premiers pas du printemps arabe dans
les têtes; car son tracé rappelle aux
historiens et aux politologues de la
piété que la liberté démocratique
entraîne toujours et nécessairement des
révolutions cérébrales et sexuelles
mêlées, donc un bouleversement des
représentations religieuses
indéracinables des ancêtres entre
lesquelles la vie intellectuelle et
onirique enchevêtrées de l'humanité
actuelle se partage encore sur toute la
surface de la terre.
2 - De
la perfectibilité des Célestes
La ligne
de démarcation, hiératique et d'origine
patriarcale, entre l'agent mâle, donc
actif, et l'agent femelle, toujours
censé passif de la procréation répond au
statut psychobiologique de la notion de
hiérarchie au sein de notre espèce. Les
travaux de Bachofen (1815-1887) sur le
matriarcat, n'ont pas réussi à réfuter
ce legs des premiers âges.
Le
cerveau le plus ancien, donc le plus
magique des descendants du seul primate
à fourrure capable de s'auto-ensorceler
à l'école de ses songes raccordait déjà
les cultes fondés sur des cosmologies
sanglantes à un statut socialisé et
relativement civilisateur des règles
primitives de la reproduction. La
sexualité domestiquée et régie par des
usages et des coutumes tribaux s'est
ensuite désensauvagée au sein d'une
organisation sociale non encore
théologisée de la reproduction citadine.
Ce modèle s'est ensuite sacralisé à
l'école du christianisme, qui a
sanctifié le mariage au point de
l'élever au rang d'un sacrement. Ce
ritualisme se situe encore de nos jours
au cœur de l'expansion foudroyante et
paradigmatique des principes pieux
hérités de la théologie et dont la
démocratie mondiale se réclame - on les
appelle maintenant des idéaux.
Le
printemps arabe ne fait que rendre à
nouveau visible la conjonction
permanente que l'Occident a illustrée
depuis Platon entre l'histoire qualifiée
de positive d'une démocratie fondée sur
la famille vertueuse, donc pieuse d'une
part et l'histoire de l'intelligence
rationnelle d'autre part. Mais s'il est
inscrit dans la logique de l'avènement
de la raison critique et des sciences
expérimentales que le suffrage universel
aura joué un rôle moteur dans
l'évolution parallèle des mœurs et des
savoirs théorisés par la réflexion,
l'histoire de l'encéphale hautement
cogitant de notre espèce n'en est pas
moins demeurée fort lente. Nous sommes
donc appelés à nous livrer à des
analyses sans cesse plus profondes de
l'avenir prévisible d'une boîte osseuse
menacée de célestification générale
depuis des millénaires.
3 -
Les pédagogues de l'idole
Rappelons qu'en
France il a fallu une décision du
Général de Gaulle en 1946 pour que le
suffrage universel s'étendît au sexe
faible ; et l'épouse au travail n'a pu
ouvrir un compte en banque à son nom et
percevoir son propre salaire qu'à partir
de 1965. Mais pourquoi la démocratie
a-t-elle progressivement vaporisé le
capital psychogénétique de " Dieu " à
l'école d'une égalisation des sexes au
sein des familles, et cela au point
d'avoir progressivement retiré son
capital doctrinal séparé à un Céleste
mâle, mais sans l'avoir, pour autant,
purement et simplement extirpé du
cerveau conjugal? On sait que le
peuple-roi a longtemps tenté, bien au
contraire, de polir le ciel du couple,
donc de le purifier peu à peu de sa
grossièreté native. Dès lors que la
démocratie inaugure ou étend au sein des
familles les droits de l'intelligence
critique, donc des sciences
expérimentales, il était naturel qu'elle
fît également bénéficier un "Dieu"
demeuré sauvage non seulement des
progrès de l'entendement de la masse de
ses fidèles, mais avant tout d'une
répudiation progressive de l'éthique
barbare du ciel monophasé des premiers
temps.
Ce
processus psychobiologique est
observable à partir de Platon, qui
n'imagine pas un instant de nier
l'existence même de Zeus, mais n'en
oppose pas moins une dénégation
énergique au récit des biographes
homériques du roi des dieux, qui
racontaient que, saisi d'un désir aussi
subit que violent, le fils de Chronos et
de Gaïa aurait plaqué au sol Héra son
épouse. Cette narration impudique ne
devient donc erronée et impie que dans
la mesure où la fable divine se renforce
précisément de se trouver réfutée et
lavée ipso-facto d'une souillure
jugée indigne de l'Olympe vertueux de la
démocratie athénienne sous Périclès.
De même, tout au long du premier
millénaire, le Zeus des chrétiens
condamnait à mijoter éternellement dans
ses marmites infernales les nouveau-nés
morts avant qu'on ait eu le temps de les
jeter en toute hâte dans l'eau du
baptême, donc d'assurer leur salut par
une immersion rituelle précipitée. Mais
au début du XVIe siècle déjà, Erasme
démontre que "Dieu" progresse
moralement, puisqu'aucun théologien de
son temps ne soutiendrait un point de
doctrine aussi "gothique", comme on dira
au XVIIIe siècle. Mais, ici encore, une
divinité un peu dégrossie par les soins
de ses premiers civilisateurs renforce
la croyance en son existence: il n'est
jamais question d'observer l'humble et
docile attention que le monarque du ciel
est censé prêter aux soins dont ses
charitables pédagogues lui assurent
bénévolement le bénéfice intellectuel et
moral.
4 - La démocratie
et la vaporisation des théologies
Cette
évolution du sacré s'est mise en marche
à Téhéran, mais elle accompagne
également et nécessairement la
gigantesque et périlleuse conversion
progressive de quatre cent millions
d'Arabes au désensauvagement de
l'humanité à l'école d'une théologie
civilisatrice. Et pourtant, le destin
étrangement associé du Dieu-tueur des
hordes primitives et d'une démocratie
qui a aboli toute seule la peine de mort
- donc sans seulement consulter une
idole fondée sur la sacralisation d'un
meurtre cultuel - ce destin partagé,
dis-je , ne résulte pas seulement de ce
que le pouvoir populaire s'accompagne
toujours d'une lente sortie de la
barbarie des origines , mais également
de circonstances historiques et de
progrès scientifiques sans cesse
nouveaux et imprévisibles. Depuis le
XVIIe siècle, la moralité et
l'intelligence glacées ou chaleureuses
de "Dieu" ont cessé de progresser à
l'écoute des professeurs de théologie
baptismale - l'immersion de l'humanité
dans l'eau de baptême des idéaux a pris
la relève d'un ciel fondé sur la
glorification d'une potence
"rédemptrice".
Les
Diderot, les Voltaire, les Grimm - il
faudra arracher ce grand esprit à un
injuste oubli - les Rousseau, les
d'Alembert, les Montesquieu s'attaquent
seulement aux moines, au clergé, aux
représentations de scènes mythologiques
des Anciens et des chrétiens au théâtre,
à la peinture des anges au-dessus de la
tête des saints; mais, à l'exception de
Diderot et de Grimm, les encyclopédistes
sont déistes et Voltaire lui-même renoue
avec la tradition éducatrice qui s'étend
de Platon à Erasme, puisque le
Traité de la tolérance de
l'auteur de Candide met en
scène une divinité demeurée unique et
solitaire, mais rendue subitement
complaisante jusqu'au laxisme aux
professions de foi d'autres Célestes et
nullement gênée, non seulement de ce
qu'Allah et Jahvé se soient bien gardés
d' engendrer un fils naturel et
surnaturel confondus, mais de ce qu'ils
se passent fort allègrement,
semble-t-il, du sacrifice payant d'une
victime humaine sur leurs offertoires,
donc du tribut d'un meurtre rituel
sur-récompensé par l'octroi aux fidèles
d'une immortalité posthume de leurs
corps.
5 - La
féminisation de " Dieu "
Quelles sont les causes historiques,
donc politiques, du lent désintérêt des
démocraties rationnelles pour la
connaissance anthropologique des dogmes
de la religion de la croix et pour les
attributs proprement doctrinaux d'une
divinité pourtant associée au tragique
et au pathétique depuis Sophocle? C'est
que les monothéismes agissants sont
schizoïdes; à ce titre, ils ont besoin
d'un corps sacerdotal unifié,
combattant, discipliné et à mettre sans
cesse mis en ordre de bataille au profit
des convictions religieuses unanimement
partagées de la population. Les
aruspices, les augures, les devins des
Anciens n'avaient pas besoin de se
ranger jour et nuit en phalanges
macédoniennes, parce que, du haut en bas
de l'échelle sociale, les cités étaient
convaincues que des négociations
juridiques ou des tractations
financières bien calculées avec les
dieux étaient indispensables à la
prospérité des Etats et à leurs succès à
la guerre.
Mais au fur et à mesure que les
patriciens romains ont commencé de
perdre leurs prérogatives politiques au
profit du petit peuple, leur autorité
liturgique a fondu dans la République
comme neige au soleil, parce que, depuis
les origines, les classes dirigeantes
conservatrices et terriennes se veulent
également des clergés laïcisés, donc des
castes proches du ciel local et
structurées sur le modèle des théologies
cléricalisées. Du XVIIIe au XIXe siècle,
les pays catholiques de sont montrés
beaucoup plus réticents que les pays
protestants à la scolarisation du
peuple, parce que l'Eglise romaine
craignait d'y perdre de son autorité
politique et de son prestige religieux;
puis la maîtrise des connaissances
mythologiques au bénéfice d'un clergé
exclusivement masculin n'a pas peu
contribué à retarder l'accès du sexe
faible aux savoirs doctoraux.
C'est
pourquoi les théoriciens de la
Révolution française n'ont en rien
éprouvé le besoin d'argumenter
sérieusement au chapitre de
l'inexistence de "Dieu", tellement seule
l'organisation cléricale, donc
régalienne des religions assure la
présence politique réelle et, pour ainsi
dire, tangible des Olympes; et comme les
légions ecclésiales sont les
dépositaires divins de l'édifice
cérébral et confessionnel des
monothéismes, la démocratie demeurée
auto-lustrale sous des formes
confessionnelles masquées voit fondre la
dramaturgie des doctrines ablutives et
purificatrices, ritualisées par la foi.
6 -
Les futures prêtresses du Dieu des
chrétiens
C'est pourquoi la
caste des mollah iraniens qu'on appelle
les fondamentalistes, en ce qu'ils se
veulent les gardiens sourcilleux et
exclusifs de la portion des fondements
doctrinaux de la cosmologie mythique que
les trois monothéismes se partagent, ces
mollahs qu'on peut appeler les
incorruptibles de l'idole, savent que la
mixité des sexes détruit l'ordre
patriarcal originel, celui qui accorde
la création du ciel et de la terre à un
mâle dominant.
L'islam
actuel admet les femmes à l'Université,
mais voilées alors qu'au début du XIXe
siècle encore, Alexandre II de Russie
avait dû renoncer à ce progrès social -
l'élite féminine russe s'inscrivait dans
les université helvétiques, alors à
l'avant-garde de cette réforme en
Europe. Mais une civilisation qui ouvre
les carrières médicales, judiciaires,
enseignantes, industrielles,
commerciales et politiques au sexe
charmant condamne tout enseignement
doctrinal du mythe à vaporiser ses
bénédictions, parce qu'il est impossible
de réintroduire dans une théologie
masculinisée depuis deux millénaires par
une révélation misogyne un culte des
Pythies de Delphes ou des Diane
d'Ephèse. De plus, si "Dieu" régnait sur
un sexe déculpabilisé du péché originel,
le couple ne se retrouverait pas tout
tremblant et pelotonné sous l'aile
protectrice d'avant son expulsion du
paradis. Du coup, l'innocence et la
pureté basculeraient à nouveau du côté
d'Eve, parce que, chez les Anciens, les
prêtresses étaient des vierges
consacrées au culte d'un dieu ou d'une
déesse; et, à ce titre, elles
symbolisaient l'évasion de l'espèce du
commerce charnel, donc sa renonciation à
la communion biologique du simianthrope
avec la procréation animale. On sait que
le christianisme a fait naître à son
tour son "fils du ciel" d'une vierge
pure et fécondée par le sperme
sacralisateur - le Verbe - du Zeus
qu'honore cette religion; c'est pourquoi
les parturitions successives de Marie
sont censées n'avoir en rien modifié un
statut virginal lié au sacré jusqu'au
sein des familles nombreuses. La
démocratie s'attaque donc à la racine
même des mythes religieux du seul fait
qu'elle désacralise la chasteté et
naturalise la sexualité tant masculine
que féminine, ce qui déplace l'enceinte
même des purifications.
C'est ce
soubassement anthropologique de la
modernité qui écrit en profondeur
l'histoire de l'entrée du monde
islamique dans la civilisation
occidentale.
7 - Un
tournant de l'histoire mondiale des
religions
J'insiste sur ce point parce qu'il
jouera un rôle à la fois caché et
dominant dans la rencontre entre la
renaissance arabe et l'Occident
démocratique; et c'est cela qui, au plus
profond, rend l'aventure
politico-religieuse de l'Iran si
paradigmatique.
Certes, l'islam dont
le printemps arabe esquisse les contours
théologiques sur les rives de la
Méditerranée se trouve largement
dé-théologisé - au sens doctrinal du
terme - du seul fait que cette religion
n'a pas élaboré dans le détail et des
siècles durant une doctrine
minutieusement construite sur le modèle
dialectique des saint Ambroise, des
saint Augustin, des saint Anselme ou des
saint Thomas d'Aquin. Néanmoins les
masses musulmanes demeurent infiniment
plus informées du contenu théorique et
cosmologique de leur mythe religieux que
l'occident démocratique où les foules ne
savent plus un traître mot de ce que
leur Eglise leur demande de croire à
l'école d'un modèle cosmologique réputé
pensant et inscrit dans la Genèse.
C'est
pourquoi nous assistons à un tournant
mondial de l'histoire de la vie onirique
de l'humanité, parce qu'au XVIe siècle
encore, un Bossuet panégyriste pouvait
soutenir avec éloquence qu'une idole
intellectualisée dirigeait pas à pas la
politique rationnelle de la France et
que la sapience de la littérature
nationale avait partie liée avec la
grandeur de la course de l'humanité vers
le salut confessionnel, tandis qu'à
partir du XVIIIe siècle, les progrès
continus de la connaissance cérébralisée
de l'univers de la matière, du mouvement
et du temps a rendu hallucinante la
croyance en l'existence d'un pilote
solennel des affaires humaines, lequel
veillerait jalousement et dans tous les
Etats de la chrétienté au bon ordre de
succession des rois et à la fécondité
démographique. Mais que va-t-il advenir
d'un Olympe qui passait pour avoir
sagement programmé les monarchies de la
planète et les avait placées sous sa
surveillance pour le plus grand bien des
peuples et des nations?
8 - De
l'origine et de la nature des mythes
religieux
Une autre révolution
menace donc le sacré dans sa survie même
au sein des démocraties laïques: il est
devenu impossible à la théologie
"classique" d'enseigner que l'univers
serait fini, parce que nul ne saurait
imaginer une frontière au-delà de
laquelle le vide de l'espace et la
coulée du temps se seraient évanouis.
Kant remarquait déjà que toute frontière
se trouve nécessairement réduite à
séparer deux territoires préexistants à
leur coupure. La terre n'est donc plus
comparable seulement à un grain de sable
perdu sur l'étendue de tous les rivages,
puisque ce grain de sable ferait encore
figures de giga-soleil au regard d'un
globe terrestres des millions de fois
plus microscopiques qu'un atome.
L'infini a renvoyé la croyance en
l'existence de "Dieu" dans un
anthropomorphisme grotesque.
La
vacuité intellectuelle des théologies
encore en usage dans les démocraties et
désormais décérébrées par l'irréflexion
sur l'espace-temps jusque dans la
science physique elle-même, cette
vacuité, dis-je, renouvelle la question
de l'origine anthropologique des mythes
religieux en général et des causes du
naufrage cérébral du sacré des ancêtres.
Certes, on comprend que si les fourmis
se découvraient logées dans un espace
insaisissable à leur regard, elles
colloqueraient une fourmi géante dans
l'étendue afin d'exorciser l'immensité à
l'école d'une idole devant laquelle cet
insecte se prosternerait; et ce garant
sommital de toute entomologie piloterait
la science du droit au sein d'une
fourmilière de juristes. Mais cette
candeur était imaginable avant qu'un
quadrumane à l'horizon visuel aussi
limité que celui des fourmis conjurât sa
solitude par la mise en place dans le
néant d'un légiste omnipotent,
omniscient et omniprésent, dont la
collocation dans le vide de l'immensité
entomologiserait l'infini.
9 -
L'avenir du courage scientifique des
classes dirigeantes
Pour tenter d'ouvrir la voie à une
rencontre génitrice et qui porterait sur
le fond entre l'Occident philosophique
de demain et un islam appelé à redevenir
intellectuellement prospectif, il faut
résumer brièvement l'histoire des
relations toujours dilatoires et
fluctuantes que les classes dirigeantes
entretiennent au sein des civilisations
avec les progrès du savoir et les
révolutions culturelles qui s'ensuivent.
C'est la
critique copernicienne de l'astronomie
théologique des Anciens qui, la
première, a introduit une scission
inguérissable entre la connaissance
scientifique du monde et un mythe
chrétien héritier de la cosmologie de
Ptolémée. Au XVIIe siècle encore,
Descartes renoncera à défier les foudres
de l'Eglise - il n'a pas édité son
Traité des météores, parce
qu'il validait imprudemment la rotondité
et la rotation galiléennes de la terre.
Mais tous les astronomes de l'époque
s'étaient convertis à l'héliocentrisme
en cachette, de sorte que les classes
dirigeantes ne savaient dans quel camp
se ranger afin de conserver à la fois
leur crédibilité religieuse auprès du
peuple et leur dignité intellectuelle
aux yeux des savants.
Puis le XVIIIe
siècle a divisé les élites politiques
entre une dogmatique ecclésiale défendue
avec ténacité par l'Eglise et par
l'aristocratie, d'une part, et les
conquêtes irrépressibles des sciences
résolument fondées sur l'observation et
l'expérience, d'autre part. Mais le XXe
siècle a définitivement scindé la
société occidentale entre une classe
scientifique de plus en plus suréminente
et une classe politique craintive et
désorientée. En vérité, le débat avait
changé depuis longtemps de nature et
d'objet, parce que l'univers einsteinien
renversait le sens commun et faisait à
nouveau basculer le cosmos dans
l'inconnu et l'incompréhensible que les
théologies croyaient avoir décryptés à
l'écoute des "lumières naturelles" d'un
genre humain qu'elles avaient fait
cautionner par la divinité.
C'est
pourquoi la révolution du XXIe siècle
changera les prémisses du débat: alors
qu'au XVIe siècle, une grande partie des
classes dirigeantes s'était ralliée à la
résurrection renacentiste du monde
antique, au XVIIIe siècle, à l'esprit
critique des encyclopédistes, au XXe
siècle, à l'évolutionnisme et à la
physique quantique, le IIIe millénaire
posera une question anthropologique dans
laquelle les classes dirigeantes
n'auront ni la tournure d'esprit, ni la
culture, ni l'intelligence prospective,
ni le génie de l'interrogation qui leur
permettraient d'y entrer: car il s'agira
de comprendre la nature et la portée
d'une question que seul un islam
revivifié sera en mesure de faire
débarquer dans la conscience politique
de l'Occident, celle de savoir si la
démocratie mondiale en tant que telle
pourra se passer d'une transcendance qui
lui serait propre, c'est-à-dire d'une
"vie spirituelle" de la conscience. Que
signifie la parole de Malraux: "Le XXIe
siècle sera spirituel ou ne sera pas"?
Comment Malraux aurait-il précisé en
quoi l'athéisme est la condition même de
la " vie spirituelle"? C'est ce que je
tenterai d'examiner la semaine
prochaine.
Reçu de l'auteur pour
publication
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