Savez-vous que, depuis la fondation des
républiques, le bréviaire de la raison d'Etat comporte trois
chapitres, dont le premier traite de la Liberté, le second de
l'Egalité et le troisième de la Fraternité ? Mais ces trois
vocables sont à retirer de la gangue du langage de leur temps.
Il serait donc profitable à la saine gestion des affaires
publiques que vous sachiez ce que parler veut dire à votre
époque et que vous vous entendiez sur le sens provisoire des
trois devises qui servent d'oriflammes à la raison politique des
nations dont les dévotions sont devenues démocratiques, puisque
vous avez la responsabilité de tenir la hampe de ces drapeaux
présentement aux yeux de vos peuples et demain sous la plume des
futurs historiens de votre passage d'un instant au timon de
l'Histoire.
Depuis les Grecs
jusqu'en 1905, la liberté démocratique et républicaine se
fondait sur la nécessité qu'éprouvaient progressivement les
civilisations cérébralisées d'accorder une juste préséance à la
faculté de penser droit, donc de donner le pas aux règles de la
logique sur les privilèges intellectuels des religions. Car,
depuis les origines, celles-ci prétendent réfléchir en lieu et
place de tout un chacun, de sorte que leur autorité de type
doctrinal, donc censée venue d'ailleurs, entend imposer aux
peuples les vérités qu'elles ont établies pour leur propre
compte et à l'avantage, qu'elles jugent primordial, du sceptre
d'une divinité. Convient-il de s'attacher à défendre la
prépondérance des opinions du ciel ou de celles des hommes au
sein des Etats et faut-il donner la parole à l'une et à l'autre
partie tour à tour?
Depuis cent cinq ans seulement, vous êtes
réputés vous être délivrés de la magistrature de Zeus. C'est
donc à l'éclat des lumières de votre propre Olympe qu'il vous
appartient désormais de vous acquitter des devoirs, solitaires à
leur tour, de l'intelligence rationnelle dont vous présidez le
tribunal au sein de toutes les nations. Mais si le Saint Siège
de la raison change de toque et de pelisse au gré des
circonstances, quelle sera votre définition de la raison et de
la déraison du monde et sur quelle balance de la justice
allez-vous faire passer en jugement les verdicts de votre haute
magistrature? Comment irions-nous en appel, puis en cassation
contre les arrêts de l'intelligence si le sceptre que vous tenez
entre vos mains était effectivement celui de la raison?
Car vous êtes condamnés à subordonner vos sentences à la
jurisprudence constante que seuls les "vrais savoirs"
sont en mesure de légitimer; mais, dans le même temps, le soleil
qui vous éclaire de ses rayons est celui de vos facultés
cérébrales supposées prééminentes. Comment passeraient-elles
donc également passer pour courantes dans la République et
conformes, par conséquent, aux décisions de tous les citoyens
raisonnables? Tirerez-vous de grands avantages de vos lumières
résolument particulières ou bien, tout au contraire, une
démocratie fondée sur l'éclat de l'astre le plus glorieux, à
savoir la boîte osseuse des ignorants, vous plante-t-elle dans
le pied une épine que vous ne sauriez vous retirer? Je vous vois
privés du secours des premiers intellectuels oraculaires de
l'humanité, qui parlaient au nom des idoles de l'endroit, mais
qui tantôt les abêtissaient à plaisir sous la plume de leurs
notaires du ciel, tantôt s'efforçaient de les rendre le plus
intelligentes possibles pour leur temps.
2 - De l'égalité
Si vous êtes
inquiets de l'enseignement des philosophes sur ce point,
peut-être trouverez-vous quelque réconfort à la lecture du
second chapitre de votre missel, qui découle du premier et qui
confirme le principe de l'égalité qui devra régner entre tous
vos semblables et vous-mêmes. Vous remarquerez en tout premier
lieu que ce volet de votre catéchèse n'est pas aussi redoutable
au premier abord pour la sauvegarde des prestiges attachés à
votre autorité que celui de l'affichage effronté de la liberté
de tout un chacun de penser vigoureusement dans son coin et de
s'asseoir ostensiblement à l'écart de votre trône, parce que,
comme dit Descartes, le sens commun est un brouet dont le genre
humain tout entier se partage le fumet, de sorte qu'il n'est pas
de puissance plus légitime à déguster en ce monde que celle dont
une égale répartition de ses saveurs justifie tous les goûts.
Mais l'auteur du Discours de la méthode ne s'est-il pas montré
bien imprudent à glorifier des senteurs d'une si folle
diversité?
Certes, dira-t-on, la foi ne connaît pas
d'autre égalité face aux prérogatives d'une raison unifiée par
le ciel que celle des plantes, des animaux, des empereurs, des
rois et des étoiles prosternés devant la majesté éternelle du
créateur de l'univers, de sorte qu'il est aisé de faire passer
l'humanité sous la herse exclusive d'un souverain aussi
incontesté ; mais si vous y regardez de plus près, le principe
d'égalité réputé régner entre tous les hommes place entre vos
mains un sceptre aussi digne des dieux que celui dont les
théologies réservent la jouissance à leur divinité; car vos
compatriotes ne seront jamais égaux que devant des mots
abstraits et désincarnés, qui s'appellent maintenant la
République et la Démocratie. Vous demeurerez donc les souverains
absolus de vos vocables. Sachez que les trônes et les autels ne
tarderont pas à vous envier vos vapeurs.
Voyez combien les
guerriers du sens exact des mots - depuis deux millénaires et
demi leur assaut ébranle la citadelle de la confusion d'esprit -
comment ces guerriers se veulent utiles et même hautement
profitables à la science politique. Vous comprendrez mieux
encore la vocation des phalanges macédoniennes de la raison si
vous remarquez seulement que tout Etat et tout gouvernement sont
condamnés à se mettre à l'œil la loupe de l'inégalité entre les
hommes, afin de hiérarchiser leurs sujets à coup sûr, donc à la
lumière de la diversité patente de leur intelligence, de leur
énergie, de leurs talents, de leurs compétences, de leur
formation, de leur dévouement et même de leur génie, de sorte
que vous ne perdrez rien de consubstantiel à la grandeur de
votre fonction à honorer les agenouillements devant des
abstractions que le langage républicain convie à adorer; vous
n'avez donc rien à redouter d'un personnage non moins
inaccessible que vos idéalités, mais colloqué dans un ciel
lointain.
3 - Votre
apprentissage de l'humanité
Examinons le troisième joug que le sacré laïcisé fait peser sur
le cou de la démocratie du verbe républicain, la Fraternité. A
l'origine, il s'agissait seulement de remplacer la bonté de Dieu
et les bienfaits que sa charité accordait à ses serviteurs -
gratuitement selon les uns, au prix fort des redevances bien
calculées par l'Eglise selon les autres - de remplacer, dis-je,
cette manne mystérieuse par la propension supposée naturelle et
spontanée de vos compatriotes à se reconnaître tous entre eux
pour des frères et à se saluer comme tels tous les jours "que
Dieu fait" , comme on disait. Comment ne pas se secourir
mutuellement au nom d'un vocable aussi évangélique?
Ici encore, il n'y a pas lieu de vous
imaginer que vos hosties républicaines seraient menacées. Et
pourtant, vous devez commencer de vous demander si vos égaux se
montreront plus fraternels les uns à l'égard des autres pour
s'être mis à l'écoute de leurs nouvelles dévotions plutôt qu'à
l'école du souverain redoutable dont ils craignaient les
marmites infernales. Les promesses du salut par l'intercession
des idéalités de la démocratie suffiront-elles à faire monter
dans les cœurs les effluves d'une charité plus céleste que ceux
dont un sceptre inculquait les vertus à des dévots tremblants?
Voyez - j'y reviens - combien la pesée
comparée à laquelle les philosophes soumettent les credos des
fidèles du ciel et ceux des croyants au vocabulaire séraphique
de votre République vous contraint à porter un regard
d'anthropologues précautionneux et même soupçonneux sur
l'angélisme viscéral du genre humain tout entier ; car voici que
le scannage du cœur et des entrailles du suffrage universel vous
conduit à vous poser la question de savoir qui, de la raison ou
de la religion, frappe d'estoc et de taille avec le plus de
succès l'ennemi des nations que vous avez à combattre.
L'indiscipline civique et l'insoumission des peuples à votre
autorité sont-elles des pieuvres plus faciles à étêter par la
force et la peur que par le langage du cœur?
Vous voici mis
par les hommes du "Connais-toi" sur le chemin plein d'embûches
de la pesée de l'obéissance en politique. Car d'ores et déjà, il
ne vous suffit plus de choisir les meilleurs instruments de
votre règne et, comme on dit, pour le plus grand bien de vos
sujets; d'ores et déjà il vous appartient de déposer
l'intelligence et les croyances sur les plateaux d'une balance
difficile à construire, celle qui pèsera l'histoire du monde à
la lumière d' une éthique imposée d'en haut ou innée; d'ores et
déjà il vous appartient de vous enquérir des moyens de juger les
âmes et les têtes; d'ores et déjà il vous faut comparer les
armes de l'intelligence humaine avec celles que les ancêtres
s'acharnaient à attribuer à leurs dieux. Apprenez à mettre en
balance leur efficacité respective dans l'arène d'une histoire
universelle placée en porte-à-faux à son tour et qui ne cesse de
vous demander de préciser la place que vous êtes appelés à y
occuper.
4 - La fraternité et la politique
En
vérité, la fraternité est le cœur de la politique, donc la
géhenne dans laquelle vous vous trouvez précipités. Car ou bien
vous transportez les peuples dans le paradis de la charité des
laïcs et vous les livrez au ciel des utopies, dont les deux
branches s'appellent la fainéantise et la fureur ; et sitôt que
vous combattrez la première, vous verrez la seconde vous opposer
les fourches d'un évangélisme armé jusqu'aux dents et qui vous
rappellera que la souveraineté du peuple est celle de sa
paresse. Mais les apories de la fraternité vous renvoient
également à la guerre des dieux, tandis que les ravages opposés
de la sécheresse de cœur sont à ce point mortifères que, depuis
des millénaires, toute la politique repose sur le débarquement
de la fraternité dans l'histoire. A chaque couronnement, le
clergé récitait une formule que les démocraties modernes ont
reprise mot à mot: "Que le Roi réprime les orgueilleux, qu'il
soit un modèle pour les riches et les puissants, qu'il soit bon
envers les humbles et charitable envers les pauvres, qu'il soit
juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il travaille à la paix
entre les nations."
Vous voici face à
votre tâche véritable: si le genre humain ne se laisse assagir
ni à l'école de la fraternité, ni à l'école de la tyrannie, ne
pensez-vous pas qu'il vous appartient d'observer les peuples
avec d'autres lunettes que celles du rêve et du sceptre alternés
et de l'étudier à l'école des philosophes qui, depuis Platon, se
veulent des peseurs du crâne de leurs congénères, donc des
anthropologues?
-
Lettre ouverte à Jean-Luc PUJO,
Président des clubs
"Penser la France",
L'arme nucléaire et
l'anthropologie critique du XXIe siècle,1er
février 2010
Mais pour cela, Messieurs les chefs d' Etat, c'est la véritable
histoire de la philosophie qu'il vous faut apprendre à lire,
tellement cette discipline ne se rend intelligible qu'à l'école
de la méthode qui permet de la raconter et de mettre sa
signification en évidence; et si vous la déchiffrez à l'école
des pédagogues de votre République, vous ne raconterez jamais,
comme dit Shakespeare, "qu'une histoire pleine de bruit et de
fureur dans la bouche d'un idiot".
5 - La pesée de l'encéphale de notre
espèce
Si
nous chaussons les lunettes d'une véritable histoire de la
philosophie, que vous enseignera l'histoire de la fraternité ?
Que le ciel arme plus efficacement les princes du glaive de la
peurque de celui de la raison, parce que l'adage des Grecs n'a
jamais été réfuté, selon lequel "la peur des dieux est le
commencement de la sagesse". Mais la science, elle, s'est
toujours nourrie des attentats d'une raison sûre de ses
prérogatives face aux pouvoirs stupides et contrefaits des dieux
quand leurs hommes de génie les ont abandonnés en chemin. Je
vous mets au défi de me citer un seul savant qui aurait fait
progresser d'un pouce les vrais savoirs de son temps pour s'être
mis à l'écoute du ciel abêti de ses congénères. Au contraire,
aujourd'hui encore, les trois dieux dits uniques vous
interdisent de décrypter vos propres secrets, alors que vos
idoles exposent vos entrailles sur les places publiques de votre
espèce de raison.
Messieurs les
chefs d'Etat, soixante-dix après la mort de Freud, existe-t-il
une seule chaire de psychanalyse anthropologique des religions
dans vos universités laïques? Mais pourquoi allez-vous jusqu'à
vous concerter afin de persévérer dans votre volonté affichée
d'ignorer les raisons pour lesquelles les Etats adorent le plus
délibérément du monde des personnages qu'ils savent imaginaires
et dont la taille et la complexion sont si diverses, pourquoi
tenez-vous si fort à paraître ignorer pourquoi vous vous mettez
en quatre pour vous fixer un bandeau sur les yeux, sinon parce
que, dans le cas où la question de l'existence de Zeus serait
clairement posée au sein de vos Républiques, votre démocratie
mondiale apprendrait enfin pourquoi, depuis le paléolithique,
vos idoles s'accordent entre elles pour la défense de leur
monopole le plus décisif aux yeux de tous les peuples de la
terre, celui de la nécessité absolue dans laquelle elles croient
se trouver de se faire offrir des sacrifices bien rémunérés et
dûment calqués sur ceux que vous demandez à votre tour à vos
sujets de s'acquitter à votre égard.
En vérité, votre culte d'une fraternité à
laquelle les sacrifices servent de ciment politique tend ses
bras charitables à la liberté et à l'égalité; puis ces trois
divinités se pelotonnent autour d'un autel commun n, de telle
sorte que si votre Liberté n'était pas égalitariste et si votre
égalitarisme n'était pas fraternel, vous ne disposeriez pas du
Saint Esprit qui rassemble votre trinité en un faisceau sacré.
Mais quelle menace, n'est-il pas vrai, pour
tous les chefs d'Etat du monde que de laisser la raison
poursuivre le chemin propre à la pensée philosophique parmi les
tonneaux de poudre de la cécité théologique! Comment
accorderez-vous la vie sauve à l'intelligence du "Connais-toi",
donc à l'esprit critique, si cette faculté socratique devait
vous faire découvrir les arcanes cultuels de la politique ? Si
vos détecteurs des secrets du sacré, qu'on appelle les
philosophes, vous privaient du moteur politique des Etats et des
Olympes, qui n'est autre que le tribut du sacrifice qu'ils
réclament d'une seule et même voix à l'Histoire, comment la
République saurait-elle qu'elle honore les autels de trois dieux
en majesté, la Liberté, l'Egalité et la Fraternité et que ces
trois divinités doivent être disséquées au scalpel? Mais si vous
prenez le parti opposé et si vous frappez Socrate d'interdit,
votre responsabilité sera de mettre un terme définitif aux
progrès de tous les savoirs et de toutes les sciences sur cette
planète, tellement il n'est plus permis d'avancer d'un pas dans
la connaissance du genre humain sans apprendre au préalable à
peser l'encéphale de notre espèce.
6 - La
responsabilité intellectuelle des chefs d'Etat modernes
Vous voici en
charge de votre apprentissage de l'histoire du cerveau de la
France ; et si vous l'apprenez de travers sur les bancs de
l'éducation nationale, jamais vous n'en saurez le premier mot;
mais, dans ce cas, vous serez livrés au double naufrage des
Etats relativement pensants que vous avez sous les yeux et de la
raison politique traditionnelle, qui vit ses derniers jours;
car, d'un côté, vous ligoterez les sciences de l'homme dans les
bandelettes semi théologiques des idéalités que vous aurez
sacralisées, de l'autre, votre laïcité subrepticement dévotieuse
entrera en agonie du seul fait que, depuis Périclès, le pouvoir
populaire en appelle secrètement à des individus supérieurs,
donc, en dernier ressort, à l'audace des Prométhée de la
connaissance rationnelle, puisque seule l'échelle des
intelligences structurera, au sein des Etats, les pouvoirs
indistincts et non encore hiérarchisés issus des agora confus.
Achèverez-vous donc de jeter la République de la raison à la
fosse, écouterez-vous un séminaire de moribonds de la science
politique, refuserez-vous de radiographier les totems dans la
postérité de Hume, de Kant, de Freud, de Darwin, nous
offrirez-vous le spectacle du dépérissement des travaux sur
l'état actuel de l'évolution de l'encéphale de l'humanité, nous
préparerez-vous au grand retour des autels, ou bien vous
résignerez-vous à confesser que la pensée est sacrilège ou n'est
pas?
Sachez qu'il serait erroné et même oiseux
d'étudier l'histoire de notre boîte osseuse sur les millénaires
lourdement enténébrés des ancêtres, alors que notre matière
grise progresse modestement, certes, mais d'un siècle miraculé à
l'autre chez les spécimens pré-sélectionnés qui se pressent en
rangs de plus en plus serrés à chaque génération aux portes de
nos temples de l'exception. La dernière sorcière brûlée vive le
fut en 1782 dans le canton protestant de Glaris en Suisse. En ce
temps-là, l'homme moyen se sentait encore globalement beaucoup
plus proche de l'animal que de nos jours, où il est devenu si
difficile, Messieurs les hommes d'Etat, de vous démontrer le
parallélisme évident entre les comportements faussement
belliqueux des chimpanzés et les vôtres à la tête des Etats
nucléaires.
-
Lettre ouverte à Jean-Luc PUJO,
Président des clubs
"Penser la France",
L'arme nucléaire et
l'anthropologie critique du XXIe siècle,1er
février 2010
Aussi la peine de
mort appliquée en toute modestie à nos frères inférieurs
n'est-elle tombée en désuétude qu'au cours du XVIIIe siècle. Le
dernier modèle d'un type d'exécution égalitaire et fraternel
avant la lettre est celui d'un chien qui fut jugé et pendu en
toute légalité pour avoir participé à un vol et à un meurtre, à
Délémont en Suisse, en 1906. Lorsque les codes pénaux de
l'époque appliquaient la peine capitale à une truie, on
l'habillait décemment de vêtements confectionnés à son usage par
un bon tailleur. Ses pattes bien garrottées la maintenaient
fermement sur l'échafaud, tandis que l'exécuteur lui fixait la
corde autour du cou. En face de l'animal abasourdi de ce
traitement insolite, se tenait le greffier bien couturé, lui
aussi, qui lisait gravement la sentence des juges sur un
rouleau.
Quel ridicule,
Messieurs les chefs d'Etat, de remonter à l'âge de pierre, alors
que le XXe siècle nous apporte si généreusement des documents
tout frais sur l'état actuel de l'encéphale de l'humanité!
Prenez le mythe de la transsubstantiation eucharistique, dont la
sottise se trouve massivement dénoncée depuis plus d'un demi
millénaire et que rejettent désormais des dizaines de millions
d'encéphales un peu plus avertis que les autres. Mais
nierez-vous que la question soit devenue du ressort d'une
anthropologie critique, donc de la compétence de la politologie
de demain au sein des Etats les plus modernes, en raison de la
persistance extraordinaire de la croyance en ce prodige chez un
demi milliard de nos congénères cérébralisés dans les écoles des
Républiques ? Quels sont les ultimes secrets psychobiologiques
de la théophagie chrétienne aux yeux de vos Etats?
7 - La
foi et la culture.
Croyez-vous vraiment, Messieurs les chefs d'Etat des
démocraties, que le XXIe siècle pourra se permettre longtemps
encore d'ignorer les secrets des chromosomes du sacré? Certes,
vous vous défausserez sur le refus obstiné des sciences humaines
de notre temps de l'apprendre, et pour cela, vous invoquerez une
vertu de la peur qui tombe à pic - l'obscurantisme craintif des
modernes, s'appellera la tolérance. Quelle tiare que
celle des floralies culturelles d'une République du renoncement
terrorisé à la marche de la planète vers les vrais savoirs, quel
spectacle que celui des funérailles effrayés de la philosophie
sous le sceptre de la démocratie française! Mais si vous ne
retirez in extremis une pensée rationnelle encore
respirante dans lequel un XXe siècle acéphale l'a asphyxiée,
jamais vous ne résisterez au péril des retrouvailles de l'Europe
avec les autels; et vous les verrez débarquer avec armes et
bagages dans l'arène du monde, où ils défendront leur lopin au
nom même de leurs droits doctrinaux subrepticement retrouvés
sous le vêtement trompeur des cultures étêtées que votre raison
leur aura accordés à point nommé.
Ne vous y trompez pas, le Saint Siège a
compris que ce cheval de Troie est l'arme du sauvetage des
autels, ne vous y trompez pas , Rome est revenue à Symmaque, qui
défendait face à saint Ambroise la présence sacrée de la statue
de Victoire dans l'enceinte du Sénat au nom des droits
inaliénables des peuples à défendre leur dieux au nom de leur
culture, ne vous y trompez pas, les sorciers ont plus d'un tour
dans leur sac et les religions plus d'une corde à leur arc.
D'abord, elles vous feront gentiment remarquer que Bossuet n'est
pas Jean de la Croix, que Tertullien et saint Augustin ne jouent
pas du même instrument, que le violon de saint Ambroise le
préteur faisait monter des parfums séraphiques de l'autel du
sacrifice de sang des chrétiens et qu'il faut laisser les poètes
déguster les hosties. Mais si vous échouez à porter l'attention
de la raison du monde sur le noyau dur de toutes les croyances -
la rançon des immolations fondatrices du politique - vos
sciences de l'homme et de ses extases ne progresseront plus d'un
pas.
Par bonheur, il
existe des catéchismes. Sachez, Messieurs les chefs d'Etat, que
le vrai et le faux y sont minutieusement consignés. Il vous
faudra apprendre à la République à définir une religion à la
lecture du traité des affaires du ciel et de la terre dans
lequel elle s'explique clairement et sur tous les articles de sa
foi. Si vous vous y refusez, voyez dans quelle confusion mentale
vous serez précipités à votre tour: vous tenterez d'alléger la
tâche des candidats au doctorat en droit au prix de leur
renoncement à l'étude du code civil. Mais un vrai chef d'Etat ne
saurait se résigner à piloter une civilisation désireuse de ne
laisser nulle trace digne de mémoire dans l'histoire du cerveau
de l'humanité.
8 -
Chronique de l'histoire de l'encéphale des Français
Le
10 février 1638, Louis XIII voue à la Vierge Marie "notre
personne, notre Etat, notre couronne et tous nos sujets".
Les résultats politiques de cette sainte stratégie ne se sont
pas fait attendre: après quatre fausses couches et vingt-deux
ans d'un mariage stérile Anne d'Autriche accouche enfin, le 5
septembre 1638, d'un enfant conçu le 5 décembre 1637 à
l'occasion d'un passage inopiné du roi au Louvre, le mauvais
temps ayant contraint ce chasseur à faire un détour.
Le
7 juin 1654, jour du sacre de l'enfant du miracle, "le comte
de Vivonne, premier gentilhomme, enlève au Roi sa robe d'argent,
le duc de Joyeuse, grand chambellan, lui chausse les bottines de
velours, Monsieur le duc d'Anjou, lui met les éperons d'or; puis
l'officiant bénit l'épée royale, qui est censée être celle de
Charlemagne. L'évêque de Soissons prend le saint chrême et
pratique sept onctions." (Louis XIV, par F.
Bluche, Fayard 1985) Un siècle environ plus tard, Voltaire
déclarait que Dieu existe parce que l'univers serait une horloge
et qu'il lui faut un horloger. Un siècle encore et le crâne de
Charles X reçoit à son tour la couronne. Le roi de France n'est
pas seulement "de droit divin", il est l'"oint du
Seigneur" et le Messie, comme jadis le roi David. Ce
prédestiné dispose en outre du titre de "fils aîné de
l'Eglise" depuis Clovis, donc de fils du Très Haut, de
pasteur des peuples, de bras droit du ciel et de premier des
rois de la terre. C'est pourquoi sa poitrine, ses pieds, ses
mains, ses narines, ses paupières, reçoivent le saint chrême
quelques années seulement après la prise de la Bastille; et
c'est également la raison pour laquelle la loi de 1905 sépare
l'Eglise de l'Etat, mais ne réfute en rien la décision de
Napoléon selon laquelle "le peuple français proclame
l'existence de Dieu".
Aussi une question nouvelle vous est-elle posée en ce début du
IIIe millénaire: légitimerez-vous l'édit de Nantes de 1598 au
nom de la "liberté de conscience" et condamnerez-vous sa
révocation, bien que dix-neuf millions de Français en furent
complices le 16 octobre 1685? Dans ce cas, quel est le statut
théologique de votre France? Comment la République laïque
siège-t-elle dans votre tête? L'éclairerez-vous de la seule
lumière de la "liberté de conscience" de Voltaire, qui
n'était nullement informé des enjeux anthropologiques, donc
politiques, de la croyance aux mythes sacrés? Quelle sera la
nature de votre retard intellectuel en ce début du IIIe
millénaire? On ne saurait reprocher à Louis XIV de ne pas s'être
demandé ce que signifie le mélange du dogme de la présence
corporelle et de la présence symbolique de la chair et du sang
de la victime humaine physiquement censée se trouver immolée sur
l'autel à chaque messe; mais en 2010, les chefs d'Etat modernes
peuvent-ils afficher une inculture philosophique et
anthropologique et un retard cérébral qui les renverrait à l'
argumentation déiste superficielle du XVIIIe siècle, qui a rendu
Voltaire inconséquent, puisqu'il prêche à la fois la tolérance
et les rages de l'intelligence? Car, l'article
Transsubstantiation de son Dictionnaire philosophique
fait frémir notre "tolérance": "Non seulement un Dieu
dans un pain; mais un Dieu à la place du pain; cent mille
miettes de pain, devenues en un instant autant de Dieux cette
foule innombrable de Dieux, ne faisant qu'un seul Dieu ; de la
blancheur, sans un corps blanc, de la rondeur, sans un corps
rond ; du vin, changé en sang, et qui a le goût du vin; du pain
, qui est changé en chair et en fibres, et qui a le goût du
pain; tout cela inspire tant d'horreur et de mépris aux ennemis
de la religion catholique, apostolique et romaine, que cet excès
d'horreur et de mépris, s'est quelquefois changé en fureur."
Mais si la "liberté de conscience" n'est que la
légitimation masquée d'un sacre arbitrairement laïcisé et si son
seul résultat politique est d'accoucher de la décérébration des
temps modernes, est-il permis aux dirigeants des démocraties
rationnelles d'invoquer les verdicts du suffrage universel afin
de se priver des conquêtes de l'intelligence scientifique
d'aujourd'hui, ou bien, tout au contraire, une gestion des
affaires publiques qui ne ferait pas débarquer le décryptage de
nos cellules grises dans le champ des responsabilités politiques
des Etats nous fera-t-elle retourner au Moyen Age?
9 - Brève
histoire du cerveau de la France
Après un intermède de quinze siècles, la France symbolise,depuis
un demi millénaire seulement, une portion devenue relativement
pensante du genre humain. Mais au Moyen Age déjà, Rome voyait "le
pain de la foi monter dans le four de l'école de Paris",
bien que la faculté de théologie de la Sorbonne, qui passait
alors pour le laboratoire mondial de l'intelligence chrétienne,
fût demeurée divisée entre les défenseurs du concept, qu'on
appelait les "realistes", parce qu'on croyait à la
réalité substantielle des idées, et les "nominalistes"
qu'on appellerait aujourd'hui les existentialistes, parce
qu'ils attribuaient davantage de réalité aux individus qu'aux
abstractions forgées par le langage. C'est que l'époque
illustrait les apories philosophiques et anthropologiques liées
au mythe de l'"incarnation de la vérité", celle que les
monarchies de droit divin étaient censées substantifier de
siècle en siècle. Aussi, l'Etat faisait-il corps avec
l'encéphale théologique de l'humanité de l'époque.
Mais, dans ces conditions, il était inévitable que la
Renaissance mît fin à l'hégémonie intellectuelle de la France en
Europe, et cela du seul fait que le christianisme avait cessé
d'imposer son axiomatique à la planète civilisée. Certes,
François 1er avait compris l'enjeu immense de la redécouverte de
la littérature antique et il avait fondé le "Collège des
trois langues" dans cet esprit; mais l'affaire des Placards
l'a contraint à sévir contre les profanateurs publics des
prodiges dont la cérémonie de la messe est peuplée. Il était
impossible de ne pas tenter de sauvegarder l'unité cérébrale de
la nation face à un schisme politico-religieux dont il était
inévitable qu'il allait irrémédiablement scinder le cerveau du
royaume en deux camps inconciliables. La même difficulté s'est
présentée en Espagne, où Charles Quint a fini par sévir contre
les érasmiens sous la pression des Franciscains, parce que la
mentalité espagnole faisait tomber l'évangélisme exalté de la
Réforme dans l'illuminisme convulsionnaire.
10 - Les malheurs de la philosophie
française
Si le XVIe siècle
français n'a pas été philosophique - seul Montaigne a préparé la
voie à un retour discret au "Connais-toi" socratique - et si le
XVIIe ne l'est devenu que dans les deux dernières décennies,
c'est parce que le jansénisme a pris la relève de la scission
protestante du XVIe siècle. Quand, au XVIIIe siècle, la guerre
de la raison a pu reprendre son cours démythificateur, la France
a paru être redevenue la tête pensante du monde. Mais il n'était
plus possible à l'Etat de se présenter en partie prenante dans
la guerre des intelligences, et cela d'autant moins que les
Jésuites, très ouverts aux idées démocratiques en raison de leur
culte pour la République romaine avaient été chassés du royaume
en 1763 par Louis XV.
Voir -
Certus odor dictaturae, Lettre
ouverte aux Français juifs de mon pays, 1er
septembre 2009
Quant, au XIXe
siècle, outre qu'il connut le retour que l'on sait à la
monarchie absolue avec Charles X, puis deux règnes décidés à
renforcer les pouvoirs de l'Eglise - la Restauration et Napoléon
III - la pensée philosophique européenne avait émigré pour
longtemps vers l'Angleterre protestante avec Hume , successeur
de Locke et des empiristes du XVIIIe siècle et en Allemagne avec
Kant et Hegel.
C'est que la philosophie française était condamnée à demeurée
superficielle, faute d'avoir passé par l'épreuve préalable de la
démythification partielle des protestants, de sorte qu'elle a
usé vainement ses forces à réfuter des sottises . On s'épuise
pour rien à combattre des dogmes absurdes par nature et par
définition, comme en témoigne Voltaire tout entier, qui réfute
l'eucharistie avec la rage citée plus haut, tandis que le
protestantisme genevois conduisait indirectement, mais
inévitablement à une pesée du tragique d'une humanité dont
l'encéphale se trouve colloqué dans un vide pascalien. Certes,
on était encore loin d'une mise en question vertigineuse des
fondements de la logique d'Aristote et de la science
expérimentale dans la pensée magique, ce qui pourrait
réhabiliter l'intuition des mystiques, notamment le thème de la
"nuit obscure de l'entendement" d'un Jean de la Croix.
Mais en tant qu'Etat, la France laïque pouvait d'autant moins
s'engager dans la défense d'une pensée philosophique à la fois
rationnelle et radicalement dérélictionnelle que son
intelligentsia courait vers une réflexion politique de gauche.
Cette fille naturelle tant de la Révolution de 1789 que de
Victor Hugo et de Zola qui allait inexorablement se perdre dans
l'utopie d'un "processus historique" de type
eschatologique et inconsciemment calqué sur le finalisme d'une "rédemption".
De plus, les progrès de la connaissance de la matière plaçaient
désormais bien davantage l'avenir des sciences exactes au coeur
du problème de la connaissance qu'au XVIe siècle avec la
révolution copernicienne.
Puis, l'effondrement du Second Empire a porté les derniers
philosophes français à s'interroger sur les causes politiques de
la défaite de 1870, avec Hippolyte Taine et même Renan, plutôt
qu'à la pesée de la nature de la boîte osseuse de l'humanité.
La Vie de Jésus de Renan de 1863, qui fit perdre à
l'historien sa chaire au Collège de rance, était en retard, sur
le plan méthodologique, sur la Vie de Jésus de
David Strauss (Das Leben Jesu), paru en 1835 et
traduit en français par Emile Littré entre 1839 (tome 1) et 1853
(tome 2). Renan donnait dans le romantisme et le bucolisme de
Rousseau, tandis que Strauss était du moins hégélien.
A l'exception de
Bergson, le seul philosophe français qui tenta d'interpréter le
darwinisme dans une vision évolutionniste du spiritualisme - et
qui finit par se convertir au christianisme - la philosophie de
langue française du XXe siècle s'est montrée incapable de peser
les conséquences anthropologiques des trois évènements centraux
qui ont apposé d'avance leur sceau sur tout le XXIe siècle,
l'évolutionnisme, le bouleversement de la physique mathématique
consécutive à la découverte de la relativité générale et
l'exploration d'un continent inconnu, l'inconscient.
Et pourtant, on a
peine à imaginer une révolution intellectuelle plus susceptible
de réveiller le génie philosophique de l'humanité que de mettre
sans dessus dessous l'histoire biologique de notre espèce, puis,
cul par-dessus tête, la logique d'Euclide et d'Aristote et enfin
de citer la conscience dite claire à comparaître devant un
tribunal de l'inconscient qui allait soumettre à ses verdicts
les décisions de justice d'une raison autrefois impavide et
d'une lucidité secrètement domestiquée en sous-main par
l'effroi.
11 - Le tournant humien de la pensée
philosophique mondiale
En
vérité, c'était rien de moins que le pilier commun à la
philosophie et aux sciences de la nature qui tombait en ruines à
la suite de l'effondrement du principe de "causalité
explicante". Hume démontrait que seule l'habitude des
animaux de voir un événement succéder constamment à un autre
fait imaginer au simianthrope un "lien de causalité"
mythique entre eux. Kant se voyait contraint d'en prendre acte :
aucune analyse des faits ne conduit la science expérimentale à
la découverte de ce fameux "lien parlant", de sorte qu'il
a fallu le supposer auto locuteur et inné. Mais, du coup,
l'intelligible, donc la compréhensibilité, se trouvait à nouveau
défini à l'école du mythe selon lequel l'expérience répétée et
aveugle serait rationnelle. Pourquoi ne se demandait-on pas
pourquoi, à l'instar des autres espèces, la nôtre rend loquace
ce qui lui profite?
On comprend qu'à
cette profondeur du tragique cérébral simiohumain, les Etats se
trouvaient frappés de plein fouet et que la République française
ne pouvait encourager la pensée philosophique d'avant-garde sur
le même modèle que la royauté et le Saint Siège s'étaient
trouvés associés sous la monarchie de droit divin. Mais à partir
du moment où le moteur nouveau et prometteur d'une résurrection
de la pensée philosophique - la laïcité - conduisait à l'oubli
de ses fondements dans la pensée encore semi rationnelle du
XVIIIe siècle et faisait eau dans un culturalisme aveugle, vous
vous voyez reconduits tout droit au retour triomphal des mythes
sacrés.
Du coup,
Messieurs les chefs d'Etat, une évidence politique aveuglante
s'impose à vous, à savoir que la question posée aux démocraties
d'aujourd'hui est de savoir si elles peuvent se priver des
dieux, ces pilotes imaginaires du cosmos que les ancêtres
avaient amadoués à l'école de leurs rituels et de leurs
cosmologies mythiques. Car, dès lors que la ruine du sacré
traditionnel ne fait plus progresser la pensée philosophique,
donc la raison du genre humain, la responsabilité historique que
tout gouvernement fondé sur le suffrage universel vous impose
exige que vous preniez en charge une politique du destin de
l'encéphale de la France, tellement votre interdiction larvée
d'approfondir le "Connais-toi" conduit vos républiques demeurées
pseudo rationnelles à remettre en selle les mythes religieux à
coup de bénédictions des simples cultures.
12 - L'avenir de l'ironie socratique
Voici la
stratégie que je vous suggère: puisque la scission des
encéphales entre des savoirs officialisés par le catéchisme
trompeur des démocraties idéalisées ou par des orthodoxies
religieuses dites révélées ne cesse de s'approfondir, puisque ce
hiatus a pris désormais des proportions comparables au cratère
qu'a connu le XVIe siècle - en ce temps-là, tout le monde voyait
le soleil tourner autour de la terre, tandis qu'une maigre
poignée de coperniciens prêchait la giration de la terre autour
du soleil - ne seriez-vous pas bien inspirés, Messieurs les
chefs d'Etat du IIIe millénaire, de creuser encore davantage cet
abîme et de le proclamer provisoirement bienvenu, puis, par un
retournement astucieux de votre stratégie de changer la fissure
en un gouffre plus abyssal que le précédent?
Je m'explique.
Vous échouerez de toutes façons à prétendre protéger le monde
entier des féconds sacrilèges que les nouveaux hérétiques vous
préparent; car l'existence même des sciences humaines
iconoclastes dépend désormais exclusivement de l'audace de
profanateurs qui se moqueront bien de votre autorité. Quand les
nouveaux explorateurs de la condition humaine auront percé les
ultimes secrets du cerveau de notre espèce, leur profondeur vous
condamnera à vous rendre un peu moins ignorants que vous ne
l'êtes demeurés, hélas, au siècle de Freud et de Darwin.
Construirez-vous alors une cité mystérieuse, dans laquelle les
anthropologues profanateurs de demain mèneraient leurs
recherches à l'abri de tous les regards?
Dans ce cas,
croyez-vous que le résultat de leurs découvertes ne se répandra
pas aussitôt dans le public et bien davantage que
l'héliocentrisme impie du XVIe siècle ou l'équation dévastatrice
e=mc² d'Einstein de 1904 ? Souvenez-vous de l'échec de l'empire
soviétique, qui avait pris le plus grand soin d'isoler les
scrutateurs des ultimes secrets de la matière et qui les avait
précautionneusement enfermés dans une ville mystérieuse à
laquelle seuls les initiés avaient accès. Mais sachez que les
enquêtes des anthropologues sur les cosmologies mythiques dont
les évadés délirants de la zoologie s'alimentent depuis des
millénaires sont les bombes nucléaires du IIIe millénaire.
Que se
passerait-il si toutes les espèces animales devenaient parlantes
et donc effarées de se trouver livrées sans maître ni tutelle au
vide et au silence éternels de l'immensité? Sans doute se
donneraient-elles un souverain invisible, vaporeux et privé de
corps. Mais ensuite, ce personnage sans pattes et sans toison se
choisirait une femelle dans chaque espèce et donnerait un fils
unique à chacune afin de doter tous les animaux de la création
d'un spécimen parfait, qui attesterait de leur filiation avec le
géniteur du cosmos. Puis, les bénéficiaires de ce prodige se
rueraient sur cette progéniture miraculée afin de boire son sang
et de dévorer sa chair de génération en génération, afin de
s'identifier à leur père mythique.
Messieurs les chefs d'Etat, quel petit garçon que Voltaire, qui
écrivai : "Ils mangent et boivent leur Dieu, ils chient et
pissent leur Dieu". Mais vous, qu'allez-vous faire d'une
espèce qui se met davantage à l'abri des victoires de la raison
que les géocentristes du XVIe siècle, qu'allez-vous entreprendre
dans l'ordre politique si vos anthropologues vous enseignent à
observer des animaux théophages, qu'allez-vous entreprendre si
l'abîme qui sépare l'encéphale des classes dirigeantes des
démocraties du cerveau des savants ès idoles vous condamne à
donner son vrai sens à une laïcité dont vous vous réclamez
seulement du bout des lèvres?
13 - Les cardiologues des idoles
Messieurs, il existe un géocentrisme et un
héliocentrisme des temps modernes. En bons stratèges du destin
de l'esprit humain, songez que vous vous trouvez d'ores et déjà
dans l'incapacité d'élever le niveau moyen des savoirs et de
l'intelligence de la population française, parce que les écoles
publiques de votre République s'y refusent.
Pourquoi la loi
de 1905 ne vous a-t-elle pas permis d'initier le peuple aux
secrets des mythologies sacrées, pourquoi exposez-vous toutes
les théologies de la terre dans les parcs d'attraction de votre
culture mondialisée par des amulettes, pourquoi légitimez-vous
les cierges d'un côté, tandis que, de l'autre, vous ne mettez
plus d'ex-votos entre les mains des enfants dès leur âge le plus
tendre, sinon parce que vous n'avez plus de philosophie de
l'homme et de son histoire et que vous croyez, comme au Moyen
Age, que l'art de gouverner n'a en rien à se préoccuper des
progrès de la connaissance scientifique de l'humanité? Mais je
vois que vos législateurs se montrent de plus en plus
embarrassés par la profondeur des ténèbres dans lesquelles leur
ignorance les a précipités et qu'ils s'apprêtent, ils ne savent
pourquoi, à interdire aux musulmanes le port de la burqa, je
vois que vos hommes de loi pseudo rationnels se révèlent
empêtrés dans leur indifférence même à l'égard de ce qui se
passe dans la tête des gens. C'est pourquoi leur semi raison se
scandalise exclusivement du spectacle des étoffes noires qui
témoignent jusque dans la rue, d'un délire respectable sous une
forme moins concentrée. Où l'enseignement de la raison s'est-il
arrêté dans vos démocraties de séminaristes de la République si
votre prétendue éducation nationale n'a cure que de l'étalage
des talismans dans la capitale ?
14 - Une politique des encéphales
Messieurs les chefs d'Etat, ne croyez pas que
la science de l'homme progressera sans que l'abîme entre les
savoirs traditionnels et les savoirs nouveaux ne mette en péril
les vérités que vous avez convenu de parquer depuis des
millénaires dans l'enceinte de votre "sens commun". Car la
philosophie est une discipline politique. Depuis Platon elle ne
cesse de vous rappeler que la spécificité de la raison dite
politique est de qualifier de vrai ce qui se révèlera profitable
un instant à une population et à des dirigeants aveugles, tandis
que la science et la pensée séparent fermement le vrai des
fruits de l'imagination délirante des ignorants et des sots.
Mais laisserez-vous ces ignorants et ces sots se présenter sous
le vêtement des Etats, ou bien l'incompatibilité de nature entre
la définition philosophique et la définition religieuse et
politique du vrai et du faux vous rappellera-t-elle qu'elle
régit l'histoire des semi évadés du règne animal depuis les
temps les plus reculés ? Telle est la raison pour laquelle toute
la question est désormais de se souvenir que, sur le long terme,
la vérité des philosophes est politiquement plus profitable aux
Etats que leurs erreurs et les vôtres confondus.
Certes, le discours de l'erreur s'est tout de suite révélé plus
convaincant que celui de la vérité à vos yeux, parce qu'il est
plus agréable aux nations et à leurs dirigeants d'entendre le
chant des Sirènes des rêves et de la folie de l'humanité que de
goûter aux aliments amers de la connaissance rationnelle . Mais
en parcourant vos expositions des dieux d'hier et d'aujourd'hui,
j'ai remarqué que vous ne savez pas si les peuples
supporteraient de perdre les rites sacrés qui leur permettent
d'apprivoiser la mort et si vous demeureriez des hommes
politiques "responsable", comme vous dites, dans le cas où vous
tenteriez de quitter le royaume des fantasmes et des sortilèges
qui embrument et rassurent le cerveau des théophages. Mais
sachez que ce serait votre politique de la responsabilité
républicaine qui courrait au naufrage si vous remettiez la
démocratie à l'école des prêtrises et des exorcismes du passé.
15 - Un rappel
Souvenez-vous du
siècle d'Archimède. Les derniers Grecs avaient inventé les
paquebots géants, les machines de siège titanesques, la vis sans
fin, la monnaie fiduciaire, la lettre d'amour, la galanterie,
les parfums, le crédit bancaire ; ils n'ont oublié qu'un détail,
la tâche d'approfondir leur connaissance de l'homme. Alors,
l'immoralité croissante des peuples et de leurs dirigeants a
conduit une humanité désemparée par son ignorance à se
prosterner le front dans la poussière; et notre espèce a connu
quinze siècles d'agonie des sciences, des lettres et des arts,
parce qu'il lui fallait retrouver au préalable les vertus
élémentaires d'honnêteté, de droiture et de courage qui seuls
font tenir debout les Etats nantis de gigantesques mécaniques.
Savez-vous que
saint Augustin n'en revenait pas de voir flotter un vase de
plomb, savez-vous qu'il attribuait à la volonté de Dieu que le
bois pourri sombrât? Certes, l'ignorance antérieure à Archimède,
vous la conjurerez aisément, mais non celle d'une laïcité qui ne
disposera plus des temples que vous aurez peuplés des statues de
vos idoles verbales. Messieurs les chefs d'Etat, le tronc de
votre arbre de la connaissance s'est desséché. Si vous ne vous
demandez pas pourquoi Dieu est de retour, pourquoi nous avons
des satellites et des croix, des bombes nucléaires et des
chapelets, des calculettes et des cierges, des stimulateurs
cardiaques, mais non des cardiologues de "Dieu", l'abîme entre
les savoirs et l'ignorance des peuples ne cessera de se creuser.
Alors, il vous faudra vous résigner à construire les
laboratoires les plus dangereux, ceux dans lesquels vos
philosophes vous contraindront à peser les fruits de votre
folie.
voir :
Gaza, cœur de la folie du monde,
18 janvier 2010
Publié le 8 février 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez