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Actualité

Le naufrage du génie de l'Europe
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Samedi 1er juin 2013

1 - Le trottinement de la mort
2 - L'encrier des pauvres
3 - La science des civilisations moribondes
4 - Exercice pratique
5 - Une Europe de cantons suisses
6 - Le récit des Parques
7 - La triple mort des civilisations
8 - L'Europe de l'agonie de la langue française
9 - L'identité linguistique des peuples
10 - La mort de la langue allemande
11 - Le chat de Malraux

1 - Le trottinement de la mort

Treize décennies après la mort de Nietzsche, qu'est-il advenu en Europe de la question de la vérité ? Le 16 mai 2013, le Président de la République a fermé la boîte à outils de la France et rouvert la boîte de Pandore de Symmaque.

- La guerre culturelle au festival de Cannes, 25 mai 2013

Du coup, les théologies sont redevenues, comme au Ve siècle, des floraisons culturelles pour une moitié de leur identité et des cosmologies révélées pour l'autre moitié; et les deux légitimités de la "raison" ont recommencé de se côtoyer à l'école des civilisations bicéphales sans que la cohérence mentale de l'espèce humaine ait progressé d'un pouce depuis Constantin ou Dioclétien.

Et pourtant, des historiens de l'ombre et des philosophes de la lumière ont commencé d'observer, la loupe à l'œil, les ressorts de la fatalité politique qui commandent les décadences des nations et les réveils sporadiques d'une espèce en cours de clarification cérébrale depuis quelques millénaires seulement; et ces explorateurs n'ont pas tardé à découvrir que le dépérissement subit ou lent des cerveaux ne répond nulle part à un modèle unique d'extermination des têtes sommitales. Carthage, Rome, Athènes, Paris ne se sont ni effondrés, ni décomposés, ni dissous dans un seul et même naufrage de la pensée rationnelle, tellement le train de l'agonie des peuples suit de multiples sentiers. Aussi un volet non négligeable de la science du naufrage cérébral des civilisations tient-il à l'étude des relations que la cécité intellectuelle d'une culture déterminée entretient avec la cécité politique de l'endroit.

2 - L'encrier des pauvres

Depuis le début du XIXe siècle, l'écrivain européen a cessé de vivre de ses rentes pour peiner à vivre de sa plume. La prétention nouvelle des pauvres de plonger leur plume dans l'encrier aux côtés des riches bourgeois, du haut clergé et des grands, cette conquête audacieuse de 1789, a entraîné l'entrée nonchalante de l'histoire de la philosophie dans les Universités où cette discipline a reproduit le modèle de l'enseignement doctoral de la théologie sous l'Ancien Régime. Aussi les grands philosophes du passé ont-ils été traités en autorités magistrales et sacralisés sur le modèle des saints; mais les nouveaux docteurs n'avaient pas davantage que les anciens le calibre qu'exigeait un dialogue avec leurs modèles, ni même la capacité de comparer entre elles leurs armures. Comment auraient-ils mieux compris l'histoire secrète de la raison que les docteurs de l'Eglise l'histoire secrète de la théologie? Aussi les nouveaux enseignants de l'histoire des têtes se sont-ils révélés aussi muets devant Platon ou Descartes que les chroniqueurs des aventures du ciel devant saint Augustin ou saint Anselme.

Mais alors que Thucydide et même Hérodote, Tacite et même Tite-Live comptent parmi les géants de la littérature grecque et latine, les XIXe et XXe siècles n'ont pas produit un seul galérien de la mémoire temporelle du monde dont la langue pût prendre une place enviable dans l'histoire de l'écriture ou dont la pénétration d'esprit se logeât dans l'histoire de l'intelligence. Alors, le roman, seul genre littéraire facilement commercialisable, a envahi un marché immense et sans cesse en expansion, celui de la lecture de masse d'une littérature tissée des médiocrités de la vie privée.

3 - La science des civilisations moribondes

Du coup, la science des civilisations moribondes étudie la capacité du récit romanesque de se glisser, lui aussi, dans l'histoire cérébrale de l'humanité et d'occuper à son tour le territoire anthropologique que la philosophie. Au XIXe siècle, Balzac, Zola, Hugo et, en Russie, Tolstoï et Dostoïevski ont tenté de faire basculer le genre romanesque dans un décryptage du destin politique de leur siècle; et leurs efforts ont commencé de donner aux plus grands narrateurs de fictions un recul d'analystes souverains d'un animal à l'égard duquel la distanciation de Micromegas, de Gulliver ou de Gargantua a rejoint le champ de vision de Cervantès ou de Swift. Alors le roman fantastique a passé de la Grèce décadente ou de l'épopée en miniature des chevaliers amoureux d'une dame idéale aux prodiges d'un voyage du roman de la chronique à la fresque, de l'amusement au tragique et de la littérature populaire à l'orchestration de l'épopée du genre humain.

C'est dire que le naufrage de l'Europe politique tuera également la grandeur nouvelle d'une civilisation qui avait commencé d'élever le roman au rang d'un document anthropologique aussi abyssal qu'une théologie. Certes, on savait que, sans Auguste, le génie des Virgile et des Horace ne se serait pas épanoui, on savait également que, sans Louis XIV, La Fontaine et Molière n'auraient pas conquis la royauté de leur surplomb solitaire. Mais quand l'intrigue du roman devient microscopique et passe timidement au large d'une Comédie humaine devenue planétaire, quand l'homme de plume côtoie le tragique de l'histoire à petits pas et porte le tablier de l'artisan des vies dérisoires, la littérature mondiale tombe dans la mise en scène des biographies. Les amoureux se rassemblent sous Charles X, Louis-Philippe ou Napoléon III. Mais la vie sentimentale de tout le monde est un piètre refuge pour les Titans de l'écriture; et le roman s'enferme dans la rade minuscule où s'amarrent de chétives cervelles. Alors la haute littérature s'évade du rabougrissement romanesque pour courir visiter L'Ile de Laputa de Swift ou la Colonie pénitentiaire de Kafka, ou Le meilleur des mondes d'Huxley et même l'île d'Alexandre Selkirk, ce matelot anglais plus connu sous le nom de Robinson Crusoé.

Quand une ville de dix-sept cent mille habitants se trouve assiégée au cœur de la civilisation des démocraties aux bras croisés, quand le Président des Etats-Unis gave de force les prisonniers qu'il torture, mais qu'il ne peut faire passer en jugement, parce qu'il vaut mieux les faire mourir de vieillesse dans leur geôle que de faim à grand bruit, quand l'histoire des Etats réfléchit tout le genre humain dans son miroir et qu'il suffit aux chefs des grandes nations de monter sur la scène du monde pour changer le temps en une tragédie à faire pâlir Sophocle ou Shakespeare, alors la pellicule prend la relève du ratatinement des écritoires et seule la caméra rivalise avec Kafka, Swift ou Balzac.

C'est pourquoi le précis de pathologie cervicale des Etats et des gouvernements que rédige dans l'ombre l'anthropologie critique contemporaine ne sera ni folklorique, ni artificiellement conceptualisé. Certes, la science de l'amnésie politique qui frappe les encéphales dans les décadences tente de cerner le champ de son avenir épistémologique et rédige un "traité de la méthode" fermement circonscrit; mais il n'est pas moins interdit à sa problématique de battre la campagne que de s'installer la tête basse sur un échiquier trop étroit. Certes encore, l'agonie de la civilisation européenne obéit désormais à une fatalité technologique dûment localisable, donc assujettie à des verdicts de la géographie, mais les cités englouties des ancêtres nous rappellent combien les chemins qui conduisent à l'Hadès sont à la fois proliférants et bien encadrés.

4 - Exercice pratique

Exemples: le vieillissement des nations et des empires d'autrefois résultait de la fatigue des guerriers, de l'irruption soudaine d'un ennemi en armes sur le territoire d'un peuple fatigué, du pourrissement des élites de l'endroit, de l'ascension intempestive d'une classe de commerçants et de marchands bornés, qui jugeaient trop coûteux le génie des grands capitaines - le Sénat de Carthage s'imaginait que le commerce maritime avec la Phénicie et la Sicile n'avait pas besoin d'Hannibal.

Rien de tel de nos jours : d'un côté, la flotte de guerre de l'empire de la Liberté et de la Justice promène la foudre de son artillerie sur toutes les mers du globe, mais, la propulsion nucléaire des mastodontes de la démocratie peut bien mettre leur rayon d'action à l'échelle des océans, les missiles à longue portée ancrés sur tous les rivages et vomis des profondeurs de la terre n'en font pas moins des cibles aisément pulvérisables. De même, le Zeus atomique demeure trop apocalyptique pour demeurer crédible sur un astéroïde trop petit pour lui et l'arme chimique se trouve tellement livrée aux caprices d'Eole qu'on la conserve dans d'épais caissons enfouis sous la terre.

En vérité, la titanesque artillerie de la pseudo démocratie mondiale cache un tonnerre inutilisable sous son vain tintamarre. A l'ombre de l'Olympe tonitruant des modernes, l'ascension et le déclin des civilisations ne sont plus qu'un petit Prométhée mécanisé: les rouages et les ressorts du monstre métallique ne valent que le prix de la main d'œuvre des esclaves qui en font grincer les engrenages et un Etat alourdi d'essieux et de poulies microscopiques ne parvient même plus à ficeler à leurs bancs des centaines de milliers de maigres galériens : le roulis de la mer suffit à conduire à l'Hadès de vastes charretées de rameurs. La décadence moderne orchestre le lent naufrage des obèses et le triomphe par procuration des miséreux robotisés. L'Europe croit encore courir toutes voiles dehors vers un sépulcre digne de son passé de roi de la mémoire du monde, mais le gouffre qui l'attend n'est qu'une rade comblée d'une vaine ferraille.

5 - Une Europe de cantons suisses

Les politologues et les historiens du trépas de l'Europe placent sous la lentille de leur microscope une Helvétie dont la minusculité leur fournit un modèle réduit des astres glorieux d'autrefois. Et pourtant, ils se trompent dans leurs calibrages de la taille des peuples et dans leur pesée du destin des nations: depuis 1815, les descendants d'Orgeterix se sont mis en congé du sang et des larmes de l'histoire. Dix-huit siècles plus tôt, ces Pizarre avaient incendié, dit Jules César, leurs quatorze villes et leurs quatre cents villages afin de ne laisser aucun Eldorado dans leur dos. Et maintenant, cette miniature d'Etat caricature le destin et les nostalgies du Vieux Monde. Mais comment une civilisation d'automates et de cerveaux électroniques quitterait-elle l'arène de la mort et se perpétuerait-elle dans le temps de l'histoire vivante, comme si un Etat neutralisé sur la scène de Clio rendait caduc à jamais le sang des carnages au soleil! Aussi l'Helvétie n'est-elle nullement l'esquisse d'une Europe viable, mais un cadavre ambulant auquel sa neutralité sert de linceul brodé. De cette monarchie bicéphale, Zurich occupe le trône d'un roi de la banque et des finances, Berne le palais de la Belle au bois dormant.

Ne croyez pas non plus qu'un Etat inscrit aux abonnés absents depuis la chute du 1er empire serait réellement unifiable: il lui a fallu des générations pour seulement rassembler sous la férule d'une bureaucratie crochue un Tessin lent et mou, un Valais agreste, des Grisons hirsutes, un Vaud indolent, une Genève trémulante, une Fribourg bilingue autour du moteur bancaire de Zurich et de la machine administrative de Berne. Mais la France de là-bas, dont les trois principautés s'appellent Lausanne, Genève et Neuchâtel, peut bien briller des feux de sa gloire coloniale évaporée, tout cela n'est que confiseries et sucreries. Que l'Europe s'instruise de cette passementerie: de même qu'on ne bâtit pas une nation avec des Helvètes scindés entre trois langues et vingt-quatre jardinets, on ne fera pas une nation d'une Babel de vingt-trois langues et de vingt-sept peuplades cantonalisées. Que peut entreprendre l'intelligentsia à Lilliput? La voici réduite au rang de l'Indien dans le film d'Arnaud Desplechin.

Voir: La guerre culturelle au festival de Cannes, 25 mai 2013

Les dernières cervelles allumées voient une Europe de pâtisserie courir à l'abîme sur trois sentiers bien connus de la minusculité politique. Pour donner un peu d'allure à ces dentelles, évoquons les proies bien saignantes dont l'histoire est friande, appelons un instant à la rescousse les effigies des Parques.

6 - Le récit des Parques

Clotho, fondatrice des cités, préside à la naissance des vivants, Lachésis, tient le fuseau d'une histoire des mortels dont le temps lui présente l'étoffe sous les traits de Chronos. Atropos "trinque à la défaite de la vie", comme dit joliment Yasmina Reza, ce qui signifie que cette divinité interdit au destin de jamais remonter des enfers - Atropos signifie sans retour. Naturellement, les théologiens des Moiraï étaient des anthropologues d'un génie si profond qu'ils avaient observé comment les saintes de l'Erèbe enveloppent la politique, l'histoire et la pensée de la sainteté des ténèbres et de la mort.

Observons donc avec les yeux sépulcraux des Grecs la mémoire du monde couchée sur sa civière. En premier lieu, l'Europe des linceuls ne sait quels chevaux de l'apocalypse courent à la plus vive allure à l'Hadès, ceux dont les cochers conduisent en trombe le char des outillages et toute la quincaillerie, ou ceux dont le train d'enfer assurera la strangulation de l'Europe économique, ou ceux qui galoperont à bride abattue vers la vassalisation du Vieux Monde.

Certes, les serfs du continent ne lutteront pas longtemps à armes égales avec les galériens dont les salaires de cinquante euros par mois assurent la survie de leur maigre ossature, certes, le chômage recrutera inlassablement ses esclaves en Europe, et cela à la faveur même, si je puis dire, de la baisse inexorable du pouvoir d'achat des affamés du tiers monde, ce qui permet à Atropos de rapprocher ses ciseaux de Lachésis, la fileuse des destins, parce que les bagnards vendent sans cesse leur sueur du lendemain meilleur marché que celle de la veille. Mais les vigies du funèbre rappellent d'une seule voix et sans jamais se lasser que les civilisations meurent d'un assèchement de leur cervelle. Sainte Atropos, tu sais que seul le fil de la pensée tisse l'étoffe de la vie et qu'il n'y aurait ni histoire, ni politique s'il en était autrement, tellement les civilisations s'habillent des vêtements de leur raison et périssent dans les haillons de leur logique en lambeaux. Selon les meilleurs théologiens de la symbolique des Grecs, le vin de la réflexion se verse dans la coupe de l'intelligence, celle dont les philosophes tiennent les anses à deux mains. Tel est également l'avis des plus illustres anthropologues des tombeaux dont on sait qu'ils ont armé les Moïrai d'une dialectique de la mise en bière des civilisations.

7 - La triple mort des civilisations

Qu'enseigne encore le génie de la mort? Que, depuis Périclès, le genre humain n'a jamais progressé sur un autre chemin de la science et des savoirs que sur celui de l'approfondissement infernal de la connaissance de sa propre cervelle et que cet approfondissement-là a toujours suivi un seul et même sentier, celui du démontage des ressorts psychiques qui commandent les mythes religieux dans les têtes. La Renaissance, disent-ils, a rouvert la chasse aux secrets des idoles. Quant au XVIIe siècle, il faut y voir le pourvoyeur du siècle des Lumières. Puis le XIXe siècle a vu débarquer les premiers chirurgiens du ciel. Mais le XXe siècle a mis le holà à la spéléologie de Clotho, de Lachésis et d'Atropos. Alors, les mortels ont installé un Zeus censé unique et souverain dans le jardin en fleurs de leurs pauvres cultures et l'Olympe s'est scindé en trois acteurs de l'univers aux préceptes incompatibles entre eux.

De nos jours, les théologiens des Parques se demandent si la mort la plus rapide de l'Europe se produira sur les champs de bataille de l'industrie et du commerce ou sur ceux de la politique, ou sur ceux de la pensée. La Suisse, disent-ils, n'a-t-elle pas traîné pendant des décennies le boulet du Tessin, alors que le clergé de cette région était moins alourdi de toute la ferronerie cultuelle du catholicisme italien que celui de la Grèce des ors et des tiares d'un sacerdoce, dont les jardiniers se sont rendus propriétaires du tiers du territoire du pays et ne paient pas une obole d'impôts? Mais on voit comment la vie intellectuelle et les floraisons culturelles prennent rendez-vous avec les rêves de survie des civilisations condamnées: une Europe acéphale s'interdit désormais toute pesée des cerveaux, parce que la course aux ténèbres du sacré flatte les vieux autels et revigore les dieux des premiers âges de l'humanité. Aussi assiste-t-on au blocage planétaire d'une anthropologie du vide qui avait pris son élan dans l'immensité il y a vingt-cinq siècles, avec le pesage de la boîte osseuse de notre espèce et de ses relation avec l'éternité; et ce blocage se révèle un accélérateur géant des funérailles de l'Europe, parce que les civilisations trépassent maintenant sur trois fronts devenus convergents: leur outillage, leur raison et leur langue.

8 - L'Europe de l'agonie de la langue française

Ecoutons la voix des Parques de la pensée: elles nous murmurent à l'oreille que le Vieux Continent n'a régné sur l'encéphale du monde qu'à l'heure où un seul idiome, le français, monopolisait les exploits du génie littéraire de l'époque et les prouesses des premiers philosophes trans-chrétiens. Elle nous rappellent que Don Quichotte n'a conquis le rang d'un héros à l'échelle de la planète qu'au XVIIIe siècle, parce que le récit de ses aventures a connu quatre-vingts éditions françaises de 1700 à 1800; elle nous remettent en mémoire que Shakespeare a épousé le globe terrestre à la voix de Voltaire, que Faulkner, Steinbeck et Miller doivent à la langue française de figurer au panthéon de la littérature mondiale, que Freud doit principalement à une princesse grecque de langue française, Marie Bonaparte, d'avoir ouvert les cinq continents à l'exploration de l'inconscient multiforme de l'humanité, que Nietzsche a débarqué sur les bords de la Seine en 1898, avec l'essai de Jean Schlumberger sur son génie, que Kafka n'est pas entré dans l'arène internationale en allemand, que Tolstoï, Dostoïevski, Gorki, Tchekhov, ont passé par les voix de Racine, de la Fontaine et de Montaigne.

Mais, il y a quarante ans, toute l'intelligentsia de la Gaule savait encore que la vente d'un ouvrage est toujours inversement proportionnelle à sa valeur littéraire, qu'un chef-d'œuvre ne bénéficie jamais d'un fort tirage que par un malentendu qui crève les yeux, soit d'ordre sexuel, comme Lolita, soit militaire, comme Le Voyage au bout de la nuit, soit politique comme L'Archipel du Goulag. Aussi, de nos jours, deux cinquième du "marché" français du livre rentable ne sont que des traductions hâtives du tout venant de l'anglo-américain, dont les éditeurs avouent eux-mêmes qu'il leur faut trouver "le coin le plus poissonneux", celui qui demeure réservé aux "plus malins", aux "plus persuasifs", aux chasseurs de baleine qui trouveront "les hameçons les plus efficaces" (Le Monde, 24 mai 2013).

Paris, phare désaffecté du génie littéraire de la planète, Paris, port en ruines de l'âme écrite du monde, tu n'arrimes plus les grands navires à tes quais, Paris, voici ta rade réduite au rang d'arrière-magasin de la littérature alimentaire internationale.

9 - L'identité linguistique des peuples

Le français agonise dans la camisole de force de l'anglo-américain sans qu'aucun idiome européen ne soit en mesure de prendre le relais des incendiaires de la pensée logique dont les sacrilèges allumaient les feux de la raison sur toute la terre. La langue de Shakespeare est demeurée trop respectueuse des mythes sacrés et des traditions religieuses pour jamais en chatouiller l'épiderme et le vocabulaire de la langue de Goethe se délite dans son coin - mais de toutes façons, Luther interdit d'avance au génie de la langue de Nietzsche de jamais s'inscrire dans une postérité de feu du siècle des Lumières.

Pourquoi une langue qui remplace ernst par seriös , anfangen par initieren, unannehmbar par inakceptabel, reizend par charmant, comme s'exclame Mme Merkel et qui fait débarquer agieren, confortabel, imposant, reagieren, Rebelle, diverse, Regime, Zone, etc. etc. dans la langue de Goethe et de Schiller, pourquoi, dis-je, un idiome massacré de l'intérieur par des milliers de mots étrangers à son génie ne produira-t-il plus jamais un poème ou une tragédie dignes de la langue de Klopstock, de Wieland ou de Lessing?

Parce que les chemins du trépas des langues sont plus secrets et plus subtils qu'on ne le croit. Le français encore inculte du début du XVIe siècle n'a emprunté aux Grecs et aux Romains que les mots de la science, de la géométrie, des mathématiques , de la philosophie, du droit et de la rhétorique, qui manquaient à Villon ou à Guillaume de Champeaux, tandis que l'allemand remplace à toute allure les mots les plus courants de la langue de tous les jours par des vocables importés par centaines des bords de la Seine. La cause en est que l'allemand n'est entré qu'avec trois siècles de retard dans l'arène des littératures nationales, alors qu'au début du XVIe siècle, la littérature française disposait déjà de si fortes racines identitaires que Rabelais s'offrait le luxe de "bastonner" un écolier limousin qui vous latinisait le français à tire-larigot. La littérature allemande n'est devenue à la fois germanique et universelle qu'avec le Werther de Goethe, paru en 1774, deux ans seulement avant la mort, la même année, de Rousseau, né en 1712 et de Voltaire, né en 1694.

10 - La mort de la langue allemande

Au XVIIIe siècle, il était bien trop tard pour les Germains de débarquer avec armes et bagages dans la postérité mondiale de la civilisation gréco-romaine, tandis que le français était déjà tellement devenu la langue de la littérature et de la pensée de l'Europe et du monde que l'alliance du peuple germanique avec l'universel ne pouvait plus se forger sur l'enclume de l'identité d'une nation nantie d'une capitale culturelle et littéraire capable de régner sur une prononciation unifiée de la langue cultivée, de déprovincialiser le regard et d'affûter l'esprit critique. Mais Goethe lui-même a remplacé Spaziergang par Promenade et l'on doit à la Critique de la raison pure de Kant, paru en 1781, le remplacement de werständlich par intelligibel - cet adjectif allogène se rencontre environ quatre-vingts fois dans le texte fondateur de la philosophie moderne, celui qui n'allait devenir obsolète qu'à la suite du naufrage de l'univers tridimensionnel d'Euclide et de la découverte en 1904 et 1905, d'une "logique" de la quatrième dimension de l'univers.

Wieland, traducteur aussi bien de Shakespeare que des Lettres à Atticus, mort en 1813, avait été reçu par Napoléon aux côtés de Goethe à la cour de Weimar en 1807. Le dernier philosophe chrétien à vocation mondiale, Hegel, est mort en 1831, un an avant Goethe et moins d'un demi-siècle après la mort de Frédéric II en 1786, qui rédigea ses Mémoires en un français de grand écrivain et que Lessing avait longtemps supplié de laisser la littérature du pays prendre son essor en allemand. Mais à peine cette langue avait-elle connu un premier élan qu'une étrange dérive interne l'a saccagée; et l'on a vu, incredibile visu, le monopole français, qui campait encore hors des murailles de la forteresse, dévaler comme un torrent dans la citadelle aux brèches béantes. Alors tout le monde s'est mis à truffer l'allemand de mots français, donc "chics", comme s'il fallait regretter une victoire encore trop paysanne du vocabulaire et inverser subitement l'engloutissement précédent par l'auto-phagie - ce que la France encourage encore de nos jours, parce qu'elle y voit une bonne prise. Mais tout cela n'a été possible, j'y reviens, qu'en raison de la jeunesse et de l'inexpérience littéraire d'un idiome qui n'a pas eu le temps de s'entourer d'une intelligentsia affûtée et sur ses gardes: il n'y a pas de fierté proprement linguistique du peuple allemand.

Goethe était pleinement conscient de ce qu'il faudrait deux siècles à l'Allemagne pour se donner l'armature patriotique et la robustesse cérébrale d'une nation autonome et dont la classe cultivée soufflerait dans l'oliphant d'une civilisation de la philosophie et de la musique. Il se trompait: ce mûrissement ne se produira jamais, parce que, depuis Tacite et son essai sur Les mœurs des Germains, le sud de l'Europe produit de la paresse et des Michel Ange, de la fainéantise et des Sophocle, de la léthargie et des Molière, de la joie de vivre et des Titans de la mort, de la légèreté des mœurs et des visiteurs des Parques. L'Allemagne n'a produit qu'une classe de Herr Doctor dont les régiments campent au cœur de l'élite politique - on n'imagine pas, disait déjà Mme de Staël, un salon de gens d'esprit allemands tel que celui de Ninon de Lenclos, de Mme Geoffrin ou du salon des Guermantes, tellement le temps des Germains ne sera jamais un théâtre de prodiges langagiers et sociaux joyeusement issus du mariage de la plume avec l'art de la conversation amusée.

11 - Le chat de Malraux

La semaine dernière, j'ai esquissé les chances du français ânonnant de l'Etat de sceller une alliance de la pensée logique avec la distanciation trans-théologique des mystiques. Malraux le voyant disait que le XXIe siècle serait spirituel ou ne serait pas; mais, à la stupéfaction de l'Eglise de son temps, c'est un chat qu'il a placé sur un autel dressé place de la Sorbonne. Le chat couve son mystère sous ses paupières mi-closes, le chat ronronne entre le Sphinx et le dieu de la mort. De tous temps cet animal secret et incapturable a fasciné les poètes, parce qu'il se referme sur l'énigme du pharaon qu'il est à lui-même. Peut-être l'Europe du silence est-elle le félin de Malraux ou de Baudelaire, l'effigie de la solitude ascensionnelle et du vide immense de l'éternité.

Le 1er juin 2013

Reçu de l'auteur pour publication

 

   

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Source : Manuel de Diéguez
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