Actualité
Google, Lyon et
l'avenir des grandes bibliothèques européennes
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 11 janvier 2010
1 -
Google et la politique
2 -
Quel est le poids politique de la culture ?
3 -
Le contrat entre la ville de Lyon et Google
4 -
Le texte du contrat et la mise en scène du transport
5 -
Les capitales éditoriales d'aujourd'hui
6 -
Un secret de polichinelle
7 -
Google et la justice française
8 -
La querelle des investitures des modernes
9 -
La Société des Gens de Lettres et les éditeurs
10
- Petite histoire des éditions du Seuil
11
- La civilisation des négociants et la planète de Gutenberg
12
- Le génie littéraire dévoré par le roman
13
- Les visionnaires-nés
14
- Suite des aventures au pays d'Alice de la Société des gens de
lettres
15 - Qu'est-ce que le " droit
moral " d'un auteur?
16
- L'avenir culturel et éditorial de la numérisation
17
- Sus à l'obésité de Gutenberg
18
- Retour à la géopolitique
1 - Google et la politique
Que se serait-il passé si le contenu des deux bibliothèques les
plus riches et les plus illustres du monde antique, celle
d'Alexandrie et celle de Pergame, avaient été numérisées par les
Romains de l'époque, qui auraient disposé non seulement de
logiciels et de moteurs de recherche suffisamment puissants pour
mener à bien une tâche aussi titanesque , mais également les
montagnes de sesterces nécessaires au financement d'une
entreprise à l'échelle de l'empire? La civilisation hellénique
aurait-elle dû juger suspect de confier à un souverain étranger
les années de travail nécessaires au sauvetage ou à la
sauvegarde de son trésor philosophique, littéraire et
scientifique d'Homère à Eschyle et de Pindare à Lucien de
Samosate, ou bien devait-il, bien au contraire, juger flatteuse
et de surcroît, payante à long terme, l'ambition coûteuse d'une
civilisation de guerriers et d'exécutants de mémoriser un trésor
étranger au génie tout pragmatique de ses légions et de ses
juristes?
La
question mérite une pesée politique et philosophique des
relations que les civilisations entretiennent avec leur propre
gloire. Car il est passé en proverbe que le monde hellénique
aurait "conquis son farouche vainqueur". Un demi siècle
avant notre ère, il n'était pas de citoyen romain amoureux des
Lettres et du savoir qui ne fût conquis en ce sens qu'il parlait
et écrivait de préférence dans la langue d'Homère plutôt que
dans la sienne. Les lettres de Cicéron à Atticus fourmillent de
citations d'auteurs de l'Hellade. On sait que le célèbre orateur
était aussi prodigue d'éloges de son Consulat que d'attestations
de sa culture. Il a même rédigé un panégyrique en grec de sa
carrière à la tête de l'Etat et de l'immortalité de sa victoire
sur la conjuration de Catilina, parce que l'œuvre qu'il avait
demandé à son ami Atticus de rédiger en grec lui avait paru
d'une tiédeur affligeante.
Mais si la
conversion de toute l'intelligentsia de l'empire romain à la
langue et à la culture de la Grèce n'a pas permis à Athènes de
reprendre en mains les rênes de l'histoire du monde, ce n'est
pas en raison de l'aliénation culturelle féconde pour eux-mêmes
d'Hadrien et de Marc-Aurèle, mais parce que seules la
souveraineté des nations et la liberté des peuples donnent aux
civilisations leur élan, leur autonomie et leur grandeur. De
même, la numérisation, quatre années durant et par les bons
soins d'un géant californien des quelque cinq cent mille
ouvrages que compte le fonds ancien de la grandiose bibliothèque
municipale de la ville de Lyon viendra illustrer un naufrage
bien plus politique que culturel de la civilisation occidentale.
Evitons que la focalisation de l'attention du public et de
l'Etat sur la provincialisation à laquelle la décentralisation
administrative conduira irrémédiablement la France joue aux yeux
des Français le rôle des arbres destinés à cacher la forêt: la
municipalisation de la culture n'est pas exclusivement
symbolisée par une régionalisation ravageuse des nations depuis
1945, mais par le feu nourri des éloges prodigués à la gloire de
l'occupant par des gouvernements dont les mains sont couvertes
d'ampoules par soixante cinq ans d'applaudissements aux exploits
d'un glaive étranger. La question est de savoir, si, à l'heure
où Google aura digéré une première tranche du passé de la
France, les troupes américaines stationneront encore dans une
Europe endormie et livrée aux délices de Capoue de son
asservissement - donc livrée aux blandices de la vassalisation
attachée depuis l'aube de l'histoire au stationnement des
troupes d'une nation sur le territoire d'une autre.
2 - Quel
est le poids politique de la culture ?
L'analyse anthropologique des négociations
entre Lyon et Google est riche d'enseignements politiques et
psychologiques sur la nature des assujettissements auxquels
l'espèce humaine se trouve livrée de naissance et sur son besoin
viscéral de se soumettre au César du moment et à l'omnipotence
parallèle de son double projeté dans le ciel. Qu'en est-il de
l'autonomie psychique et intellectuelle des civilisations et de
leur volonté, soit de se défendre, soit de s'auto-domestiquer à
titre linguistique et cérébral? Si Pergame et Alexandrie avaient
décrété que leurs rouleaux de papyrus méritaient d'occuper le
rang d'un trésor national inaliénable et qu'il n'appartenait
qu'à eux de les numériser à grands frais, ces deux villes
auraient-elles, pour autant, démontré la profondeur de leur
connaissance des ultimes ressorts des civilisations vivantes ou
mourantes et faudrait-il saluer leur science de l'âme et du
souffle des nations respirantes ou agonisantes, ou bien n'en
auraient-elles pas moins démontré l'irréversibilité de leur
chute dans un vicariat culturel paresseusement étranger à toute
connaissance raisonnée des vrais ressorts de l'histoire de
l'esprit? Car enfin, les Anachréon ou les Callimaque ont pris la
relève asthénique des Eschyle et des Sophocle; et ce sont
précisément leurs réactions d'avares aux yeux fixés sur l'or de
leur cassette qui témoignent le plus cruellement de l'agonie des
cultures couchées sur leur lit de mort par les bibliothécaires
et les archivistes qui auront succédé à leurs troubadours.
Certes, Rome aurait fourni à Pergame et à Alexandrie l'éclat
d'une vitrine mondiale de l'ancienne brillance d'une
civilisation moribonde. D'un côté, c'est à peine si, chaque
année, une centaine de savants et de lettrés grecs auraient
demandé à lire l'Iliade sur Internet. De l'autre,
la planète romaine tout entière aurait-elle appris avec avidité
à rédiger superbement et à penser droit à l'école des écrits
rassemblés en rouleaux bien cadencés à Pergame et à Alexandrie?
Nullement: j'ai déjà dit qu'il y aurait fallu le tremplin de la
résurrection politique des Démosthène du monde hellénique, qu'il
y aurait fallu le miracle d'un retour de la volonté et de
l'audace dans les veines de la première civilisation des
libertés publiques. Cela ne s'apprend pas dans les traités de
style et de grammaire d'une langue nationale, cela ne s'enseigne
pas à la lecture des trésors d'Alexandrie d'aujourd'hui, mais
seulement à l'écoute du sang vivant et du sang séché de
l'Histoire.
3 - Le
contrat entre la ville de Lyon et Google
Mais l'Europe du naufrage de sa mémoire n'est pas plongée dans
les mêmes affres du vieillissement que le monde hellénique de
l'époque. Non seulement elle dispose encore des crics et des
leviers nécessaires au soulèvement du couvercle de plomb de son
tombeau , mais si elle bondissait allègrement hors de son
sépulcre, sans doute tirerait-elle, à l'école de Molière et de
Courteline, un profit littéraire non négligeable d'avoir mis un
instant les trésors de son génie d'autrefois sous la
surveillance d'autrui, et même sous sa garde bienveillante,
parce que non seulement les nouveaux Romains sont devenus
relativement respectueux des cultures épuisées et vigilants à
les placer sous respiration artificielle, mais attentifs à
nourrir leur fierté toute neuve à donner leur dernier éclat aux
flambeaux en voie d'extinction du Vieux Monde. Ce sont les
professeurs de Princeton qui s'attristent de la décérébration
politique des élites dirigeantes de l'Europe d'aujourd'hui, ce
sont les élites intellectuelles d'outre - Atlantique qui
s'indignent de la lâcheté d'une civilisation de valets privés de
cervelle. "Vu de Washington, il y a quelque chose de
presque infantile dans la manière dont les gouvernements
européens se comportent- on y voit le mélange d'une quête de
considération avec un art d'esquiver ses responsabilités."
(Le Monde , 5 nov. 2009, La relation "infantile
et fétichiste" des Européens à l'égard des Etats-Unis)
Mais pour descendre dans les arcanes du
drame de l'engloutissement tant de la virilité politique d'une
civilisation que des fleurons de sa fierté d'autrefois, il faut
analyser de près les clauses ridiculement incultes et aussi
provinciales dans leur esprit que pathétiquement incorrectes
dans leur rédaction de l'accord de compte à demi, dirait-on, que
la ville de Lyon a conclu avec Google, ce qui nous permettra de
mieux comprendre pourquoi les séquelles de l'étatisme viscéral
de Paris ont engendré un climat irrespirable à la suite de
trente ans seulement d'une décentralisation condamnée d'avance à
un échec culturel seulement de plus en plus manifeste d'année en
année.
On sait que la provincialisation de la
France a été hâtive et incontrôlée, donc manquée et que sa
précipitation a entraîné une régionalisation catastrophique de
la vie politique de la nation jusqu'au cœur de l'appareil
judiciaire d'un Etat censé être demeuré unifié sous le triomphe
en tapinois de ses Raminagrobis et de ses Bridoison.
-
La France et sa justice,
15 décembre 2008
Exemple: si un huissier de province
sournoisement acheté par son client le fait bénéficier d' un
constat de complaisance dont l'irréalité aura été dûment
démontrée, pièces à l'appui, aux instances de l'Etat appelées à
en connaître, ni le parquet, ni le parquet général, ni la place
Vendôme, ni l'Elysée ne se risqueront désormais à déclencher
pour si peu le scandale social de mettre en cause l'honorabilité
de principe d'une corporation nécessairement honnête à titre
statutaire, puisque composée de notables respectables par nature
et par définition.
-
Un désastre politique - La
provincialisation de la justice expliquée aux enfants,
14 septembre 2009
J'ai démontré, pièces en mains, que des pans
entiers du code de procédure civile, notamment des articles
fondateurs de l'Etat de droit et concernant le contrôle effectif
des agents ministériels par les procureurs, sont devenus lettre
morte en raison du retour aux prestiges locaux des honorabilités
notabiliaires de l'Ancien Régime, qui sont redevenues aussi
intouchables que sous la Monarchie.
Le regretté Philippe Seguin avait bien en
vain tenté d'alerter l'Etat sur l'absurdité sociologique de
demander à des notables locaux de porter sur des confrères le
regard souverain d'un Etat transcendant l'horizon politique des
provinces - la croyance que les Cours des Comptes régionales
contrôleraient effectivement les finances de l'endroit est une
vue de l'esprit que seules des têtes habitées par un Etat
centralisé peuvent s'imaginer .
L'affaire de Lyon se révèle à son tour une illustration
dramatique des autonomies imméritées. Lisez attentivement le
Cahier des clauses techniques particulières pour la numérisation
et la mise en ligne sur internet du fonds ancien de la
bibliothèque municipale et vous remarquerez que les
dispositions prises entre la ville de saint Irénée et Google
témoignent d'une entente préalable et discrète entre les
parties, celle d'accorder une prééminence culturelle de façade à
la province, ce qui donnera lieu à des scènes dignes du théâtre
comique. Naturellement, l'inégalité de rang entre les
interlocuteurs s'inverserait aussitôt si Lyon avait négocié avec
Paris. Mais les relations des régions avec le pouvoir central
sont devenues tellement ambigües et flottantes que l'Etat se
trouve à la fois marginalisé par l'autarcie artificielle des
mégapoles de province et dressé sur ses anciens ergots, à la
fois déconfit sur place et demeuré régalien en esprit, à la fois
incapable de préciser les prérogatives respectives d'un Etat
encore réputé souverain à titre formel sur son territoire et
celles des villes un peu moins incultes que sous la IIIe et la
Ive République, mais d'autant plus maladroitement ambitieuses
d'affirmer leur séparatisme au cœur d'un Etat, certes, d'ores et
déjà devenu naïvement girondin de la tête aux pieds et dans tous
les recoins de ses somptueuses Préfectures, mais néanmoins
soucieux d'afficher ses anciennes prérogatives jacobines. D'où
des scènes courtelinesques.
4 - Le
texte du contrat et la mise en scène du transport
Lisons: "Le titulaire s'engage à effectuer la numérisation en
dehors [hors] des murs de la bibliothèque de la Part Dieu
sur un site unique [et] qui doit être [devra se
trouver] impérativement situé dans un rayon de 50 kilomètres
à vol d'oiseau autour [pourquoi " autour " ?] de cette
dernière. Il reste [demeure] entièrement libre du choix
du lieu à l'intérieur de ce périmètre [ ;] et les parties
s'engagent à ne pas en communiquer la localisation précise. "
(…)
" Une fois les livres placés sur les
étagères, s'il existe un risque de conditions météorologiques
défavorables lors du chargement ou du déchargement, le titulaire
s'engage à placer [sur l'étagère] une couverture spécialement
conçue à cet effet sur l'étagère. C'est [Ce
sera] au moment où le titulaire prend [prendra]
possession des livres sur le quai de livraison de la
bibliothèque que cette précaution supplémentaire dans
l'emballage des livres est [sera] prise. Ces couvertures
en polyéthylène sont conçues pour pouvoir [pouvoir est
superfétatoire] s'enfiler [se poser] facilement par le
dessus de [sur] l'étagère tout en maintenant
[conservant] une [la] circulation de l'air et [de
manière à ] prévenir une augmentation de l'humidité ou toute
condensation." (Voir d'autres extraits piquants à la fin du
présent texte)
On voit que si la
rédaction défectueuse est de province, c'est évidemment Google
et lui seul qui a conçu et fabriqué un matériel de transport
spécialisé - des armoires roulantes - et qui a proposé en douce
et astucieusement à la ville un contrôle minutieux des
opérations effectuées sous sa propre autorité, afin de valoriser
en retour les compétences culturelles supposées suréminentes de
son hôte dans ce domaine et surtout de magnifier la valeur
inestimable du trésor à transporter sous bonne garde. La ville
feindra ensuite d'imposer ses conditions au Titan, afin que le
contrat, bien que rédigé dans un français approximatif ou
inapproprié grandisse flatteusement une municipalité supposée
composée de fins lettrés, ce qui eût été irréalisable si
l'opération avait été confiée aux fonctionnaires d'un pouvoir
central de la République trop sûr de lui et aux attitudes
hégémoniques maladroitement affichées.
5 - Les capitales éditoriales
d'aujourd'hui
Trente ans après
la provincialisation de la République, le climat intellectuel
des grandes villes de l'hexagone n'est nullement devenu
culturel. On y trouvera un opéra, des théâtres, des libraires,
mais aucun éditeur de renom national ou mondial ne saurait
s'épanouir dans un climat demeuré balzacien et aucun écrivain ne
saurait y respirer. Pourquoi les métropoles régionales de la
France demeurent-elles si éloignées de jamais conquérir le rang
culturel de Bâle au temps de Froben et d'Erasme, puis de
Burckhardt, de Nietzsche, de Bachhofen, de Jaspers, le rang de
Francfort et de sa foire annuelle du livre depuis le XVIe
siècle, le rang de Florence et de Venise du temps des Pic de la
Mirandole, des Marsile Ficin et des Alde Manuce? C'est qu'il
faut des siècles de déniaisement pour qu'un public d'esprit
municipal devienne suffisamment surréel pour ne plus chercher
dans un roman le portrait du boucher du coin ou d'un notable de
la ville - pour ne rien dire de la comédie de moeurs.
A
cela s'ajoute que, depuis le XVIIIe siècle, seules de rares
capitales sont demeurées en mesure de donner une assise
planétaire à leur monde éditorial; car il y faut l'effervescence
politique et culturelle singulières réservée aux grandes
démocraties. Rome et Madrid ne deviendront jamais des capitales
mondiales de l'édition, parce que le poids de la pensée
doctrinale, qu'elle soit religieuse ou politique de nature,
n'est pas près d'y effacer des siècles de prééminence de la
pensée dogmatique, qui ne supporte pas un regard distancié à
l'égard d'elle-même. Berlin ne retrouvera que lentement son rôle
de capitale intellectuelle d'une Allemagne dont la victoire de
1870 sur la France n'a pas réussi à porter la capitale à l'éclat
d'un soleil culturel de renom mondial. On sait que Nietzsche se
moquait des Macédoniens allemands : "On n'a jamais vu,
disait-il, une victoire militaire démontrer la supériorité
d'une civilisation sur une autre". Londres n'est pas une
cité du livre, mais d'Oxford et de Cambridge, Tokyo demeure trop
enracinée dans son passé impérial, Pékin ne débarquera pas de
sitôt dans le siècle de Voltaire et Paris est sur le point de
prendre une place modeste sur l'orbite des satellites politiques
de l'empire anglophone.
6 - Un
secret de polichinelle
C'est ce contexte qui donne son sens à l'ascension continue du
provincialisme culturel de la France sur la scène
internationale. Car il ne faut pas se faire d'illusions : si la
nation dont le débarquement en force sur la planète du génie
littéraire remonte à Louis XIV perdait définitivement ses droits
sur la numérisation de son fonds ancien, Lyon ne pourra plus
mémoriser que quelques exemplaires à l'usage de ses lecteurs du
cru . "Le titulaire [c'est-à-dire Google] est
propriétaire, sans limitation dans le temps, des fichiers
numériques qu'il a produits. Le titulaire a l'exclusivité de la
numérisation des ouvrages imprimés objets du marché
pendant toute la durée du marché. En conséquence, la
ville de Lyon s'interdit de confier à un tiers la numérisation
des ouvrages imprimés objets du marché. Toutefois, la
Ville de Lyon conserve la possibilité de numériser certains
ouvrages imprimés objet du marché à l'unité [et] dans le
cadre de ses activités habituelles de service aux usagers."
Voyez comme le
contrat passé entre Google et la ville de Lyon respire le
marchandage privé de souffle et de vision politique. Le maire,
M. Colomb, socialiste, confie l'établissement d'un inventaire
soupçonneux à un étranger fort habile, de son côté, à prendre
des mines de M. de Pourceaugnac de la culture. Mais le nouveau
bourgeois gentilhomme est un malin qui prend soin d'entretenir
un faux mystère sur les termes de son accord avec la ville, ce
qui flatte les mentalités notariales de la province - mais il
s'agit d'un secret de polichinelle puisque le voici sous la
loupe!
Mais que demeure-t-il de caché sous la tapisserie? "La ville
de Lyon s'engage à ne pas révéler des informations
confidentielles du titulaire sans son consentement préalable et
écrit . Cette obligation s'applique également aux informations
confidentielles comprenant notamment : tous les logiciels,
technologies, programmations, spécifications techniques ,
éléments, consignes et documentations du titulaire liés à la
numérisation ; toute information désignée par écrit par le
titulaire comme étant confidentielle ou toute autre désignation
équivalente."
Bien plus, la pseudo confidentialité hilarante des termes de
l'accord est censée s'étendre au monde entier: "Aucune des
deux parties ne pourra procéder à des déclarations publiques
relatives à ce marché (sic), à l'existence ou au contenu de l'accord
entre le titulaire et la Ville de Lyon sans l'accord
exprès , préalable et écrit de l'autre partie."
7 - Google et la justice française
C'est dans cet
esprit que l'occasion inespérée est donnée aux anthropologues de
la politique internationale et aux philosophes de l'ascension et
de la chute des civilisations d'approfondir leur diagnostic à la
lumière du procès inattendu que le Seuil et le Syndicat national
des éditeurs ont intenté à Google et que les plaignants ont
gagné en première instance pour des raisons seulement
collatérales et étrangères au vrai débat, ce qui se révèlera
précisément instructif à souhait. Etudions de près ce que révèle
justement l'absence de toute réflexion approfondie sur
l'opportunité de la numérisation de la mémoire littéraire d'une
nation par les soins faussement attentionnés d'une autre; car le
procès a exclusivement porté, comme il fallait s'y attendre, sur
les intérêts mercantiles des industriels français du livre. De
quoi s'agissait-il seulement? De refuser à Google le droit de
citer longuement des ouvrages non encore tombés dans le domaine
public, bien que la consultation gratuite des ouvrages
partiellement mémorisés par ce biais inoffensif demeurât
pleinement garantie par l'Hercule américain.
Mais la pauvreté tant politique que culturelle du procès jettera
une lumière crue sur les relations humiliantes et souvent
dégradantes que les écrivains français se trouvent contraints
d'entretenir avec leurs éditeurs - chacun sait que ces derniers
se comportent depuis plus d'un demi siècle en maîtres et en
propriétaires de leurs valets de l'encrier. Comment la France
des armes de l'écrit déshonore-t-elle son identité culturelle à
placer ses auteurs sous le sceptre de ses marchands de
l'imprimé? Comment la nation de Descartes mobiliserait-elle les
vrais hommes de plume de demain pour la "défense et
illustration" des droits de la pensée, comment un Etat
devenu le complice de l'asservissement, par le canal de sa
législation, des hommes de plume à la marchandisation américaine
de l'édition mondiale - et cela jusqu'au sein du Ministère de la
culture - comment un tel Etat faciliterait-il l'insurrection
d'une intelligentsia qui porterait sur le monde un regard
souverain? Pour tenter de comprendre le vrai débat, celui des
relations que les éditeurs entretiennent avec des auteurs en
livrée, demandons-nous en tout premier lieu quel est le contenu
juridique du droit d'auteur aux yeux de la loi et comment le
pouvoir temporel a patiemment appris à le bafouer.
Car l'art 1, donc
inaugural, de la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire
et artistique s'est voulu révolutionnaire à l'époque et il le
demeure de nos jours dans le monde entier pour avoir déclaré
exclusive, inaliénable et imprescriptible la propriété dont les
auteurs jouissent de leur vivant sur leurs écrits. Sait-on
seulement qu'en France, la propriété dite littéraire est fondée
sur une interprétation spirituelle, donc universelle des œuvres,
sait-on seulement que, par la voix de la France , l'Occident
chrétien tout entier reconnaît encore un statut intemporel aux
œuvres de l'esprit, sait-on seulement que la République de la
raison tient, sans s'en souvenir, les écrits de ses auteurs pour
une expression adjacente ou inconsciente de la vie surnaturelle
attachée aux textes révélés par la foi en une divinité?
8 - La
querelle des investitures des modernes
Les éditeurs n'ont évidemment attendu que quelques semaines pour
détourner fort efficacement à leur seul avantage commercial une
"spiritualité" de l'écrit née de la Résistance, donc de
la révolte des hommes de plume face à la soumission générale, un
lustre durant, des éditeurs bourgeois aux ordres de l'occupant
et fondée, comme le droit canon, sur des privilèges certes
proclamés transcendants au monde, donc intemporels, mais
abstraits et privés de toute investiture en ce bas monde; aussi
a-t-il suffi de l'habileté des juristes de cour pour
métamorphoser en un tournemain un droit intellectuel qui
réduisait les Maisons d'édition au rang de simples exploitantes
mandatées par les auteurs en une mise sous tutelle
astucieusement inversée. C'est ainsi que la monarchie
surnaturelle des rois de la plume s'est trouvée contrainte de
signer des contrats terrestres qui la dépossèdent radicalement
de toutes les prérogatives célestiformes inscrites dans la loi.
Savez-vous que
nos catéchistes du calame républicain se voient maintenant
réduits au ridicule de confier à leur éditeur non seulement le
droit de leur dynastie d'exploiter leurs œuvres sur les arpents
de leur langue nationale, mais dans tous les autres idiomes de
la terre habitée et par tous moyens cinématographiques,
audiovisuels à la disposition de Babel ? Il s'agit de rien de
moins, aux yeux de la science juridique telle qu'on l'enseigne
dans nos facultés de droit, d'une expropriation des pouvoirs
inscrits dans l'art 1 de la loi sur les droits de l'esprit, et
cela jusqu'à l'extinction de la propriété littéraire, qui
bascule dans le domaine public, donc dans l'expropriation légale
soixante-dix ans après la mise en bière de l'immortalité de
l'auteur - hier un demi siècle seulement.
Malheureusement pour le Panthéon de leurs
lopins, les mandataires dolosifs des auteurs n'ont pas prévu la
révolution du numérique qui soulève le couvercle du sépulcre où
reposent les morts-vivants sur lesquels ils entendent mettre la
main. Il leur a donc fallu tenter de faire croire en toute hâte
aux enfants de chœur qu'on appelle des écrivains que leur
contrats antérieurs à cette invention ressuscitative
comportaient implicitement l'extension automatique de leurs
droits d'exploitation matérielle à tout support physique de
diffusion ultérieur, si inattendu et extraordinaire qu'il fût;
et c'est sur ce fondement juridique tout imaginaire, même au
pays d'Alice, que les négociants ont intenté à Google le procès
de marchands parfumeurs rappelé ci-dessus et qui a fait grand
bruit dans la boutique des César Birotteau de l'édition en 2009.
9 - La
Société des Gens de Lettres et les éditeurs
Mais pourquoi la Société des Gens de Lettres
s'est-elle empressée de se ranger aux côtés des Maisons d'
édition plaignantes et comment se fait-il que les auteurs aient
pu se prêter à un subterfuge judiciaire aussi grossier, alors
qu'au regard des dispositions actuelles du droit français,
l'éditeur demeure dans l'obligation légale d'avouer sa
disqualification juridique aux auteurs et de leur adresser un
avenant aux termes duquel la future victime concèdera de
surcroît et expressément l'exploitation du numérique à son
mandataire?
C'est que la Société des Gens de Lettres est tombée entre les
mains des marchands quelques mois seulement après le décès de
son fondateur, Honoré de Balzac. Dans ces conditions, dira-t-on,
comment les mandataires abusifs ne disposeraient-ils pas des
moyens pratiques de réduire à un mutisme de survie les rares
auteurs qui se montreraient indociles? Un écrivain américain,
Lucien X. Polastron, l'a rappelé dans le Monde
des 20-21 décembre 2009:
"Si
une infinité de livres dorment dans les bibliothèques publiques
et si un nombre considérable d'autres ne sont guère plus
présents dans les mains des lecteurs, c'est bien que la majorité
des éditeurs ne s'est jamais sentie liée par un engagement
primordial de leur contrat : maintenir le livre en vente et le
promouvoir.
"Quelques jours après la parution, en
effet, la "nouveauté" file au pilon et il s'en publie une autre,
tandis que les droits vendus à l'étranger exsudent du profit
sans travail; quant à l'écrivain, il craint trop que son
prochain manuscrit soit refusé pour ne pas se faire le complice
de son propre malheur."(Le
Monde, 20-21 déc.09)
Mais si les auteurs craignent "d'indisposer" leurs
éditeurs , comme disent les avocats des juges devant lesquels
ils plaident, c'est que la profession a trahi depuis longtemps
sa vocation première de classe nobiliaire sur la planète de
Gutenberg. Alde Manuce se vantait de mieux savoir le grec
qu'Erasme ; et c'est Froben qui a convaincu le grand Hollandais
de préparer une édition savante de l'œuvre entier de saint
Augustin. Gaston Gallimard était encore tellement motivé qu'il
avait confié à un comité de lecture composé d'écrivains
confirmés le choix des manuscrits qu'il éditait. Mais son fils
Claude croyait qu'épanouir figurait sur la liste des verbes
transitifs et qu'il "épanouissait ses auteurs". Je l'ai
entendu soutenir qu'on ne connaît la valeur d'un ouvrage
qu'après coup, quand le public et les critiques du moment ont
tranché - que dirait-on d'un ébéniste qui ne connaîtrait la
valeur des meubles de sa fabrication qu'après les avoir vendus
fort cher ? Aujourd'hui le comité de lecture de Gallimard survit
sur le Mont Athos de l'édition: ces anachorètes se voient
doublés par un comité d'agents commerciaux qui décident seuls et
en dernier ressort des textes jugés publiables.
10 - Petite
histoire des éditions du Seuil
M.
de la Martinière, actuel propriétaire des éditions du Seuil et
premier plaignant contre Google, est un éditeur d'albums de
photographies aériennes. Mais, vue d'avion, l'histoire du Seuil
est particulièrement instructive aux yeux des mémorialistes de
la lente métamorphose du ciel des Maisons d'édition en
entreprises industrielles et commerciales. Fondée sous
l'occupation par un catholique fervent, Paul Flamand, cette
entreprise a connu son premier succès de librairie avec un
panégyrique du Maréchal Pétain rédigé par un certain Guy de
Larigaudie. A la Libération, le blanchiment de la Maison se fit
à l'aide de la traduction de Don Camillo, qui eut le succès
cinématographique que l'on sait. Puis Paul Flamand lança la
célèbre collection des Ecrivains par eux-mêmes,
dont il achetait les droits d'exploitation définitifs pour une
somme de deux mille francs, traductions et adaptations comprises
jusqu'à l'extinction de la propriété littéraire. Il est le seul
éditeur français qui ait combattu pendant des années pour
l'abolition pure et simple du droit d'auteur - mais comme ses
collaborateurs se marxisaient de plus en plus, il s'était
résigné à signer des contrats appesantis de 5% de droits
d'auteur sur le prix de vente au public.
Mais bientôt les deux égalitarismes, le
marxiste et le chrétien se sont retrouvés sur une ligne de front
commune. L'illustre Maison italienne Bompiani ayant proposé de
traduire les quelques titres devenus célèbres de la collection,
il refusa aux malheureux auteurs qui se distinguaient du lot une
exploitation privilégiée de leur œuvre, parce qu'il demandait à
la Maison de Milan qu'elle traduisît tout le monde. Puisqu'on ne
saurait hiérarchiser les brebis du Seigneur, comment
hiérarchiserait-on celles du talent?
11 - La
civilisation des négociants et la planète de Gutenberg
Notre civilisation colloque à un rang social plus digne de
considération que celui des plus grands auteurs le simple
négociant dont tout le génie se réduira à remettre La
Peste ou La Métamorphose entre les mains
d'un imprimeur. Mais le coup de massue qui allait officialiser
la dévalorisation sociale des écrivains aux yeux de l'Etat et de
la loi a été asséné par M. Giscard d'Estaing, qui a assimilé
d'un trait de plume les auteurs à des employés de leurs éditeurs
et qui a ordonné aux successeurs de Froben et des Maertens de
déclarer chaque année au fisc le montant des droits d'auteur
qu'ils versent à leurs salariés du stylo. Du coup, l'écrivain
n'exerçait plus une profession libérale aux yeux du Trésor
public et ne se distinguait en rien du personnel de la Maison.
C'est pourquoi M. Paul Flamand ayant "embauché"
Hervé Bazin disait :"Il va
travailler pour nous".
Mais chacun comprend qu'une production
littéraire placée depuis 1976 sous le joug d'un renversement
radical des hiérarchies sociales en usage dans la civilisation
depuis le monde antique ne sera nullement inspirée par la
vocation intérieure de comprendre dans leur souveraineté et leur
solitudele génie littéraire des grands morts ; chacun comprend
qu'une culture nationale mise cul par-dessus tête projettera
l'ombre maléfique des salariés de la plume sur la funeste
association de l'Etat et des marchands et que cette ombre portée
livrera au plus offrant des géants d'internet le tombereau de
ses morts illustres. Certes, le rouge de la honte montera
parfois au front de la République. On murmure déjà, dans les
coulisses de ce théâtre, que l'emprunt national de trente sept
milliards d'euros dont le gouvernement de M. Sarkozy vient
d'annoncer la manne aux Français aspergera le numérique français
Gallica de quelques gouttes de ce pactole. Mais il ne suffit pas
de quelques pépites d'or pour renverser les mentalités sécrétées
depuis la mort d'André Malraux par deux générations d'ignorants;
encore faut-il remonter à la source de la vassalisation des gens
de plume.
Car, à partir du XVIII e siècle, la
littérature mondiale s'est massivement convertie au roman.
Pourquoi cela, sinon parce que les hommes de Lettres privés de
rente ont déboulé sur l'agora. Issus du tiers état, les nouveaux
pauvres se trouvaient condamnés à vivre de leur plume . Mais on
ne forge pas ses titres de noblesse aussi aisément à l'école de
l'encrier qu'à celle des égorgements sur les champs de bataille.
La Révolution a autorisé le génie de se manifester librement,
mais sans accorder un liard à ses armoiries, puisqu'à l'instar
de l'homme de foi, l'homme de plume vivra de l'air du temps.
12 - Le
génie littéraire dévoré par le roman
Par malheur, le genre romanesque est un
produit de masse. La qualité de ce type d'écrits se pèsera de
plus en plus nécessairement sur la balance de la
commercialisation d'une marchandise. La civilisation grecque a
connu le même modèle de dépérissement de la langue. Le premier
et le deuxième siècles ont produit les romans à succès que l'on
sait - Chéréas et Callirhoé de Chariton d'Aphrodise ou Les
Ethiopiques d'Héliodore d'Emèse. Du coup, le cœur de la
littérature n'a plus battu ni à l'écoute du théâtre dramatique
ou comique, ni à la voix de la philosophie, des grands
historiens et des grands poètes. En 1970, on élisait encore,
pour la forme, un poète de salon à l'Académie française -
aujourd'hui, il n'y a plus de Lemerre pour éditer un Mallarmé.
Pis que cela: sitôt que le génie littéraire, quoique réduit à la
portion congrue, parvient à introduire un style et une allure
jusque dans le récit romanesque, il y échoue à son tour face aux
marchands, qui ne cherchent jamais la densité d'un texte, mais
la rentabilité d'un produit à vendre sur un marché porteur. A
l'instar de Nietzsche, Proust s'est édité à ses propres frais.
Quant au public des grands connaisseurs, où est-il passé? Si
La Métamorphose n'a été éditée que plusieurs années
après la mort de Kafka, c'est seulement parce que son éditeur
jugeait trop longue de quelques pages la nouvelle devenue la
plus célèbre du grand Pragois. Mais lorsque l'auteur en avait lu
le manuscrit à ses meilleurs amis, seul un énorme éclat de rire
avait salué l' audition de cette "galéjade" ; et l'on
sait que Max Brod a mis vingt ans à faire comprendre le génie de
son ami aux lettrés de son temps. Aujourd'hui encore, qui
comprend goutte au génie anthropologique d'avant-garde des
géants de la farce, les Swift, des Cervantès, des Shakespeare,
des Molière, des Kafka?
13 - Les
visionnaires-nés
Une civilisation de l'écrit ne demeure digne de ce nom qu'aussi
longtemps que ses véritables éditeurs savent qu'ils
n'atteindront jamais qu'un public d'éveillés au tragique et au
rire et qu'à ceux-là, le génie leur crève les yeux. Par bonheur,
les visionnaires-nés passent d'une génération à l'autre, de
sorte que les plus grands livres ont accouché de leur public
avec lenteur. A quelle école, sinon à celle du dialogue secret
que les hommes de génie entretiennent entre eux et de siècle en
siècle? C'est Platon qui a compris Socrate, ce sont les
mystiques chrétiens de l'école d'Antioche qui ont compris
Platon. Si le génie littéraire avait des lecteurs de génie de
son vivant, il ne sèmerait pas de graines appelées à germer.
Aurait-on oublié que Stendhal, mort en 1842, n' a été publié par
Calmann-Lévy qu'entre 1880 et 1890, alors qu'un concert de
grands hommes - Balzac, Mérimée, Hyppolite Taine , Zola et
d'autres - avaient salué de son vivant le génie de l'auteur de
la Chartreuse de Parme. Seul Sainte Beuve avait
écrit des sottises sur l'auteur de Le Rouge et le Noir.
Et
voilà pourquoi Lyon a pu livrer son fonds éditorial ancien à
Google dans l'indifférence générale et dans l'impuissance d'un
Etat livré aux ignorants face à un exploit spectaculaire du
régionalisme culturel dont Mme Albanel s'est contentée de
déclarer qu'elle "prenait acte" du désastre.
14 - Suite des
aventures au pays d'Alice de la Société des gens de lettres
Le
Président de la Société des Gens de Lettres - élu pour un an
seulement - est toujours d'une médiocrité littéraire chevronnée,
ce qui présente des garanties en acier trempé au Syndicat des
éditeurs : depuis la mort de l'auteur de la Comédie
humaine en 1850, les tentatives ont été nombreuses
d'élire à la direction de la Société des Gens de Lettres un
auteur d'envergure balzacienne ; mais toutes ont été vouées à
l'échec non seulement à la suite du veto discret des éditeurs,
mais également en raison du refus de la piétaille de l'écritoire
de se placer sous les ailes d'un géant. La République des
Lettres est encore plus égalitariste et plus ennemie du génie
que l'autre - et c'est pourquoi l'idée de Balzac de fonder une
Société des Gens de Lettres hiérarchisée était aussi folle que
celle de vendre les Jardies à la loterie ou d'équiper la
Sardaigne en traverses de chemins de fer.
Que dit M. Absire dans le Monde du 23 décembre
2009? "Un procès? Oui, mais en désespoir de cause, car ce
n'est pas faute d'avoir cherché à discuter avec les
représentants en France de l'illustre société californienne."
C'est dire que le président actuel de la Société des gens de
Lettres n'a même pas compris où se trouve le "droit moral"
des auteurs qu'il prétend défendre et qui réside dans leur
pouvoir de refuser de se laisser publier, même partiellement,
par une entreprise assurée d'avance de bénéficier de la
complicité des éditeurs surindustrialisés et de l'Etat sarkozien,
qui n'a pas fini, semble-t-il, de régler ses comptes avec la
Princesse de Clèves.
Aux yeux de la Société des gens de lettres, la légitimité
éditoriale de l'ambition de Google va tellement de soi que la
question n'est même pas à soulever : il s'agit seulement de
faire payer des droits à un partenaire puissant et qui a le
mauvais goût de se faire un peu tirer l'oreille. Mais pour élire
un Président de ce type, encore fallait-il que son inculture
allât jusqu'à le rendre aussi étranger au bon usage de la langue
française que les rédacteurs du contrat de Lyon, puisqu'il titre
son article : "Contre Google, justice est faite DES
droits des écrivains français", ce qui signifie exactement
le contraire de ce qu'on voudrait exprimer. Il fallait écrire :
"Justice est faite AUX droits des écrivains français",
en ce sens que justice leur aurait été rendue par le tribunal de
Paris.
Il
en résulte que les escadrons serrés d'auteurs blasonnés et
écussonnés au titre de "membres" d'une Société placée
sous la tutelle de l'édition de masse ignorent purement et
simplement que ni La Martinière, ni les éditeurs, ni la Société
des Gens de Lettres ne jouissent du droit d' exploiter le
numérique dont ils se croient légitimés à ne contester que les
clauses contractuelles face au géant américain.
15 -
Qu'est-ce que le " droit moral " d'un auteur ?
Ce serait donc d'office que le jugement se
trouverait purement et simplement frappé de nullité en appel
dans le cas où, comme le Président de la Société des Gens de
Lettres s'en vante dans le Monde du 2 décembre 2009, le tribunal
de Paris avait validé un droit tout imaginaire des éditeurs
d'exploiter le numérique de leur propre fait et sans s'y trouver
autorisés par les clauses contractuelles rappelées ci-dessus,
quitte à partager ensuite avec leurs mandants quelques miettes
obtenues de force des profits de leur extorsion de fonds
inaugurale. J'ignore le dispositif du jugement. Je dis seulement
que, dans le cas où M. Absire dirait vrai, il appartiendrait à
Gallica et à l'Etat de droit d'expulser sans ménagements d'un
commun accord et d'office les maires du palais dont le marché
n'est inscrit dans aucune législation démocratique.
Quant à la plainte des éditeurs et de la Société des Gens de
Lettres pour "atteinte au droit moral des auteurs", elle
est nulle et irrecevable à son tour du seul fait que la pesée du
"droit moral" appartient exclusivement à l'auteur, qui en
apprécie souverainement le sens et la portée et qui, s'il
s'opposait nommément et de son propre chef au droit de citation
de Google dans le présent litige, il n'allèguerait assurément
pas au premier chef les motifs mercantiles qui motivent les
éditeurs et leurs complices au sein de la Société des Gens de
Lettres: nous attendons que l'Etat charge Gallica de mémoriser
aux frais de la nation le trésor écrit que l'humanité a accumulé
depuis l'invention de Gutenberg - le droit de citer demeurant
d'une autre nature.
En
tant qu' aristocrates de la plume, les écrivains n'ont aucun
intérêt "spirituel", donc essentiel à leurs yeux, de
confier l'exploitation marchande de leurs écrits à des
industriels exclusivement soucieux de rentabiliser un marché à
leur seul profit. A plus forte raison, le jugement du tribunal
de Paris ne saurait concerner les écrivains qui ne se sont pas
inscrits sur les registres de la Société des Gens de Lettres et
que M. Absire semble inclure d'office dans son panégyrique d'une
décision de justice biaisée.
L'étroite dépendance de la Société à l'égard des marchands et
des industriels du livre apparaît du reste avec éclat dans
l'allégation publique de M. Absire selon laquelle le "travail
éditorial doit demeurer rattaché au relais indispensable des
libraires de proximité hautement motivés", alors que
l'espace éditorial nouveau qui s'ouvre entre le numérique et les
vrais auteurs fera débarquer l'écrit sur la planète de Gutenberg
II. Les promesses du nouvel astéroïde seront très brièvement
exposées plus loin - ce qui mettra encore davantage en lumière
les motivations cachées qui expliquent que la Société des Gens
de Lettres soit la seule association d'auteurs au monde
suffisamment irréfléchie et domestiquée pour avoir attaqué
Google devant les tribunaux pour des raisons dont la bancalité
ne fait que renforcer niaisement la débâcle culturelle de la
France provincialisée.
16 -
L'avenir culturel et éditorial de la numérisation
Une tempête créatrice s'annonce sur la planète de l'imprimé
d'hier: il existe maintenant une machine révolutionnaire, l'Espresso
Books Machine , qui permet de "sortir" en quelques minutes
des ouvrages avec couverture en couleur de plus de huit cents
pages en grand ou en petit format. Puisque les éditeurs
n'exploitent les livres qu'ils publient que quelques semaines
ou, au mieux, sur une durée réduite à deux ou trois ans, quelles
brèches plusieurs décennies de passivité illégale de leur part
et de violations de leurs obligations contractuelles à l'égard
de leurs auteurs ouvrent-elles à Gallica ? Les écrivains du
monde entier découvriront-ils que leurs éditeurs ne sont jamais
que leurs hommes d'affaires et en tireront-ils les conséquences?
Car enfin, la République a tenu à graver sur son fronton le
titre, glorieux à ses yeux, de "protectrice des Lettres et
des arts". Pourquoi Gallica ne fonderait-elle pas, dans
l'esprit de 1793, la première Maison d'édition à vocation
planétaire et multilingue? Pourquoi le vide juridique qui
s'étend entre l'heure matinale où le mandataire actuel cesse de
défendre les ouvrages qu'il a édités et l'heure tardive de la
chute de l'ouvrage dans le domaine public, pourquoi ce vide,
dis-je, ne permettrait-il pas à la rue de Valois non seulement
d'attirer l'attention de la République des Lettres sur la
spécificité de la propriété littéraire, mais de combattre l'
ignorance et la naïveté d'enfants des auteurs?
Supposons que le
Centre National des Lettres de la rue de Verneuil, qui se veut
solidaire des abus des marchands et qui s'est trouvé empêché de
justesse de leur livrer des auteurs en livrée et muselés
d'avance, supposons que le CNL se métamorphose en le premier
moteur international de la littérature et de la pensée
françaises et devienne, en quelque sorte, le Médicis d'une
République du mécénat d'Etat. Certes, il lui faudrait mettre en
place un comité de lecture qui sélectionnerait avec sévérité les
auteurs dignes d'entrer de leur vivant dans leur postérité. S'il
en était ainsi, Nietzsche n'aurait pas attendu 1954 pour que ses
œuvres complètes fussent publiées dans sa langue chez Hanser et
l'œuvre de Husserl et même de Kant ne seraient pas encore en
partie inédites.
Mais pour l'instant, seule la France dispose, avec la Pléiade
d'un panthéon d'auteurs immortalisés de leur vivant et dont
plusieurs le méritent. Je demande au Ministère de la Culture de
commencer de changer ces Immortels-là en fer de lance d'une
République qui se glorifierait à l'échelle mondiale de sa
vocation de "protectrice des Lettres et des arts".
17 - Sus à
l'obésité de Gutenberg
La
planète de Gutenberg s'est fâcheusement appesantie. Son obésité
gêne sa giration autour du soleil de sa mémoire. La voici
contrainte de manier des objets à la fois lourds, encombrants,
coûteux et périssables. Un Google français les métamorphoserait
en objets aériens, photophores par nature, instantanément
transportables sur de grandes distances et miraculeusement
appropriés à la définition "spirituelle", donc
universelle de la propriété intellectuelle depuis plus de
soixante ans.
Certes, il faudrait veiller à protéger les auteurs contre les
nouvelles ecclésiocraties qui ne manqueraient pas de prospérer
dans le sillage de la défloration de Gallica. L'expérience des
églises est riche d'enseignements à cet égard:
n'attribuent-elles pas un statut inaliénable, surnaturel et
virginal à la condition sacerdotale pour soumettre ensuite
étroitement son clergé à l'autorité hiérarchique et doctrinale
d'une foi institutionnalisée et grégarisante? On sait qu'il est
demandé à tout prêtre de "chanter dans le chœur", et que
les Bernanos, les Claudel, les Péguy sont traités par l'Eglise
comme les écrivains par l'Etat. Il faudra donc apprendre à
déjouer le piège des séraphismes frelatés, tellement rien
d'humain ne s'enracine longtemps dans le "spirituel".
Mais on voit, à cet exemple, combien la question de l'avenir
éditorial du numérique est riche de promesses qui transcendent
le plat contrat de marchands de tapis de la ville de Lyon avec
Google. Certes, dans ce contrat, le passé d'une riche
bibliothèque est censé passer du cimetière à l'ubiquité - mais à
quel prix? Voyez comment une municipalité de province y compte
ses sous, voyez comment elle y calcule seulement la valeur d'une
marchandise, voyez comment elle y négocie les clauses à la fois
les plus avaricieuses et les plus profitables aux deux parties,
voyez comment la provincialisation de la France décentralisée
met en évidence le gigantesque retard culturel des régions.
Aussi seule une astronautique éditoriale traduirait-elle
l'ascension de l'écrit au ciel d'une mondialisation de la
diffusion, aussi seule la vocation nouvelle de Gallica lui
permettrait-elle de conquérir le prestige et l'autorité du
premier géant d'une culture planétaire. Verrons-nous l'ascension
culturelle de Gutenberg II placer le livre français sur l'orbite
d'un astéroïde capable de délivrer les écrivains vivants de leur
statut d'évêques de Parthenia de la littérature?
18 -
Retour à la géopolitique
Mais revenons au cadre géopolitique hors
duquel la question tomberait dans le giron de la
provincialisation de la culture.
C'est par nature que toute civilisation vivante se tourne vers
l'avenir, c'est par définition que toute vocation créatrice se
veut prospective: si l'Europe politique devait se réveiller en
sursaut, se frotter les yeux et se mettre du moins sur son
séant, ce serait par le canal de ses retrouvailles tempétueuses
ou pacifiques avec son propre territoire. Le Vieux Monde
recourra-t-il à la force armée pour chasser les troupes
étrangères incrustées sur son sol depuis soixante six ans? Dans
ce cas, l'émigration passagère de notre mémoire vers le
continent américain aura-t-elle porté un dommage durable et même
irréparable à la renaissance de la souveraineté de l'Europe sur
la scène internationale ou bien l'épisode de la mise en
veilleuse du trésor culturel d'une civilisation encore décidée à
reprendre son destin en mains serait-il plus déshonorant que le
bref passage du Général de Gaulle par la radio de Londres? La
tache ne serait ineffaçable que si des élites politiques
provincialisées et ficelées à leur incapacité naturelle de
porter un regard sur la nation et sur le monde rendaient
irréversible la catastrophe culturelle de placer le livre
français sur l'orbite d'un astéroïde incapable de délivrer les
écrivains vivants de leur statut d'évêques de nulle part.
*
Notes :
Quelques extraits significatifs de l'esprit qui inspire le
contrat passé entre Google et la bibliothèque municipale de
Lyon. (Les maladresses de style y fourmillent. Seules les
principales sont placées entre guillemets)
" Avant de
livrer les ouvrages imprimés au titulaire [ c'est-à-dire à
Google] - le personnel de la Ville de Lyon sélectionne ceux-ci
et les place dans les armoires roulantes que le titulaire a
fournies, conformément aux dispositions de l'article 5.2."
" Les véhicules,
"une fois" chargés, sont scellés en présence d'un représentant
accrédité de la Bibliothèque municipale de Lyon. Le scellé est
numéroté. Avant le départ du véhicule, le bordereau est signé
par le titulaire et le représentant de la BML."
" Les
ouvrages imprimés sont transportés à l'aide d'armoires roulantes
fournies par le titulaire, "où" ils seront "positionnés" par le
personnel de la Ville de Lyon de façon à respecter le classement
initial déterminé par la BML. Tout système de mise en carton est
prohibé."
" Les dimensions
des armoires doivent garantir leur stabilité pendant les
opérations de chargement et de déchargement et permettre une
circulation aisée entre le lieu de conservation des ouvrages
imprimés et le lieu de chargement. "
" Les étagères des armoires
roulantes sont "profilées en angle" de manière à stabiliser le
livre "une fois calé". "Dans" la largeur de l'étagère, les
livres sont calés de manière à occuper au maximum l'espace
disponible et [à] empêcher "ains " les mouvements. Tout espace
vide sur l'étagère est comblé avec des matériaux de remplissage
doux. Enfin, une sangle en élastomère est attachée autour de
chaque étagère, prévenant "ainsi" le risque de chute."
" Le
titulaire s'engage à caler toutes les armoires à l'intérieur du
véhicule de façon à éviter toute chute ou déplacement qui aurait
[auraient] pour conséquence une détérioration des ouvrages
"imprimés transportés."
" Lors du
chargement, les armoires roulantes sont chargées une par une
dans le camion, de l'avant à l'arrière du camion. L'orientation
des armoires à l'intérieur du camion, de même que leur nombre,
varient en fonction des dimensions des armoires, des dimensions
du camion et du nombre d'armoires transportées à chaque trajet.
Des systèmes de maintien (barres, courroies spécifiques et
sangles) immobilisent fermement les armoires à l'intérieur du
camion."
Publié le 13 janvier 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez
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