Qu'est-ce que philosopher ?
L'anthropologie de
la folie et la science politique
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 8
juillet 2012
1 - La folie à
visage humain
Si, aux yeux de la science médicale, la
folie se définit comme une pathologie
dont les symptomes transportent le
malade dans des mondes idylliques ou
terrifiants, on voit tout de suite
combien l'étrangeté d'une démence
oscillante entre l'euphorie et
l'épouvante soulève de difficultés aux
yeux de la thérapeutique de l'encéphale
humain qu'on appelle la philosophie.
Car, depuis le Ve siècle avant notre
ère, les Esculape de l'entendement
tentent de ranger, d'un côté de
l'histoire du monde, les rebouteux de
l'opinion publique, dont la parole ne
renvoie à aucune réflexion sur la santé
des cervelles et, de l'autre, les
savoirs véritables, qui refusent de se
servir de la balance des seuls
sentiments pour construire à l'écart de
la foule un instrument de la pesée du
vrai et du faux d'un usage difficile,
mais fiable. Mais Platon observe que les
opinions irraisonnées de l'ignorance et
les jugements de la connaissance
démontrée enfantent des convictions
aussi inébranlables dans le camp immense
et fabuleux des croyances que dans celui
des savoirs dignes de ce nom. D'où la
nécessité de s'interroger sur la
validité des moyens de convaincre dont
disposent respectivement une raison rare
et peu fréquentée et des rêveries
vagabondes ou dévergondées, ce qui
conduit non seulement à l'examen au
microscope de l'aiguille et du cadran de
la persuasion en général, mais de la
boîte osseuse tout entière des
fabricants de preuves, d'arguments et de
convictions si inégalement démontrés.
Tout deviendrait donc simple comme
bonjour si le dément usait des mêmes
poids et mesures de la persuasion que le
radiographe des convictions et des
preuves qu'on appelle le philosophe.
Mais les mondes fabuleux dans lesquels
l'encéphale malade transporte la
multitude de leurs propriétaires font
appel à des balances instables: le
matin, les fous font confiance au
témoignage de leurs sens, l'après-midi
et le soir, ils s'en remettent aux
verdicts déréglés que leur dicte leur
délire. Rien de plus ardemment argumenté
et de plus rigoureusement raisonné, mais
de travers, qu'une théologie
bouillonnante, rien de construit avec
davantage de ferveur que les édifices
bâtis sur des présupposés préalablement
soustraits à tout examen - mais
l'inconscient mental qui pilote les
jugements enflammés du dimanche ne sont
pas ceux que la semaine aura refroidis.
Les deux
principaux navires de guerre ou de
commerce de la parole tour à tour
incandescente ou gelée des humains
s'appellent expliquer et
comprendre. Quand l'encéphale malade
et les boîtes osseuses en bonne santé
lancent des vaisseaux aux gréements et
aux voilures différemment adaptés au
vent du grand large, on voit les
croyances défier du haut des airs les
modestes embarcations de la logique
terrestre et affronter les bretteurs du
sens commun jusque dans leurs jardinets.
De plus, les "doctrines révélées" se
vantent du regard perçant, altier et sûr
de lui qu'elles portent sur les mondes
surnaturels avec lesquels elles se
collètent, s'acoquinent ou vivent en bon
voisinage. Ces lynx ont si peu froid aux
yeux et se pavanent si bien qu'ils se
font, de l'inaccessibilité même du
fantastique dont elles se veulent les
porte-parole, l'argument le plus
glorieux à l'appui de la véracité et de
la sainteté de leurs dires.
2 - Les malheurs
de la raison
Mais les embarras que rencontre
l'anthropologue du fabuleux et du sens
rassis confondus s'aggrave encore à la
suite d'une découverte atterrante des
apprentis de nos tempêtes et de nos
lanternes : en tous lieux et de siècle
en siècle, l'humanité appartient à une
espèce livrée à des ébahissements
tempétueux. Cet animal a toujours vécu
dans des univers miraculés par ses
délires vaporeux ou ventrus. Il en
résulte que la sécrétion des dieux dans
les encéphales laisse Socrate sur le
carreau. S'il arrive quelquefois que
l'ahurissement béatifique dans lequel
vivent les croyants se trouve
provisoirement mis hors de combat au
sein d'une civilisation un instant
victorieuse de ses enchantements sacrés,
le délire momentanément gélifié renaît
bien vite de ses cendres et ses flammes
se propagent à plus vive allure que
jamais. La progression des feux est si
rapide que le territoire brièvement
protégé des incendies se trouve bientôt
frappé par la foudre d'une nouvelle
divinité.
Quand la folie d'une foi revigorée se
donne l'ossature et la musculature d'une
dialectique et d'une logique dont la
pugnacité paraîtra invincible, quand un
mythe chauffé à blanc est parvenu à
transmettre à la génération suivante et
à nouveaux frais sa coulée de lave en
fusion, quand le navire des cosmologies
fabuleuses court toutes voiles dehors et
d'un siècle à l'autre, tout se passe
comme si le trépas des dieux en acier
trempé d'autrefois renforçait la
démonstration de l'existence réelle de
leurs successeurs régénérés par les
funérailles de leurs compagnons; et
personne ne se montre quelque peu
surpris ni de ce que le monde entier se
soit trompé si longtemps de complicité
avec leurs prédécesseurs décédés, ni de
ce que les vraies divinités soient enfin
sorties à grand fracas de la cachette où
elles attendaient leur tour avec
impatience.
3 - De
l'entêtement de Dieu
C'est ainsi que, d'Homère à Constantin,
des centaines de millions de spécimens
de notre espèce ont cru en l'existence
corporelle, politique, guerrière et
psychocérébrale de gigantesques
quémandeurs aux aguets de nos prières
dans le cosmos - puis ces masses
immenses de dévots piétinants se sont
tout subitement précipités à la
rencontre de trois dieux subitement
sortis de l'ombre et plus décorporés que
les précédents, mais dont les apanages
et la complexion demeuraient aussi
fabuleux que ceux de Zeus, de Mercure,
de Wotan ou d'Osiris.
Un phénomène aussi stupéfiant ridiculise
une science historique hallucinée et qui
vous raconte sans étonnement une
succession d'évènements fantastiques.
Pourquoi Clio ne lève-t-elle jamais les
yeux sur un spectacle aussi titanesque ?
Mais si la pièce que se joue une espèce
dont toute la singularité réside
précisément dans la nature inexplicable
de sa folie, su cette pièce, dis-je, ne
suscite aucune interrogation du parterre
des sciences humaines, ce sera dans la
théatralité de ce mutisme qu'il faudra
lancer le harpon de la pensée.
Le
décrypteur inflexible d'une démence
confondue à un éther dans le vide et le
silence de l'immensité ne s'en trouvera
pas moins mis à la torture: s'il demeure
impavide et s'il persévère sans
sourciller, mais au péril de sa vie, à
nier l'existence des idoles d'hier,
d'aujourd'hui et de demain et s'il
s'étonne de ce que ses congénères
s'agenouillent devant elles, sa carcasse
paraîtra en proie à une forme inversée
de la démence qui a frappé ses
semblables; et ce guerrier du mutisme de
l'éternité se trouvera en grand danger
de périr au milieu d'une armée d'entêtés
qui lui démontreront avec un surcroît
d'ardeur l'existence des monstres
griffus ou des protecteurs patelins dont
ils ont peuplé leur cosmos en folie; et
s'il renonce à réfuter le diagnostic
complaisant du corps médical de son
temps, qui s'est toujours montré
bienveillant à l'égard des dieux de ses
malades, il se trouvera réduit, metu
mortis, c'est-à-dire pour cause de
poltronnerie, à ne prendre un risque
aussi mortel que dans les rares époques
d'affaiblissement extrême et quelquefois
d'oubli pur et simple des crocs et des
mâchoires du ciel. Car partout où les
dieux ne se seront pas fatigués de tuer
leurs contradicteurs, notre philosophe
périra par le fer et le feu, tellement
les dieux exténués peuvent bien paraître
changer de nom et de dégaine, ne vous y
laissez pas prendre - ils renaîtront
parés de vêtements plus flamboyants
qu'auparavant. Jamais on ne les fera
renoncer à leur nature et aux fonctions
éminentes qu'ils remplissent depuis des
millénaires dans le labyrinthe de
l'encéphale du genre simiohumain de tous
les temps et en touts lieux.
4 - Les nouveaux
hérétiques
Le simianthropologue de sang-froid
évitera-t-il de tomber dans le double
piège que lui tendent les fous qui
l'encerclent, tentera-t-il de sauver sa
peau au prix d'une capitulation honteuse
de sa cervelle, achètera-t-il la
tranquillité au prix de sa lâcheté et
sous une pluie de flèches? Mais comment
en serait-il quitte pour la peur si le
cosmos en miniature qu'on appelle
l'humanité pensante verra paraître en
tous lieux des Galilée de plus haute
stature que la sienne? Les courages
nouveaux qui prendront la relève du
pivotement de notre astéroïde sur son
axe lui feront jeter un regard de mépris
sur la déchetterie des philosophes qui
auront refusé de boire leur ciguë pour
se réfugier en foule à Mégare.
Bientôt, ils se multiplieront, les
fuyards d'une démence inscrite depuis
des millénaires dans les gènes de leurs
congénères; et ils grésilleront d'un
cœur léger sur le grill de la pleutrerie
du reste de l'humanité. Plus on les
persécutera, plus ils rougiraient de se
ranger du côté de la folie du monde, et
plus ils persévèreront dans leur refus
de prendre le parti de la démence. Mais
les fous les environneront de toutes
parts; et ils tenteront de les réduire
au rang des malades auxquels ils
entendaient inoculer le virus d'une
vaillance guérisseuse. S'ils s'obstinent
à défier de leurs mains nues les furieux
qui les prendront à la gorge et s'ils
crient aux enragés que la raison des
philosophes jouit d'une santé
rédemptrice encore faudra-t-il qu'ils
apportent à des sorciers la preuve
irréfutable de ce que leurs totems les
ont ensorcelés.
Encore une fois, oui ou non ce damné de
Galilée méritait-il les rôtissoires
infernales ou les louanges d'une
postérité reconnaissante, lui dont
l'hérésie salvifique défiait le jugement
du genre humain tout entier de son
temps? Si vous ne répondez pas à cette
question, comment convaincrez-vous
jamais les multitudes de l'ignorance et
de la peur qu'elles sont dans leur tort,
alors que la civilisation démocratique
tout entière défend l'orthodoxie du
principe tout opposé à celui des
sciences, qui prétendent, elles, la tête
sur le billot, que le vrai et le faux ne
se départagent pas à la majorité des
suffrages? Il est donc sacrilège par
définition de délégitimer l'autorité
dont les saintes majorités se trouvent
investies par la loi. Comment une folie
institutionnalisée ne pèserait-elle pas
plus lourd que la vérité de quelques-uns
si le droit cède à la force et si la
force se trouve nécessairement du côté
du plus grand nombre?
Il faut donc que la solitude de la
pensée se révèle plus puissante à elle
seule que des régiments d'erreurs
coalisées, il faut donc que l'érémitisme
de la raison en impose à l'unanimité de
l'ignorance en alerte et toujours sous
les armes.
5 - Comment
distinguer les dieux qui n'existent pas
de ceux censés exister?
Et pourtant, disent les nouveaux
anachorètes, il n'est ni logique, ni
pieux que la réfutation définitive des
dieux adorés dans le passé n'ait pas
convaincu leurs fidèles enfin détrompés
de leur accorder du moins les plus
glorieuses funérailles. Ne
méritaient-ils pas l'hommage des
solennités posthumes de leurs dévots, ou
bien fallait-il oublier sur l'heure les
services mémorables qu'ils avaient
rendus à tout le monde et pendant tant
de siècles? Une aussi noire ingratitude
est suspecte d'une déloyauté dont les
causes doivent être recherchées. Les
convertis du ciel nouveau auraient-ils
honte de prouver leur reconnaissance à
leurs anciens bienfaiteurs?
Mais pourquoi les découvreurs des vrais
dieux hésitent-ils, eux aussi, à
démontrer et avec la plus grande fermeté
d'esprit les titres à l'existence réelle
des glorieux héritiers de leurs idoles,
alors que les nouveaux arrivants
présentent des patentes toutes neuves et
brillantes d'un vif éclat?
Craindraient-ils de suggérer à leurs
congénères maintenant convertis à la
santé d'esprit que leur besoin ancien
d'adorer des personnages fantastiques,
et non moins en suspension dans le vide
du cosmos que les défunts, que ce besoin
incoercible, dis-je, survit à la
délégitimation infamante des cultes
d'autrefois? Dans ce cas, la
disqualification soudaine des prêtres
anciens et l'envoi à la casse des
statues de bois, de pierre ou d'airain
des divinités trépassées
compromettraient secrètement la
crédibilité des derniers venus. Y
aurait-il anguille sous roche ? Mais
comment détecter au premier coup d'œil
non point les anguilles, mais les roches
sous lesquelles elles sont soupçonnées
de se cacher? Exemple: si, comme il est
rappelé plus haut, le plus grand nombre
a toujours raison aux yeux des
orthodoxies poussiéreuses et des
inquisiteurs aux glaives aiguisés, les
peuples ont bien fait d'adorer des dieux
qui n'existaient que dans leur
imagination, parce que les idoles
manigancent, en réalité, l'avènement
triomphal de leurs successeurs, ce qui
nécessite qu'on salue bien bas la
mission des dieux inexistants : ils
servaient, dans l'ombre, de précurseurs
à leurs glorieux continuateurs.
Voici donc l'anguille que nous avons
capturée sous la roche, puisque Xénophon
vantait la sainteté des idoles de son
temps. Prenez-en de la graine et voyez à
quel point les dieux morts ne méritaient
pas la démonstration insolente de ce
qu'aucune d'entre elles n'avait existé -
mais profitons, en passant, de cet
examen de leur puissance et de
l'abondance de leurs bienfaits pour
peser le discours nouveau que nous
tiennent leurs trois successeurs.
Les idoles de l'époque, nous rappelle le
chef de l'expédition des Dix-Mille,
alléguaient l'évidence que la sagesse
suprême de l'Olympe conservait l'univers
dans la jeunesse éternelle que ses
premiers fabricants lui avaient
accordée. Les dieux demeurent
invisibles, disait-il, mais les
merveilles qu'ils produisaient sans
relâche donnaient tout leur éclat aux
cités les plus illustres. De plus, leur
cortège étendait leur providence à toute
la nature et les rendait présents en
tous lieux. Quel rousseauiste avant la
lettre que l'habile élève de Socrate!
Parmi les vivants innombrables sortis
des mains des Bernardin de Saint-Pierre
de l'antiquité, seul l'homme se
distingue des autres animaux par le plus
grand des avantages, celui de disposer
d'une intelligence capable de concevoir
la rutilance des dieux, de sorte que
notre espèce bénéficie d'un amour bien
mérité des idoles qu'elle adore. De
plus, les géniteurs du cosmos ne cessent
de s'adresser à notre espèce par la voix
sacrée de leurs oracles. Mais ils ont
également gravé leurs lois dans nos
cœurs; et jamais leur grâce ne se lasse
de répandre une foule de prodiges et de
présages parmi nous , tellement ils
expriment leur sainte volonté dans nos
rangs.
6 - La modernité
des dieux d'hier
Le grand stratège grec nous enseigne
également que nous ne devons pas nous
plaindre du silence des Célestes qui
veillent sur nous avec tant d'attention.
Il serait vain, le prétexte selon lequel
ils seraient trop grands et trop
célèbres pour s'abaisser jusqu'à notre
minusculité. Certes, leur puissance les
élève à jamais au-dessus de notre
faiblesse, mais leur bonté ne cesse de
nous placer dans leur proximité. C'est
pourquoi, dans leurs saints calculs, ils
demandent qu'on rende un culte local à
chacun d'eux, mais également que notre
piété et nos prières se gardent de toute
la forfanterie et que notre petitesse se
borne à solliciter leur protection et
notre sécurité, parce que nos
sacrifices, qu'ils soient modestes ou
somptueux, doivent reposer sur la seule
pureté de nos cœurs - et cette pureté
est bien plus essentielle à leurs yeux
que la magnificence et la cherté de nos
dons: "Honorez-nous d'abord à nous
obéir, prosternez-vous en tout premier
lieu devant notre image, ne cessent-ils
de nous dire, parce que si vous vous
soumettez docilement à notre autorité,
vous vous montrerez utiles à votre
patrie et à vous-mêmes ."
Dites-moi si les trois successeurs de
dieux aussi sages ont moins de raisons
d'exister dans le vide de l'immensité
que leurs prédécesseurs ! Non seulement,
leur théologie des "merveilles de la
nature" était à l'école de Claudel et de
Chateaubriand, non seulement ils ne
pesaient pas nos offrandes au poids de
la chair et de la graisse des bêtes que
nous leur immolions afin d'acheter leurs
faveurs, mais ils nous enseignaient que
l'homme d'Etat honnête et dévoué à son
peuple, le laboureur qui rend fertile la
terre de son pays et tous ceux qui
s'acquittent pieusement de leur premier
devoir, celui de leur rendre l'hommage
le plus fervent, en seront largement
récompensés - mais seulement ailleurs et
plus tard: "N'entreprenons rien sans les
consulter, nous disent les philosophes
grecs, gardons-nous de nous opposer à
leurs ordres, souvenons-nous sans cesse
qu'ils occupent les lieux les plus
cachés et les plus solitaires et qu'ils
sortent de l'ombre à l'improviste."
7 - De qui les
dieux sont-ils les témoins?
Vingt-cinq siècles plus tard, comment
une Europe un peu plus instruite des
chamailleries du ciel, mais à peine
mieux dirigée se comporte-t-elle à
l'égard de trois Dieux uniques dont les
chicaneries perpétuelles jurent avec la
lettre et l'esprit de la théologie
bucolique de Platon et de Xénophon?
Décidément, si les dieux sont
inégalement civilisés et si aucun
d'entre eux n'existe ailleurs que dans
les âmes et les têtes de leurs fidèles
les plus instruits, nous comprenons
mieux pourquoi ils périssent de se
montrer indignes de la plume de leurs
philosophes et pourquoi ils renaissent
de s'élever quelquefois à la hauteur
d'esprit de leurs plus grands saints et
de leurs penseurs les plus avertis. Les
peuples ont donc raison, comme dit
Pascal, de se donner des témoins plus
avancés qu'eux-mêmes et grand tort
d'ignorer pourquoi et sur quel terrain
ils sont plus sages qu'ils ne le savent.
Mais si l'heure a sonné pour l'humanité
de se trouver informés de sa
responsabilité pleine et entière du cœur
et de la cervelle de ses Célestes, quel
grand siècle que le nôtre : car nos
dieux débarquent enfin dans nos têtes à
la manière dont les poètes de génie
voient, après un long mûrissement, leurs
personnages bondir soudainement hors de
l'écran et venir s'asseoir à leurs côtés
dans les ténèbres de la caverne!
Hélas, que devient l'Europe de la nuit
des intelligences ? Elle professe
d'emblée que l'on ne saurait démontrer
ni qu'un créateur du cosmos existerait,
ni qu'il n'existerait pas et qu'il vaut
mieux, n'est-ce pas, renoncer d'emblée à
le conduire au sépulcre et à le
glorifier en grande pompe - autrement
dit, dormons à poings fermés. Mais, leur
répondent les inspecteurs du ciel des
morts, qu'allez-vous devenir, dormeurs
alourdis parmi vos dieux endormis?
Renoncerez-vous sottement à toute pesée
de la tête et de l'esprit, de vos
idoles, jetterez-vous à la poubelle
toute enquête périlleuse sur le degré de
raison et de déraison dont dispose votre
créateur imaginaire? Comment
sauriez-vous seulement de qui vous
parlez si vous n'éduquez pas un Dieu
plus méritant et plus à l'écoute de
votre cervelle véritable que le vôtre?
Vous jetez votre âme aux orties quand
vous cherchez dans les nues un glorieux
répondant de votre tête, alors que vous
n'adorez jamais qu'un terroriste du
cosmos. Mais comment, dans ce cas,
sauriez-vous seulement ce que vous vous
dites réellement à vous-mêmes si vous ne
comprenez les rouages et les ressorts
des mondes cruels et fabuleux dans
lesquels Adam vous transporte depuis
plus de cent millénaires?
Et puis, cessez de coller dans vos
albums vos Céleste oubliés et de vendre
leurs effigies à la criée, cessez de
vous raconter les uns aux autres les
exploits de vos dieux morts, cessez
d'exposer dans vos musées des moulages
de l'encéphale plus petit que le vôtre
dont disposaient vos ancêtres.
Par bonheur, l'indifférence bien
habillée dont l'intelligence appauvrie
de l'Europe témoigne à l'égard des
radiographies de l'encéphale religieux
du simianthrope, cette indifférence est
trompeuse - elle jette les décodeurs et
les décrypteurs de la raison et de la
folie de notre espèce dans un tragique
fécond, tellement les disciples de
Socrate se rendront plus ardents que
jamais à obéir au maître qui leur répète
, depuis vingt-cinq siècles, que la
pensée est faite pour apprendre à
l'homme à se connaître. Alors que le
monde entier se résigne à passer au
large de la science de l'encéphale de
l'humanité, refusez de vous laisser
déposséder de votre cervelle.
8 - Nos
mannequins d'osier
Mais, se dit le malheureux Samouraï de
la raison, si mes congénères ont décidé
de se cacher la tête dans le sable et de
dormir sur les deux oreilles, il n'est
pas sûr que le dieu de l'Europe du
"Connais-toi" se laissera longtemps
comprimer et qu'il ne fera pas exploser
les têtes qu'il n'aura désertées qu'en
apparence; car il est politique, le
danger de renoncer au travail de Titan
de séparer la raison de la démence.
Sachez
que les Célestes sont des compagnons de
route dont la pesée est riche
d'enseignements sur les tractations et
les négociations des domestiques avec
leurs maîtres, des esclaves avec leurs
tyrans, des citoyens avec leurs Etats,
des idées avec la valetaille des choses,
des principes avec toute leur maisonnée,
bref, riche de la connaissance des
relations de casse-cou que le
simianthrope entretient avec sa
politique et avec son histoire. Jules
César raconte les relations de nos
ancêtres avec leurs dieux d'assassins: "Tout
le peuple gaulois est extrêmement
religieux. (…) Il pense qu'une vie
humaine n'est remboursable que par
l'immolation d'une autre et qu'on ne
parvient à calmer la colère des dieux
immortels qu'à ce prix. Voici le genre
de sacrifices qu'ils ont institué: ils
fabriquent d'immenses mannequins en
osier tressé qu'ils remplissent d'hommes
vivants et ficelés par des branches
flexibles et bien serrées, puis ils y
mettent le feu et les malheureux
périssent environnés de flammes." (De
bello Gallico, Livre VI, 17) A
Paris, la coutume s'est longtemps
maintenue de jeter des paniers remplis
de divers animaux domestiques dans les
feux de la saint Jean; et, le 3 juillet
de chaque année, on brûlait un géant
d'osier dans la rue aux ours, qui se
trouve dans le IIIe arrondissement.
Et
maintenant lisez dans la Lettre
aux Hébreux la suite de cette
histoire de graisse, de chair,
d'assassins et de mannequins d'osier: "Mais
le Christ est arrivé. Ce grand prêtre de
nos félicités à venir traverse une tente
plus vaste et mieux faite que la
précédante, parce qu'elle n'a pas été
fabriquée de nos mains. Ce prêtre est
entré une seule fois, mais une fois pour
toutes dans le sanctuaire, non plus pour
donner le sang des boucs et des veaux au
Tout-Puissant, mais afin de lui fournir
son propre sang, celui qui nous vaudra
notre rachat définitif. Si le sang des
boucs,t des taureaux et des génisses
dont on aspergeait les autels nous
sanctifiaient en raison de l'innocence
de la chair des victimes, combien le
sang du Christ nous purifiera davantage
s'il se trouve offert sans tache à Dieu."
(9, 11-14, trad. Diéguez)
Décidément les tractations de meurtriers
que vous menez dans l'ombre de vos
temples avec les trois marchands
célestes de votre sang étalent vos
secrets sur les places publiques de
votre foi. Pourquoi sont-ils aussi
assoiffés d'une hémoglobine de meilleure
qualité que celle de votre gros et de
votre petit bétail? En un mot, vos
saintes négociations avec de riches
acheteurs de votre cadavre sont
demeurées aussi payantes en espèces
sonnantes et trébuchantes qu'autrefois:
seuls, me semble-t-il, les masques de
mort de vos créanciers des nues se
trouvent mieux apprêtés. Il est vrai que
votre Jahvé et votre Allah ne vous
réclament plus que des moutons, mais
toujours des moutons et encore des
moutons. Et maintenant, votre idole
nouvelle a tellement besoin de se
nourrir de votre chair bien saignante et
de se désaltérer d'une boisson toujours
fraîche qu'il demande aux Gaulois de
changer leur pain et leur vin de chaque
jour en viande et en sang servis à sa
table par ses augures assermentés; et
maintenant le peuple des mannequins
d'osier fait des économies de cuisine
avec son dieu unique: ses prêtres
dévorent son fils tout cru et le
déglutissent à pleines gorgées. Ne
croyez-vous pas un instant que votre
idole mourra toute seule si vous ne la
tuez pas. Mais quel dieu nouveau
descendra-t-il en vous si vous tuez
celui-là? Le renverrez-vous derrière
l'écran, ou bien jaillira-t-il malgré
vous de la pellicule?
Décidément, peuple des Druides, si tu
dors à poings fermés, ce sera l'homme du
"Connais-toi" que tu jetteras dans les
feux de la Saint Jean.
9 - La griffe de
la folie
Décidément, tout philosophe de la
gastronomie cultuelle sera ligoté au
mannequin tressé de la folie du monde.
Quelles rasades que celles du sang de la
folie, quelle potence que celle de la
pensée clouée sur son gibet ! Mais quel
regard de lumière sur l'animal jeté aux
mâchoires de ses sacrifices, quel
éclairage de la denture des fauves ! Vos
gueules dissèquent l'immolateur qu'Adam
est à lui-même! La bête tremble de tous
ses membres sous le soleil de ses
carnages, l'animal exorcise ses
massacres épouvantés, la bestiole fuit
le gouffre du vide et du silence, la
fourmi s'agrippe de toutes ses pattes à
l'ogre qui la mâche et la broie. Mais
c'est à l'école de ses tueurs sacrés que
cet insecte s'est assagi, c'est à
l'écoute des couperets de ses cieux
qu'il a appris à respecter les contrats,
c'est sa panique d' entrailles qui a mis
quelque ordre et quelque justice dans
ses effrois. Va-t-il apprendre à porter
les yeux sur l'univers dont il adore le
boucher, va-t-il plonger son regard dans
un abîme privé d'interlocuteur?
Décidément, le philosophe est un grand
fou: la ciguë dont il donne aux fauves à
boire le poison le plonge dans
l'allégresse. Qu'est-il arrivé à ce
puceron? Serait-il tombé dans les
griffes d'une Folie digne d'un dieu
vivant ? Quelqu'un tâtonne-t-il dans la
nuit que le "Connais-toi" viendra
habiter?
Le 8 juillet 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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