En
titre, on lit, Le ciment des
choses (Ithaque, avril 2011).
Mais dans le sous-titre, l'adjectif
réaliste renvoie au sens où
l'entendaient les reales du Moyen
Age, qui croyaient que les idées étaient
plus "réelles" que les individus en ce
qu'elles embrassaient un plus grand
nombre d'objets, par opposition aux
nominales - les nominalistes - qui
disaient que l'idée d'homme n'est qu'un
flatus vocis, l'individu Socrate
étant à lui seul bien plus "réel" que
les ectoplasmes et les fantômes de
l'abstrait qui montent du langage comme
la vapeur d'eau après la pluie. Mais
Etienne Gilson (1884-1978), qui a publié
la seule Histoire de la
philosophie au Moyen Age (Payot
1922) à compter, aujourd'hui encore,
pour définitive, soutient que l'unique
découverte sérieuse que nous devons à
ces longs siècles de foi est celle
d'Abélard, qui substitua le concept
aux idées et aux essences
des scolastiques embarrassés du lourd
bagage vocal langagier d'un mythe
religieux. Le concept d'arbre se
rend insurpassable à passer outre au
tronc, aux feuilles, aux branches, à la
couleur et à l'écorce des arbres. Il
s'agit d'un simple outil dont le mérite
se réduit à rassembler et à résumer les
"qualités secondes". Mais cet
instrument politique efficace, parce que
rassembleur, se changera à son tour en
un vaste parapluie verbifique à l'usage
de la pastorale idéologique des Etats.
Tout
cela se trouve déjà dans le
Théétète de Platon - vingt-cinq
siècles de la philosophie occidentale
n'y ont rien ajouté. Quant à Aristote,
il se proclame "réaliste" quand il
déclare que si vous mettez le feu à une
table, l'idée de table se trouvera
consumée avec le bois qui l'abritait. "Ceux
qui se persuadent que c'est la sagesse
qui gouverne le monde, prouvent par leur
croyance qu'ils ne le connaissent guère.
Un peu d'expérience suffit pour voir que
la sottise se mêle de tout, qu'elle fait
les grandes et les petites affaires ; et
c'est un grand problème à résoudre que
de savoir si l'on réussit à force de
bévues ou si ce sont celles des autres
qui contribuent au succès de nos
affaires à raison du contrepoids
qu'elles opposent à nos propre sottises.
" (Baron de Grimm,
Correspondance littéraire et
philosophique adressée à un souverain
d'Allemagne, Paris 1813, t.II,
p. 117-118)
Mais que
la chaire stellairee du pays réhabilite
la scolastique comptera pour un symptôme
éloquent des relations les plus
inquiétantes que le monde moderne
s'apprête à entretenir avec une école du
Moyen Age un brin aménagée, mais appelée
à s'élever au rang de déclencheur
prévisible d'un tournant de la
sophistique mondiale, tellement, un
siècle après Nietzsche, les désarrois
des sciences exactes remettent notre
espèce en quête du réconfort des
cosmologies mythiques. De la
scolastique, Voltaire disait qu'elle "pèse
des riens sur des balances de toile
d'araignée"; et Diderot que "toute
cette foule de philosophes subalternes,
sectateurs de l'opinion des autres
disparaîtra et sera effacée du souvenir
des hommes".
2 -
Qu'est-ce qu'un tournant ?
On
aurait le plus grand tort d'entendre le
substantif tournant évoqué plus
haut dans le sens banal d'un virage à
"négocier", comme on dit maintenant; car
les automobilistes désemparés ne sont
avertis en rien des dangers que présente
une route apparemment aménagée avec le
plus grand soin par le ministère des
ponts et chaussées de la République.
Certes, nous avons renoncé à tenir le
lourd volant des religions, qui nous
expliquaient l'ordre du monde avec tant
de précision et de minutie que nous
avions construit une scolastique appelée
à boucher quelques trous gênants dans le
tissu d'un savoir réputé universel. Mais
l'heure a sonné de tirer le bilan du
naufrage de l'omniscience dont nos
mythes sacrés se targuaient et de jeter
un regard d'anthropologues sur les
bricolages scientifiques et
philosophiques auxquels nos
constructivistes invétérés se sont
livrés depuis un demi-millénaire.
Et
pourtant, ce n'est pas encore prendre
l'exacte mesure de ce qu'il faut
entendre par le terme de tournant
appliqué à une civilisation que de
seulement se remémorer les chemins qui
ont précédé sa chute dans le fossé. A
quoi bon recenser les sinuosités et les
déviations antérieures de la route si
l'on n'a pas conquis au préalable un
regard de l'extérieur sur les malheurs
parallèles de la science et de la
théologie et sur les enjeux communs à
une mythologie sacrée et à une
discipline expérimentale censées courir
en ligne droite. Car toutes deux
voudraient expliquer, donc rendre
intelligible une espèce en quête d'une
parole que lui adresserait l'univers.
Mais quelle est l'origine psychobiologie
du verbe comprendre et quel est le
statut cérébral d'une science réputée
donner un sens à la matière?
3 -
Les funérailles des idoles
Les
premières théologies ont formulé ce
qu'elles attendaient inconsciemment du
discours que prononceraient les verbes
expliquer et comprendre :
à leurs yeux, l'intelligibilité du monde
serait conjointement anthropomorphique
et déiforme du seul fait qu'elle se
fonderait sur des signifiants communs à
l'humanité et à ses idoles. Simplement,
toute divinité amplifie à son avantage
et démesurément les apanages et les
prérogatives qu'elle concède
parcimonieusement à une créature
rabougrie, donc réduite à une copie en
miniature du fabuleux et du fantastique
célestes.
La
théologie était donc, sans qu'elle s'en
doutât, le témoin par excellence d'un
animal aux prises avec un certain sens
des verbes expliquer et
comprendre dont elle ne pouvait
manquer d'embellir sans cesse
l'habillage; car son évolution, même
demeurée embryonnaire, avait d'ores et
déjà suffisamment hypertrophié
l'encéphale encore microscopique de
cette espèce pour qu'elle se plaçât
spontanément hors de sa conque osseuse
et regardât de l'extérieur l'os frontal
de ses congénères, ainsi que la "nature
naturante", comme disaient nos
scolastiques.
Or,
l'effondrement progressif des premiers
mythes dressés sous le ciel par les "constructivistes"
de Husserl évoqués plus haut aurait dû
provoquer un gigantesque tournant
intellectuel au sein de notre espèce,
celui de focaliser l'attention à peine
cérébralisée des descendants d'un
primate à fourrure sur l'animalité
spécifique de ses dieux trépassés :
s'ils étaient morts, c'était bel et bien
parce que leurs idolâtres étaient
parvenus à observer leur idole du dehors
et à en décrire l'animalité masquée ou
déguisée. Sitôt qu'un animal bondit hors
de la zoologie, il réussit à prendre des
clichés de sa propre bestialité
d'autrefois, celle que ses dieux
antérieurs incarnaient et qui lui
servaient de miroirs encore jugés
flatteurs. Tout progrès des premiers
photographes de leur évolution crânienne
résulte donc nécessairement de leur
capacité naissante de s'installer dans
une extériorité de plus en plus
perfectible, donc sans cesse plus
transcendante au monde animal que la
précédente. Mais si le titanesque
tournant que le simianthrope a manqué
n'est autre que de n'être pas entré de
plein pied dans la postérité cérébrale
de ses dieux défunts, donc dans
l'autopsie de leurs cadavres, quelle est
la sauvagerie spécifique des idoles
descendues dans leur sépulcre et comment
la philosophie occidentale aurait-elle
dû apprendre à les spectrographier à
l'école de leurs funérailles?
4 - La délivrance
par l'assassinat
Premièrement et en tant qu'animaux
politiques par nature, toutes les idoles
sont des personnages au couteau entre
les dents, mais vénaux. Aussi notre
espèce leur immolait-elle des congénères
en sacrifices coûteux et dits "de
bonne odeur". Si la civilisation
mondiale actuelle avait pris conscience
de la complexion spécifique des idoles
simiohumaines d'hier et d'aujourd'hui et
si elle avait compris que leur utilité
pratique est demeurée inchangée - on
égorgeait une Iphigénie ou un Isaac en
leur honneur - nous aurions remarqué
qu'après une brève interruption au cours
de laquelle nos meurtres de l'autel
s'étaient résignés à trucider
majoritairement des animaux de boucherie
un peu moins dispendieux que des hommes,
notre christianisme a retrouvé intact et
seulement mieux masqué que précédemment
l'assassinat payant d'un homme jugé
précieux au sein du groupe, donc le
paiement d'un tribut censé rembourser
une dette collective. Mais qu'en est-il
de la miséricorde accordée par une bête
sauvage à une autre ? La première vend à
la seconde le sang et la mort d'une
victime.
Voilà, que je sache, un vrai tournant de
la connaissance trans-animale, donc une
mutation du regard de la scolastique que
l'animal portait pieusement sur sa
propre animalité catéchisée par l'idole.
Et pourtant, l'Occident de la pensée
s'est contenté d'enregistrer le trépas
du culte qui glorifiait dévotement une
potence et cela sans seulement se dire
que le potentat sauvage installé dans
les nues n'était autre que sa propre
effigie célestifiée par la torture d'un
innocent et que, loin d'avoir trépassé,
le meurtre sacré avait endossé des
vêtements de la "délivrance" aussi
sanglants que les précédents. Mais si
l'humanisme mondial se laissait féconder
par la mort de l'idole des marchands de
leur propre effigie transportée dans
l'éternité, la question de
l'intelligibilité du genre simiohumain
se poserait en des termes nouveaux.
5 -
Les dynasties de l'enseignement scolaire
Comprendre,
ce sera maintenant découvrir un sens ;
et comme tout sens repose nécessairement
sur des signifiants, quelles en seront
les significations? Les spécialistes des
idoles savaient mieux que personne dans
quelle direction les significations
anthropomorphiques et déiformes des
théologies les charriaient et comment
elles leur faisaient signe en retour;
mais ils ne subodoraient pas le moins du
monde la candeur d'un animal désireux de
projeter son effigie magnifiée sur un
Olympe dont il se proclamait le décalque
retentissant.
Car si
le sens, donc l'intelligible,
repose sur le dédoublement naïf de
l'effigie terrestre d'un animal
maintenant glorifié dans le beau miroir
de sa théologie, ce réflecteur parlera
haut et fort à s'admirer dans sa propre
apothéose; et la spectrographie
anthropologique de cet aller et retour
de l'image de soi célestifiée nous
conduira à une analyse de la spécularité
de la scolastique d' hier et
d'aujourd'hui - et donc également de la
métaphysique en miroir qui servira à la
fois d'outil et de support à cette
discipline. Car la scolastique
monothéiste avait mis en place un type
d'enseignement de "l'ordre divin du
monde" fondé sur des textes
souverainement soustraits à l'examen
critique et légitimés par un prodige
bien connu: certains individus auraient
bénéficié du privilège inouï de servir
de dépositaires exclusifs des secrets de
l'univers et de l'idole confondus.
Naturellement, le sacré n'est jamais
qu'un masque ou un déguisement de la
nature et de la finalité politiques de
la divinité; et celle-ci se veut
toujours sacrificielle du seul fait que
l'autorité simiohumaine repose à son
tour sur le paiement de prébendes dûment
tarifées. L'inconscient religieux des
sociétés semi-animales exerce la
fonction d'angéliser le chef des
immolations sanglantes qui jalonnent
l'histoire simiohumaine.
Sera
déclarée sacrilège, profanatrice et
blasphématoire toute analyse critique de
la bête politique revêtue du solennel et
sanglant appareil de son autorité
liturgique. Ce type d'enseignement d'une
scolastique a donné naissance à une
magistrature de l'absolu. On en connaît
les péripéties cérémonieuses et
galonnées. L'enseignant du ciel de
l'idole cesse bientôt de la faire parler
en direct ; il se déclare seulement le
disciple et l'écho d'un maître en
théologie plus savant que lui et dont il
se contente de servir la gloire - mais,
naturellement, il se rendra d'autant
plus illustre qu'il se grandira à
interpréter "divinement" son maître. On
enseignera saint Ambroise ou saint
Augustin en Sorbonne; mais depuis la
parution des célèbres Commentaires
de Pierre Lombard - 1100-1164 - on
disposera d'une somme théologique
patentée, donc d'un vademecum universel
de la foi passée au tamis de la
scolastique.
6 - Une
psychanalyse existentielle de la
scolastique
Mais comment se fait-il que
l'enseignement laïc, donc supposé
rationnel des démocraties modernes ait
couru à son tour sur le chemin de
l'initiation à une scolastique, comment
se fait-il qu'on progresse dans la
hiérarchie para-ecclésiale de
l'éducation nationale à devenir un
oracle de Kant , de Hegel , de
Wittgenstein, de Pierce ou de Putnam,
comment se fait-il que François 1er et
Guillaume Budé aient si bien compris le
danger de fossilisation lié par nature à
toute scolarisation rituelle d'un savoir
officialisé par les Etats - et même au
sein des sciences exactes - qu'ils ont
fondé un Collège, dit des "trois
langues" expressément appelé à servir de
refuge aux esprits trans-universitaires,
comment se fait-il que, près de cinq
siècles après une innovation aussi trans-théologale
par définition, le Collège de France
retourne en toute hâte aux recettes de
la scolastique et de la sophistique?
Obserons
les subterfuges langagiers d'une "métaphysique
scientifique et réaliste" dans
laquelle les notions de rationalité,
de causalité, de déterminisme,
de loi naturelle héritées du XVIIe
siècle ne seront pas davantage pesées et
radiographiées que celles de la
rationalité pétrifiée du "Dieu" mort.
Cette scolastique ressuscitée et portée
sur les fonts baptismaux de l'expérience
scientifique au sein d'un univers à
quatre dimensions et davantage se
divisera à son tour en deux lobes
cérébraux, celui de la métaphysique
"générale", qui s'occupera de donner son
ciment conceptuel au monde physique et
celui de la "spéciale", qui s'occupera
d'écouter l'idole. Ces deux disciplines
s'exerceront l'une et l'autre à leurs
tricots respectifs et se côtoieront sans
se gêner le moins du monde.
Pour comprendre la portée mondiale de ce
phénomène, il faut se mettre la loupe à
l'œil: comment la scolastique laïque et
la constellation professorale spécifique
qui lui servira de cortège international
négligeront-elles d'un commun accord de
seulement tenter de découvrir le contenu
anthropologique du vocabulaire-pilote
des sciences contemporaines? Pourquoi
évitera-t-on avec autant de soin que la
théologie du Moyen Age d'observer la
structure politique et sociale de la
scolastique, puis les piliers de son
code pédagogique et de ses récompenses
officielles? Le savoir simiohumain
serait-il tellement privé de recul qu'il
s'agirait d'un système
d'auto-occultation inconsciente de
l'ignorance collective organisée en
système de la connaissance? S'agirait-il
d'une science de la dérobade parée des
solennités verbales et des liturgies
épistémologiques d'une scolastique
qualifiée de "générale ou de "spéciale"?
7 -
Une généalogie des idoles
Pour
tenter de comprendre les embarras
sacerdotaux que rencontrera une "scolastique
scientifique" du XXIe siècle non
moins ambitieuse que la précédente de
mener à bien le cimentage verbifique
d'un cosmos pseudo rationalisé, il faut
se décider à prendre acte de ce qu'un
univers non finalisé et non hiérarchisée
sous la houlette d'une chefferie unifiée
est condamné à un mutisme éternel.
C'était donc par un sûr instinct de
conservation, redisons-le, que les
théologies punitives avaient déclaré
signifiant, donc intelligible, un monde
dûment piloté par une intention motivée
et par une volonté auto-rationalisée,
donc préconstruites sur le modèle d'un
artisan assis à l'établi du ciel de sa
logique et dont Sartre a souligné la
procédure et la dialectique. De même,
disait-il, que l'idée de table précède
la table de bois dans l'entendement du
menuisier et qu'il se la fabriquera à
titre de copie attentive du schéma
conceptuel installé dans sa tête, de
même, un univers exemplaire aura été mis
sur pied en sept jours de labeur
harassant d'un opérateur qualifié -
celui d'un démiurge omniscient et qui
savait où il voulait en venir: il
entendait disposer à son usage et pour
sa propre gloire de créatures appelées à
servir les desseins de leur maître. Duns
Scot nous le montre souffrant de pertes
de mémoire: il tourne sans cesse ses
regards vers les idées mystérieusement
préexistantes qui servent de modèles à
sa construction et dont il semble avoir
besoin de se rappeler l'effigie.
A partir
de ces prémisses fabuleuses, la
scolastique se demandera, jusque chez un
Descartes imitateur de saint Anselme, si
Dieu aurait pu enfanter "des
montagnes sans vallées" ou faire que
deux plus un fissent quatre, ce que
Leibniz jugera digne d'un despote. Mais
au XXIe siècle, les pensées et les
arrière-pensées d'un géniteur du cosmos
à la mémoire fléchissante sont depuis
longtemps devenues détectables - il
suffit de se mettre à l'écoute de la
logique la plus élémentaire de
l'histoire simiohumaine pour savoir que
le souverain céleste soumettra
fatalement ses créatures au degré exact
de liberté indispensable pour qu'il pût
les déclarer responsables de leurs
péchés, donc punissables, et à un degré
de dépendance, donc de servitude qui
rendra indiscutable l'autorité du maître
et du chef de ses récompenses
séraphiques de ses châtiments les plus
effroyables.
Comment imaginer une
idole qui ne serait pas calquée d'avance
sur le fonctionnement naturel et
inévitable des sociétés simiohumaines en
général, qui reposent toutes et
nécessairement sur un système pénal plus
ou moins adroitement équilibré ? Mais si
ce type de fabulation religieuse renvoie
le théologien à l'étude de l'évolution
de la boîte osseuse des descendants
oniriques d'un quadrumane toisonné,
comment procèderons-nous au remplissage
et au cimentage scolastiques des trous
et des lacunes d'un cosmos disloqué au
point que le sens commun n'y rend plus
compte de rien et que l'espace et le
temps y échappent aux " lumières
naturelles" dont se vantait la sottise
invétérée de nos ancêtres?
8 - Les embarras de
votre scolastique
Supposons, Madame, que vous preniez
l'avion pour Pékin. Comment rendrez-vous
compte de l'espace que vous aurez
réellement parcouru ? En toute
logique de Dieu et d'Euclide, votre
trajectoire en ligne droite et de
quelques heures seulement devrait se
trouver changée en diverses sinusoïdes;
et vous n'ignorez pas que, tout au long
de votre voyage copernicien, galiléen et
newtonien, la terre se sera empressée de
pivoter à une vitesse uniforme sur son
axe. Mais voici que votre itinéraire va
se colimaçonner jusqu'au vertige; car
vous vous dites que, pendant tout ce
temps-là, votre astéroïde aura ahané
sous les ailes de votre oiseau mécanique
et qu'il aura couru au train de quelque
cent mille kilomètres à l'heure sur
l'écliptique. Quand allez-vous renoncer
à compter les distances sur les doigts
de votre scolastique? Non seulement
votre planète a dévié de sa trajectoire
de deux fois et demi la longueur de sa
circonférence à chaque heure de votre
parcours dans le vide du cosmos, mais
tout le système solaire s'est précipité
vers la constellation de Bételgeuse, où
nous arriverons à une vitesse que nos
astronomes n'ont pas encore calculée
avec exactitude.
A ces difficultés, vous me répondrez que
notre physique est devenue
multidimensionnelle depuis 1904 et qu'il
n'existe plus d'espace ni de temps
unifiables, mais seulement des
espaces-temps qui se trémoussent
côte-à-côte et s'ignorent superbement
les uns les autres. Mais que de périls à
venir pour la scolastique au Collège de
France ! Jamais vous ne rendrez
compréhensible la multiplicité des
espaces et des temps qui s'épaulent sans
se connaître et dans lesquels nous nous
trouvons immergés. Que vous le veuillez
ou non, l'espace-temps que vous
transportez de Paris à Pékin défie tous
les cimentages de votre scolastique.
9 - La
"complexité intrinsèque"
Mais que
nous enseigne-t-elle de précieux, la
scolastique du Moyen Age? Primo,
qu'un vocabulaire bien ligoté et ficelé
à l'école de notre sens commun et de nos
"lumières naturelles" passera pour le
pactole d'un savoir inépuisable et dont
la théologie nous confirmera que nous en
sommes comblés. Secundo, que nos
seules appellations serviront de remède
universel à tous nos maux. Tertio,
que notre ignorance décampera à toutes
jambes sitôt qu'elle verra paraître le
langage guérisseur du Maître des
Sentences.
Quoi de
plus efficace que la thérapeutique
tautologique qu'on appelle la
scolastique? On croira retrouver le
"rationnel", le "sens théorique" et,
l'"intelligible" par la voie baptismale
autrefois usitée: "Dans son beau
livre Probabilistic metaphysics
(1984) qui constitue l'une des
tentatives les plus intéressantes qui
aient été menées en ce sens, Patrick
Suppes en faisait la remarque. Il faut
assurément, écrivait-il, penser la
nature de l'être, mais aussi de l'espace
et du temps à la lumière des acquis de
la science contemporaine et notamment du
caractère fondamentalement probabiliste
des phénomènes, lequel paraît aussi
omniprésent que leur caractère spatial
ou temporel." (in Le ciment
des choses, Claudine Tiercelin,
p. 25)
Cette
brève citation présente l'avantage de
mettre en évidence l'une des ressources
les plus fondamentales de toute
scolastique, celle de remplacer la
question du sens, donc de
l'intelligible, par le constat pur et
simple de ce qui "existe". Etablir
seulement la réalité d'un fait deviendra
le nec plus ultra de la pensée.
Si les évènements autrefois déclarés "déterminés"
deviennent "probables",
c'est-à-dire aléatoires, on se
contentera aussi bien et sans barguigner
d'une besace à moitié vide, parce que le
but réellement poursuivi n'est déjà plus
de comprendre, mais seulement de
récolter des quotas du prévisible
relativement utilisables. Le physicien
se change en photographe rassuré.
Einstein lui-même, qui était demeuré
théologien dans l'âme et qui, à ce
titre, interdisait à l'idole de "jouer
aux dés", c'est-à-dire de tricher à
la table de jeu, écrivait : "Le vrai
problème est que la physique décrit la
réalité, mais nous ne savons pas ce
qu'est la réalité. Nous ne la
connaissons que par la description
physique." ( in op. cit. p. 28) .
Autrement dit, il y a seulement danger
que la réalité physique échappe à la
description de la réalité physique. Si
l'on parvient à se mettre à l'écoute de
cette dernière, même partiellement, tout
sera pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles - mais c'est avouer in
petto que si vous décryptez l'idole à
l'école de la théologie descriptive du
moment et la matière à l'école de la
physique descriptive des bons
photographes, vous ferez parler l'un et
l'autre personnage dans le micro
relativement fiable que vous leur aurez
tendu. Et voilà ce qu'Einstein reproche
à une physique qui voudrait se rendre
réellement descriptive : ne sachant ce
qu'est la réalité à démasquer, comment
la reconnaître à coup sûr et au seul son
de sa voix?
Mais
alors, qu'importe toute la scolastique
fondée sur "l'élément probabiliste
intrinsèque" (p. 25), et que vaudra
une causalité verbifiquement baptisée de
"schéma déterministe" si tous les
"phénomènes intrinsèquement complexes"
nous renvoient à la "vertu dormitive"
de l'opium?
10 -
On n'expérimente pas des signifiants
Encore une fois, la
question philosophique n'est pas de
parvenir à s'assurer de la validité
approximative des constats dressés en
bonne et due forme par des huissiers
assermentés, mais de rendre
intelligibles, donc signifiants les
faits constatés dans les règles,
c'est-à-dire de les "faire parler". Hume
observe le statut mental du fameux "lien
de causalité" que les scolastiques de
son temps ont transporté sur le
territoire de la science qualifiée
d'expérimentale. Il remarque, huit
siècles après El Ghazali que ce fameux
lien est tout onirique, il constate
qu'il s'agit d'une construction
cérébrale de magiciens de la causativité
des causes, il prend acte de ce que
seule l'habitude, donc l'attente de sa
rétine aux aguets - l'attente
d'enregistrer tel événement docile à
succéder imperturbablement à tel autre -
lui fait tisser la corde imaginaire de
la causalité causative. Qu'en est-il du
mutisme d'un univers devenu
post-théologique dès le XVIIIe siècle?
Pourquoi Hume se hâtera-t-il de
reconstruire "l'intelligible" de bric et
de broc?
Le pouvoir de persuasion censé porter
sur le signifiant en tant que tel, ce
sera désormais le profitable qui
l'observera, donc le prévisible rendu
fascinatoire à l'école de la rentabilité
de ses redites. Mais alors, le pouvoir
de persuasion, qui succèdera à celui
qu'exerçait la logique euclidienne, nous
renverra aux picotins et aux mangeoires
de nos troupeaux. Refuserons-nous de
scanner la parole qui se cache
maintenant sous les ritournelles d'un
cosmos réputé légalisé par ses
répétitions et dont l'idole avait
emprunté le modèle aux juristes du droit
coutumier? On sait que Kant découvre à
son tour et dans le sillage de Hume que
le globe oculaire de la philosophie
analytique ne découvre jamais des causes
qui se cacheraient comme des truffes
exquises dans le cosmos - ce que la
découverte des atomes a confirmé à
plaisir. D'où il conclut que notre
cerveau serait euclidien de naissance et
par nature, donc habité par une
catégorie innée et atavique du "jugement
vrai " parce qu'exploitable - l'oracle
de la causalité d'Aristote, qui nous
expliquait complaisamment les
"phénomènes naturels" à l'école de
quatre catégories de causes.
11 - L'animal
spéculaire
Mais si
le dieu d'Archimède et d'Euclide auquel
Einstein a fait changer de cervelle
condamne désormais le cosmos à un
mutisme définitif, la scolastique sera
aux abois ; car sans le contrefort d'un
discours réputé signifiant, donc sans
une prétendue loquacité de la nature à
notre égard, le souci du physicien n'est
plus que "d'échapper au relativisme
et au scepticisme" (p.25), alors que
ces concepts seront construits à leur
tour en fonction des finalités toutes
pratiques qu'on leur assignera.
Heisenberg lui-même légifèrera en
continuateur du finalisme des
théologiens: un phénomène naturel sera
tenu pour expliqué, dira-t-il, s'il est
rendu prévisible à coup sûr, donc
utilisable. Du coup, comment élaborer un
colmatage scolastique de ces mystères,
comment ne pas déplacer la question en
direction d'une anthropologie critique
qui observerait comment le cerveau
simiohumain sécrète des conventions
illusoires et chargées de prédéfinir
l'intelligible à l'école de la
rentabilité des liturgies de la nature?
Et voilà le Messire Gaster de Rabelais
devenu le vrai cerveau de l'animalité
proprement humaine, donc leurrée par le
langage.
Quel
tournant! Il s'agit de détecter la
confusion mentale la plus originelle du
simianthrope, celle qui fait croire à
notre espèce qu'elle expérimente et
vérifie des signifiants. Mais le sens ne
se concrétise pas en laboratoire, le
sens ne se substantifie pas, le sens se
déduit des faits enchâssés d'avance dans
une problématique projective par nature,
donc chosifiante. Le sens de la ronde
des planète était construit dans les
têtes par un administrateur installé
dans le cosmos, il est censé désormais
se trouver sécrété par l' équation
aveugle dont la tautologie chiffrée
copie seulement leur parcours. Mais les
mathématiques gestionnaires sont aussi
privées de sens en soi que la parole
biblique: l'homme est l'animal
spéculaire qui parle à son miroir et qui
s'imagine que son miroir lui répond.
12 - La mutation
cérébrale de l'Occident
Mais
alors, en quoi un enseignement de la
philosophie renvoyé par le Collège de
France au miroir parlant des
scolastiques illustre-t-il la promesse
secrète d'une mutation résurrectionnelle
de l'encéphale officialisé et ritualisé
de la civilisation mondiale ? La
question est d'un intérêt planétaire ;
car si l'illustre Collège est né de la
guerre de la civilisation occidentale
contre la dégénérescence de la pensée
rationnelle dans le formalisme de la
scolastique, c'est qu'il s'agit d'une
maladie du cerveau humain dont l'analyse
de ses fondements anthropologiques me
conduirait trop loin. Je rappellerai
seulement qu'un Bergson avait compris en
anthropologue avant la lettre qu'il
existe des civilisations cérébralement "closes"
et des civilisations cérébralement "ouvertes"
et que si la réflexion post-darwinienne
sur l'évolutionnisme se situe désormais
au cœur de toute connaissance
scientifique des secrets psychiques de
notre espèce, alors l'histoire d'une
raison en devenir ressortit à une
"intelligence créatrice" à laquelle la
scolastique sert de repoussoir. C'est
pourquoi l'abandon par le Collège de
France de la vocation intellectuelle qui
lui est propre redonne toute sa place à
Henri Bergson, le théoricien de
L'Evolution créatrice,
bien qu'il ait manqué le tournant de la
physique multidimensionnelle.
Mais
comment se fait-il que les esprits
créateurs disposent d'une connaissance
instinctive des ravages de l'esprit
scolastique ? Erasme a refusé
l'invitation de Guillaume Budé et de
François 1er de venir enseigner au
Collège de France, parce qu'il savait
que la scolastique est la cuirasse
naturelle du conservatisme politique et
social et que cette carapace se
reconstitue sous des formes sans cesse
nouvelles. Que la scolastique plonge ses
racines au plus profond de l'animalité
craintive du genre humain, "l'affaire
des placards" le démontrera bientôt à
François 1er et à Budé. Ce sera la
raison d'Etat de leur temps qui les
rendra prisonniers de la même théologie
croulante de prodiges physiques que
leurs prédécesseurs et leurs
successeurs, tellement le "ciment des
choses" dont le ritualisme de la
scolastique du Moyen Age faisait usage
était le fruit de la catéchèse
auto-roborative et fossilisante des
nations de l'époque.
13 -
Et les mystiques
Mais les mystiques
de tous les temps, eux, respirent
l'absence d'un Dieu impénétrable, de
sorte que ses mystères leur font juger
ridicules les vains rapetassages
scolastiques du cosmos. Or, par un
étonnant paradoxe, la science moderne
est devenue beaucoup plus
dérélictionnelle et bien davantage
hantée par le vide et le silence de
l'immensité que toute la pastorale
optimisante des Eglises. Le mystique de
la tradition ne savait pas encore qu'il
se trouvait dépossédé non seulement de
l'espace et du temps de tous les jours,
mais des "lumières naturelles" du sens
commun qu'incarnait l' univers à trois
dimensions d'autrefois. Un Me Eckhardt
ou un Jean de la Croix de notre temps
auraient à s'initier à la "nuit obscure
de l'entendement " des physiciens
modernes, qui n'ont que leurs pauvres
calculs de l'incompréhensible pour
viatique et dont le mutisme de leurs
équations recrachent le "pain du ciel".
Mais
alors, quelle providence inattendue que
la scolastique ! Sa stérilité résume le
double naufrage de la terre et du ciel ,
sa vacuité relègue la créature dans une
finitude à glacer d'effroi les moines du
Mont Athos. Quelle chance pour une
philosophie du "Connais-toi" ambitieuse
d'observer le meurtre humain au plus
profond de l'histoire du monde, le
meurtre célestifié, le meurtre qui
asperge saintement les autels du sang
des sacrifices " rédempteurs "! La
scolastique est un navire flottant entre
deux eaux: elle enseigne aux sciences et
aux prières que le "ciment des choses"
n'est autre que celui de la cécité et de
la peur.
14 -
L'existentialisme de demain
La
philosophie naufragée dans le rêve d'une
"délivrance" religieuse universelle,
puis dans un leurre scientifique non
moins universel - celui de rendre
oraculaire l'expérience vérifiée -
retrouvera-t-elle le rang de
l'anthropologie abyssale que Platon lui
avait donnée à radiographier des
cerveaux? Dans ce cas, la scolastique se
changerait en un champ d'observation et
d'analyse des cataplasmes verbaux que
l'animalité proprement humaine applique
depuis des millénaires sur ses plaies.
Car si les théologies sacrificielles des
ancêtres s'exerçaient à un jaugeage et à
un calibrage illusoires de la vénalité
de notre boîte osseuse et si nous
déposions maintenant les prouesses trucidatoires de nos idoles sur la
balance d'une anthropologie générale du
meurtre sacré, une philosophie
explicatrice de Caïn débarquera sur le
théâtre d'un monde angélisé depuis des
millénaires à l'école de ses assassinats
cultuels.
Est-il
un spectacle plus existentiel que celui
des cerveaux si divers que Platon
faisait monter à tour de rôle sur les
planches de l'histoire! Voici des boîtes
osseuses traquées par le désarroi ou la
peur, voici des crânes peuplés de
personnages auxquels ils réclament
forces prébendes, voici des méninges
étonnées de ce que les mots laissent
échapper leurs proies. Décidément, la
scolastique servait de filet à capturer
les illusions de la théologie - la voici
devenue la roue de secours des illusions
de la science expérimentale. Si le
Platon des Dialogues
l'avait racontée en auteur de théâtre,
quel acteur tragique ou comique il en
aurait-il fait?
Voyez
comme la scolastique s'applique à coller
des mots-totems sur les questions
effrayantes qu'elle voudrait éliminer du
champ craintif de la connaissance, voyez
comme les cités apeurées s'appuient sur
le bâton de vieillesse de leur
vocabulaire de la dérobade, voyez comme
les bandages et les cataplasmes de la
scolastique des modernes ferment les
brèches saignates de la nuit. Bienvenue
à cette reine de la sottise sur la scène
du monde! Puisse cette fuyarde enrichir
l' anthropologie existentielle de
demain, puisse-t-elle hâter la rencontre
de la pensée à venir avec le dramaturge
caché derrière les décors et qui
enseigne que l'homme est la seule bête
qu'habite le tragique.
Publié le 3 juillet
2011 avec l'aimable autorisation de
Manuel de Diéguez