1 - Les toréadors de votre
question
2 - Les
craquements de l'édifice
3 - Nos retrouvailles avec le
sacrifice
4 - Quelle problématique
sous-tend-elle le politique?
5 - La sainte inquisition des
modernes
6 - Le nouvel observatoire du
genre humain
7 - Une science de la peur et
de la mort
8 - Le feu de l'apocalypse
9 - Un regard sur
l'inconscient politique simiohumain
10 - Psychanalyse du mythe de
l'apocalypse
11 - Entre la charogne et
l'offrande
12 - Les faux rois de leur
Déluge
13 - Le recul nouveau de la
raison
14 - Votre moisson de demain
Monsieur le Président,
1 - Les toréadors de votre question
Au
nom des clubs "Penser la France" et en votre propre nom
vous avez bien voulu me demander, primo comment il
convient de séparer l'anthropologie de la
simianthropologie, secundo, à quels endroits il
convient de faire passer la frontière entre ces disciplines,
tertio quelles réflexions sur la méthode permettront de
clarifier la transition entre ces territoires de la science du
passé et de la science politique afin d'accéder à une
connaissance plus unifiée de la France. Je sais qu'en tant que
philosophe de l'évolution cérébrale de notre espèce, vous êtes
aussi attaché que moi à armer la République de demain d'une
identité intellectuelle d'avant-garde et de l'ancrer dans un
approfondissement de la notion même de raison, tellement la
nation de Descartes et de Montaigne a laissé vieillir et
rouiller cette faculté. Peut-être mes explications
contribueront-elles à mettre en évidence des convergences entre
votre vocation de penser notre époque et mes modestes tracés.
Mais pour entrer
dans l'arène ouverte aux futurs toréadors de votre question, il
nous faudra emprunter un détour par les sacristies et nous
demander à quel moment le tabernacle d' une théologie ne
parvient plus à légitimer ses racines multiséculaires dans la
pensée magique, parce que la problématique même sur laquelle
s'appuyait la science des dieux anciens a égaré l'échiquier qui
accueillait sur ses cases la logique interne dont l'axiomatique
du sacré se réclame. L'assise du jeu présupposait qu'il
existerait un créateur mythique du monde, lequel aurait eu un
fils d'une vierge. Puis venait le postulat selon lequel la
mission de cet enfant miraculé serait de sauver le genre humain
des conséquences fatales d'un forfait que notre espèce aurait
commis avant son débarquement sur la terre - péché qui se serait
ensuite et de génération en génération, révélé la source de
notre chute dans l'Hadès. Enfin, le désastre de notre
culpabilité native était proclamé irrémédiable, de sorte qu'il
fallait en effacer les traces par un sacrifice, certes sanglant
et titanesque à la divinité offensée par nos ancêtres, mais
réputé réparateur - celui de la mise à mort sur une potence de
l'unique et prodigieux descendant du démiurge.
Toutes les variantes théologiques du christianisme de la
rédemption par la torture d'un innocent - de l'orthodoxie au
catholicisme en passant par les deux principaux protestantismes
- admettent ces a priori de sauvages, de sorte que l'accord
préalable des défenseurs de cette religion sur la pertinence
d'une immolation originelle circonscrit d'avance le champ mental
des questions à débattre, à savoir quel sera le statut
mi-céleste, mi-terrestre du fils à l'égard de son père divin,
quel sera le grade dont bénéficiera l'esprit dans la hiérarchie
à laquelle les dignitaires d'une cosmologie sacrée se trouveront
subordonnés, quel sera le degré de liberté du croyant sur cette
terre dès lors qu'il lui faudra à la fois veiller à conserver
intacte l'omnipotence et l'omniscience du démiurge mythique et
se rendre volens nolens moralement responsable de ses
propres actes dans le champ de l'Histoire, donc se vouloir
comptable de la sagesse et de la déraison supposées relativement
autonomes dont notre espèce se trouvera nantie en ce monde.
2 - Les craquements de l'édifice
Mais si vous
lisez l'histoire de Port-Royal de Sainte-Beuve, par exemple,
vous remarquerez non seulement un flottement menaçant de la
plate-forme d'extraction de l'or de la foi, mais vous verrez le
tamis même de toute théologie la précipiter dans l'abîme. Quelle
place les méthodes d'interprétation dont dispose la science
historique mondiale réservent-elles au décryptage des
cosmologies mythiques? Comment concilient-elles la mise en
évidence de la spécificité de l'aventure humaine avec les
dosages d'une grâce divine inégalement saisissable et dont
l'imprévisibilité conditionne la puissance? Comment
précisera-t-on le rôle de Louis XIV dans un savoir dont la
légende sacrée n'aura pas suffisamment clarifié le rôle réservé
à tel roi ou à tel autre , de sorte que le dispositif global qui
présidera au destin cérébral d'une religion ne saurait concilier
une connaissance relativement rationnelle de la psychologie des
acteurs de la pièce, d'une part, avec le regard d'aigle de
l'historien, d'autre part ; car ce dernier sera censé percer à
jour les desseins de l' association de Dieu et du Saint Siège
chargée de mener à bien la gestion de l' Eglise et de piloter
jusqu'à son terme le salut éternel de l'humanité. Certes, vous
proclamerez tantôt pénétrables et tantôt impénétrables les vues
de Zeus sur Port-Royal, mais ce sera au gré de vos propres
embarras de scribe de l'absolu.
3 - Nos
retrouvailles avec le sacrifice
Les glissements
de terrain qui minent les théologies en tant que disciplines
autrefois réputées autonomes et souveraines sont devenus si
périlleux pour leur survie qu'il faut désormais renoncer à
jamais rendre intelligible l'histoire véritable du
christianisme, parce qu'il faudrait alimenter une telle ambition
d'un approfondissement vertigineux de la connaissance politique
de notre espèce, ce qui exigerait de consacrer un siècle entier
à seulement élucider la difficulté préjudicielle de connaître
l'assiette psychique du pouvoir religieux. Aussi, la faiblesse
des sciences humaines d'aujourd'hui paralyse-t-elle également
toute histoire qui se voudrait rationnelle des religions
d'autrefois.
Certes, quelques historiens se sont attachés à retracer
l'histoire de nos sacrifices de sang; mais si, Karl Friedrich
Nägelsbach, Die nachhomerische Theologie des
griechischen Volksglaubens bis auf Alexander, Nürnberg
1857 et Gunnar Heinsohn, Die Erschaffung der Götter
(Rowolt 1997) s'appliquent à raconter l'évolution du meurtre de
l'autel au sein de la religion grecque, on n'y trouve aucune
réflexion anthropologique sur notre espèce en tant que telle, de
sorte qu'en ce début du IIIe millénaire, nous nous demandons
encore vainement pourquoi les évadés de la zoologie croient dur
comme fer en l'existence de personnages fantastiques et
flottants dans le vide, pourquoi ils leur ont longtemps offert
les cadavres parfumés des plus beaux et des plus précieux de
leur congénères, puis des bœufs et des moutons à la pelle, sans
doute afin de camoufler leur moindre prix. Si Sainte-Beuve avait
situé sa célèbre histoire de Port-Royal dans une problématique
anthropologique, il aurait précédé le siècle de Freud, de Darwin
et d'Einstein ; et nous comprendrions mieux nos meurtres sacrés
d'Iphigénie au Golgotha. Car les Anciens exprimaient leur
embarras au cœur même du cadeau olfactif qu'ils se faisaient en
secret à eux-mêmes de se placer entre le marteau du tueur et
l'enclume donatrice - entre l'immolation intéressée de la
victime et l'offrande de sa dépouille salvatrice: Inter caesa
et porrecta, disaient-ils, c'est-à-dire entre le meurtre
parfumé et les mains du suppliant. Mais le chrétien avaricieux
d'aujourd'hui sait-il seulement qu'il continue d'offrir à Zeus
le cadavre du fils d'un Dieu réputé se substantifier tous les
jours sur l'autel bien saignant du sacrifice?
4 -
Quelle problématique sous-tend-elle le politique ?
Nous voici un peu
préparés à aborder la question du tribut que la raison politique
des modernes paie aux idéalités des Démocraties meurtrières.
Quelle place la France pensante occupe-t-elle sur le théâtre de
la guerre que la pensée critique livre aux mythes religieux
depuis tant de siècles? L'astéroïde des philosophes se
demandera-t-il si la politique ressortit à l'anthropologie ou à
la simianthropologie? Quant à la science de la mémoire,
obéirait-elle au même modèle d'évolution de sa problématique
interne que les religions? Peut-on dire qu'il existe, certes,
des Etats et des gouvernements, peut-on ajouter que leur
fonction est assurément de diriger les nations, peut-on alléguer
que celles-ci se comportent en personnages vivants sur la terre
et dans les esprits , peut-on démontrer que la politique, aidée
par une science du passé attentive à l'informer et à la guider,
obéirait à la vocation naturelle d'assurer la puissance, la
prospérité et la grandeur des fractions du genre humain qu'on
appelle des nations, mais qu'un grondement sourd monterait des
coulisses et mettrait désormais en grand péril la définition
même du politique?
Dans ce cas, à quel moment la science historique verrait-elle sa
plateforme épistémologique se fissurer, son échiquier se
déplacer, son axiomatique et sa problématique cesser de soutenir
la science qu'on appelait la politique depuis longtemps - et
tout cela sur le même modèle qu'une théologie a vu son champ
d'exercice traditionnel s'effondrer, sa méthode se rabougrir,
son interrogation se rétrécir, sa dignité se ratatiner dans le
cosmos et cela jusqu'à se trouver reléguée sur son pré carré?
Mais si la politique se voyait réduite à la portion congrue et
si son champ de réflexion se réduisait comme une peau de
chagrin, à quel espace devrait-elle s'ouvrir pour accéder enfin
à une pensée et à une pesée d'une tout autre ampleur - celles
qui sauraient de quelle humanité les théologiens ont parlé sans
s'en douter tout au long de vingt siècles de leur dialogue
imaginaire avec un père mythique, un fils sauveur et un "esprit"
qui ne savait quel statut se donner à flotter entre le ciel et
la terre?
5 - La sainte inquisition des modernes
Une mutation du calibrage même de notre interrogation sur la
nature du politique nous condamnerait à traquer l'événement
majeur susceptible de faire passer de l'anthropologie catéchisée
par nos traditions culturelles à une simianthropologie
transcendantale. Mais si nous découvrions alors que la théologie
classique nous avait égarés dans de vaines interrogations sur
notre "salut" et notre "rédemption" - nos enclumes
et nos marteaux - l'heure serait venue d'un questionnement sur
nos meurtres pieux, que nous appelions nos saints sacrifices ;
et toute la politique moderne nous contraindrait d'une main de
fer à observer comment le mythe de l'apocalypse nucléaire
rejoint celui des autels que nous dressions à notre propre mort
et sur lesquels nos offrandes trouvaient à la fois leur
sublimation stendhalienne ou freudienne et l'opportunité de leur
débarquement dans la politique.
Mais si les Sainte-Beuve d'aujourd'hui ne savent plus de quel
point de vue réputé bien connu des théologiens d'autrefois et
clairement délimité par le Saint Siège ils doivent raconter
Port-Royal, les Provinciales, la mère Angélique,
le père Arnaud et tous les autres acteurs de la représentation
depuis saint Augustin jusqu'à Pascal, comment la science
politique va-t-elle changer de caméra, de prise de vues, de
champ visuel, de symbolique et d'historicité? Comment va-t-elle
laisser le récit historique banalisé des Anciens camper sur ses
arpents pastoraux et suivre son chemin en toute légitimité
municipale parmi les mémorialistes et les historiographes, afin
d'imagner, de son côté, un changement radical de son regard sur
les relations entre les Etats ? Car on n'avait jamais vu des
gouvernements faire comparaître devant leur tribunal érigé en
instance suprême de la piété du monde une nation et un peuple de
soixante-dix millions d'habitants et les sommer vertueusement de
renoncer au sacrifice impie auquel les saints pédagogues se sont
pourtant dévotement ralliés depuis six décennies. Quelle sera la
plateforme épistémologique et méthodologique nouvelle de la
science politique mondiale que le feu nucléaire ne manquera pas
d'enfanter afin que le tissu périmé du récit historique change
de trame et en quoi l'animalité spécifique de notre espèce se
trouvera-t-elle mise à nu de telle sorte que ce sera précisément
en tant qu'héritiers mentaux de notre ancêtre, le chimpanzé, que
notre histoire et notre politique se donneront enfin à observer?
6 - Le nouvel observatoire du
genre humain
Que verra le
nouvel observatoire? Que deux Etats dotés de la foudre auto
exterminatrice se tiendront tranquilles et que toute la
difficulté se réduira seulement à empêcher d'autres peuples et
d'autres gouvernements de conquérir le degré de sécurité
militaire et de considération de ses voisins que la foudre
suicidaire peut leur assurer . C'est ainsi que l'Amérique et
l'Angleterre ont tenté d'empêcher les Gaulois de s'armer de la
foudre de Zeus. Puis la Gaule s'est associée aux deux Olympes
reconnus, afin de tenter d'empêcher l'Inde et le Pakistan
d'entrer dans le cénacle des souverains du Déluge. Mais, entre
temps, la Chine et la Russie n'avaient pas attendu leur laisser
passer pour forcer la porte du paradis des sacrifices.
Croyez-vous, M. le Président, que l'histoire classique du monde
dispose des armes du savoir politique en mesure de rendre compte
du sens réel de ce changement de paramètres de Clio?
Décidément, le spectacle réel de l'histoire va subir une
métamorphose aussi radicale que si, depuis la Lettre aux
Hébreux, le christianisme en était venu à s'observer
saintement et à se raconter dévotement toute l'histoire de notre
espèce du point de vue du sang appelé à couler sur ses
offertoires et ses propitiatoires. Dans ce cas, le recul nouveau
du regard de la raison auquel notre science aurait accédé
placerait notre connaissance et notre compréhension de la
spécificité de l'animalité simiohumaine sous la lentille d'un
microscope inconnu. Qu'en serait-il alors de notre distanciation
à l'égard de nous-mêmes, qu'en serait-il d'un recul aussi
terrifiant, qu'en serait-il du télescope dont la lunette ne se
laisserait pas aussi aisément fixer à l'œil que la loupe des
Tacite ou des Thucydide ?
7 - Une science de la peur et de
la mort
Et d'abord, je le redis, il ne s'agirait
pas de déranger les tricots et les trottinements des archivistes
et des chroniqueurs de notre historicité municipale, mais de
mettre en place l'œil d'une science de la peur et de la mort en
mesure d'embrasser le champ commun à l'histoire des peuples sur
la terre et tout au long de leurs migrations parmi les dieux.
Qu'y a-t-il donc, nous dirions-nous, dans le comportement du
chimpanzé que le nucléaire placerait enfin sous une vive
lumière, de sorte que nous nous trouverions renvoyés à nul autre
animal qu'à ce quadrumane à fourrure?
Car nos
simianthropologues constateraient que, sitôt la capacité de nos
Etats de s'entre détruire les met en rivalité sacrificielle
entre eux, ils adoptent des attitudes en tous points semblables
à celles de nos frères inférieurs. D'abord, les toisonnés dont
l'encéphale privilégié se situe à l'origine du nôtre n'attaquent
jamais vraiment leurs congénères; mais leurs grands mâles se
livrent à des assauts solitaires et simulés, ce qui terrorise
inexplicablement tout le monde, de sorte que chacun s'écarte sur
le passage du monstre gesticulant. Mais ensuite, sa masse pseudo
ravageuse se calme; et l'on voit soudain le Tamerlan isolé, le
Gengis Khan des origines, l'Hercule de parade embrasser
chaleureusement ses rivaux. Car cet animal n'est pas simiophage
pour un sou; il fait seulement semblant de disposer d'une foudre
dont ses congénères semblent savoir et ne pas savoir qu'elle est
tout imaginaire. Comment scanner cette ambiguïté
psychobiologique?
8 - Le feu de l'apocalypse
Monsieur le Président, observez donc les comportements des Etats
nucléaires d'aujourd'hui. Comment se fait-il qu'ils feignent
seulement de brandir la terreur et la mort ? Comment se fait-il
que, depuis soixante cinq ans, non seulement ils se gardent bien
de passer à l'acte face à des adversaires dépourvus de l'arme
exterminatrice, mais que, sitôt qu'une paire seulement d'entre
eux dispose des armes embarrassantes en diable de leur
auto-pulvérisation définitive, ils se regardent l'un l'autre en
chiens de faïence et semblent tout contents et subitement
apaisés de disposer enfin d'une musculature résolument
virtuelle. Voyez comme leur calme miraculé se révèle alors
identique à celui de leurs lointains géniteurs, voyez comme la
comédie de Shakespeare intitulée Beaucoup de bruit pour
rien renvoie la simianthropologie à des spectrographies
post-darwiniennes de la politique des modernes.
Serait-ce que le
feu apocalyptique nous révèlerait notre véritable nature, celle
qui aurait précédé notre ascension tardive de l'Olympe de Zeus?
Ne savons-nous pas maintenant que la faiblesse de ses armes a
égaré notre espèce pendant quelques millénaires dans des
carnages partiels, mais que nous nous retrouvons subitement tels
que nous étions avant d'avoir couru en vain vers les périls
extrêmes qui nous font reculer?
Aussi notre souci est-il seulement, comme il est dit plus haut,
d'interdire à d'éventuels nouveaux-venus d'accéder à la
connaissance d'une arme inutilisable par nature et par
définition, alors qu'on se trouve soi-même en grands travaux
afin d'assurer à grands frais la maintenance d'une foudre
onirique à laquelle on a pourtant renoncé le plus officiellement
du monde: "Est-il raisonnable, écrit Hervé Morin, dans le
Monde daté du 16 janvier 2010, de déployer de
tels efforts pour valider des armements dont la doctrine de la
dissuasion prévoit précisément qu'ils ne seront pas utilisés?"
M.
Francois Geleznikoff lui répond: "Nous devons avoir l'intime
conviction que les formules mathématiques auxquelles nous
aboutirons nous rendront le service voulu, sinon la dissuasion
n'est plus crédible".
9 - Un regard sur l'inconscient politique
simiohumain
C'est ici que la
pesée du cerveau actuel de notre espèce en appelle à une balance
conçue et construite par la discipline trans-animale que définit
la simianthropologie critique. Car le chimpanzé cérébralisé et
vocalisé sait fort bien que la France ne se trouve pas menacée
d' une prétendue extermination pour s'être voulue présente en
chair et en os sur l'offertoire des modernes, puisque celui-ci
s'est transporté dans son imagination à la faveur même, si je
puis dire, d'une auto-pulvérisation résolument mythologique.
J'ai signalé qu'entre le meurtre sacré et l'offrande du cadavre
de la victime à l'idole, les Romains avaient observé un moment
d'hésitation et de doute. Analysons la difficulté qu'ils
éprouvaient à prendre une décision - en ce sens, disaient-ils qu'il
y a loin de la coupe aux lèvres, adage que nous traduisons
également par : "Il n'y a que le premier pas qui coûte" .
Le chimpanzé actuel sait-il qu'il n'y a pas de premier pas
possible? Dans ce cas, il faut observer comment cet animal
s'appliquera à se cacher à lui-même ce qu'il sait, mais qu'il va
aussitôt enfouir dans son inconscient politique. Car il
consacrera des milliards non seulement afin de ne pas perdre la
main - il appellera cela "le risque d'érosion du savoir-faire
nucléaire" - mais encore à seule fin de perpétuer à grands
frais un savoir inexploitable par définition.
Depuis 1996, la
France construit dans les Landes une vaste enceinte de béton
afin d'y procéder à des simulations de la fusion
thermonucléaire. Cent cinquante mille mètres cubes de ciment ont
été coulés afin de préserver cet instrument de toute vibration
et pour le maintenir à une température constante. Le programme a
déjà subi un dérapage financier titanesque - il s'est appesanti
de plus d'un milliard depuis 2005. Mais les exercices de
simulation de ce type sont devenus internationaux depuis la
signature du traité de conjuration massive et universelle d'une
apocalypse onirique. La fiction américaine de la fin du monde
connaît, elle aussi, un surcroît de dépenses de deux milliards
de dollars. Mais on voit bien que, sans une psychanalyse des
impasses cérébrales dont souffre le cerveau semi rationnel de
notre espèce au stade actuel de son évolution, on ne saurait
expliquer un acharnement planétaire à gérer un monde
fantasmatique par définition, mais tenu pour aussi "réel" que
celui de feu la croyance en l'existence d'un Dieu que le Déluge
avait spécialisé dans la noyade de ses créatures.
10 - Une
psychanalyse du mythe de l'apocalypse
Et
pourtant on découvre peu à peu la fragilité des calculs ; et
pourtant l'on s'effraie du caractère aléatoire de leur
fiabilité; et pourtant, on s'applique à calfeutrer les brèches :
"Les calculs sont tous beaux. On a tendance à croire qu'ils
sont la réalité même. Mais il est essentiel de connaître leurs
limites", dit un haut responsable du mythe. Comment se
fait-il que la question de la réalité proprement militaire du
nucléaire ne soit jamais pesée, ni même évoquée, comment se
fait-il que le simianthrope s'affaire et se démène sur toute la
terre habitée afin d'entretenir le songe qui le taraude et qu'il
conjure en vain? Cette agitation intercontinentale autour d'un
cauchemar nous rappelle celle dont l'excommunication majeure
avait présenté le spectacle il y a quelques siècles seulement, à
l'heure où les armées de Henry IV d'Allemagne avaient reculé,
terrorisées par le sceptre de l'excommunication majeure dont la
papauté avait brandi la foudre sur toutes les têtes.
Il est clair que
le simianthrope nucléarisé nourrit avec la panique religieuse
des magiciens modernes de l'apocalypse des relations qu'il
appartient précisément à la simianthropologie critique
d'éclairer et de préciser; car il s'agit d'une paralysie
soudaine du raisonnement. A quoi est-elle due, sinon au
transport brutal dans un univers mécanique angoissant d'une vie
dont les fantasmes anciens avaient été bien balisés. Les évadés
partiels du règne animal s'affolent d'avoir perdu les paramètres
multimillénaires de leurs meurtres sacrés. Et pourtant le
nucléaire met la créature dans une situation psychologique
traditionnelle et bien connue : le vieux roi du Déluge ne
s'était-il pas révélé la première victime de sa folie, tant en
raison de sa cécité naturelle que de l'imprévoyance des idoles
de l'époque ? Ce potentat savait-il seulement que son projet de
rayer à jamais sa créature de la carte le laisserait
désespérément orphelin de sa propre démence?
11 - Entre la
charogne et l'offrande
Certes, ce Titan
avait pris le plus grand soin de mettre un spécimen des espèces
qu'il avait créées à l'abri de la noyade salvatrice; et il avait
fait construire un paquebot géant à cet effet. Mais, en ces
temps reculés, non seulement les idoles les plus herculéennes se
croyaient encore à l'abri du trépas, tandis que le chimpanzé
relativement tardif est capable non seulement de se fabriquer un
totem à sa ressemblance, mais de s'installer en esprit sur le
trône de son propre Créateur. Ce chimpanzé récent se trouve donc
confronté à la même panique d'entrailles et à la même témérité
aveugle que le géniteur mythique qu'il avait condamné à flotter
dans le vide de l'immensité. Or cet errant dédoublé dans les
nues sait déjà - mais il ne veut pas le savoir - qu'il ne pourra
payer à sa propre cécité et à sa propre sottise le tribut
incalculable auquel l'appelle sa soif inextinguible de se venger
de l' humiliation mortelle que sa créature lui a fait subir -
celle de lui désobéir.
Sitôt que l'espèce simiohumaine accède à la température
suicidaire, elle se met un bandeau sur les yeux. Pourquoi cela,
sinon afin de ne pas perdre la face devant sa démiurgie ? Mais
comment une espèce condamnée à combattre ses propres ténèbres ne
nous conduirait-elle pas à des analyses existentielles et post
freudiennes de la situation politique et psychique dans laquelle
elle se trouve immergée? Car elle ne parvient ni à renoncer à
l'image matamoresque d'elle-même qu'elle a hissée dans les nues
depuis quelques millénaires, ni à franchir le pas entre
caesa et porrecta - entre la charogne et
l'offrande.
12 - Les
faux rois de leur Déluge
Mon cher Président, la description minutieuse et
l'interprétation pas à pas des carnages payants des rois du
Déluge dépasserait les proportions de la présente lettre.
J'observerai seulement que la crainte de voir le stock de ses
ogives s'épuiser conduit ce confectionneur de ses songes en
fusion à des difficultés de plus en plus insurmontables - car si
les super calculateurs qui permettent la simulation sur
ordinateur de la réaction thermonucléaire ne font que souligner
les carences dont souffrent les techniciens de l'apocalypse
biblique retrouvée, que dire de la propension actuelle de nos
mécaniciens de s'orienter vers des engins de moindre puissance
et qui seraient utilisés, disent-ils, comme des armes d'"ultime
avertissement"? Mais cette "tendance", comme ils
l'appellent, les conduit aussitôt à une difficulté plus
insurmontable que les précédentes. Car ils ont déjà perdu la
main au point qu'il leur faut courir en toute hâte vers leurs
sexagénaires, leurs septuagénaires et leurs octogénaires
expérimentés, dont les conseils guident maintenant les nouveaux
administrateurs du mythe. Et pourtant, la disparition à terme de
l'arme des songes est inexorable. Va-t-elle se vaporiser sur le
même modèle que la dissuasion théologique d'autrefois, celle de
l'excommunication majeure? Car, dit un spécialiste effrayé, nous
nous trouvons "à mi-chemin entre les bombes nucléaires
surpuissantes et les armes conventionnelles, qui ne sont pas
suffisamment radicales".
On comprend que
le nucléaire symbolise une mutation de la science historique et
de la politologie de nos ancêtres, parce que le simple récit des
évènements ne parvient plus à se fonder sur l'axiomatique
générale d'autrefois, et cela du seul fait que nos échiquiers
ont toujours été chargés de rendre intelligible ce qu'ils
décrivaient . De même que le christianisme ne parvient plus à
nous présenter le spectacle de la crucifixion d'un dieu à partir
des repères et des paramètres ensorcelés de la foi, le nucléaire
ne se laisse plus ni raconter, ni expliquer à l'école des
historiens du passé, mais seulement à l'écoute de l'évolution
psychobiologique des chromosomes des évadés de la zoologie -
celle qui commande les gènes de leurs deux interlocuteurs
principaux, leurs dieux et leur politique.
13 - Le
recul nouveau de la raison
Comment
allons-nous théoriser le déplacement et le décalage de
l'axiomatique et de la problématique de la politique classique,
comment allons-nous interpréter les relations nouvelles entre
les Etats et expliciter l'enjeu même de leur diplomatie
nucléaire s'ils se trouvent désormais contraints de s'aventurer
sur un terrain qu'ils ne sont nullement en mesure d'expérimenter
? Car on n'expérimente jamais qu'à partir d'une méthodologie
génératrice du sens, donc de la compréhensibilité d'un récit. (L'humanisme
du XXIe siècle Comment le simianthrope se construit ses
signifiants)
La connaissance du sens précède donc l'expérience appelée à le
vérifier, comme il est démontré par Claude Bernard depuis
L'introduction à la médecine expérimentale de 1865.
De
même - encore une fois - qu'on ne rend pas le Golgotha
intelligible à partir de l'hypothèse méthodologique selon
laquelle ce meurtre serait une offrande bien rétribuée par le
roi du Déluge à ses fidèles partisans et sujets, on ne rendra
pas le nucléaire intelligible à l'aide des jalons du sens
déposés sur le parcours du genre humain par le récit historique,
mais seulement à l'aide d'un recul de la raison que nous donnera
une réflexion post-darwinienne et post-freudienne sur le cerveau
simiohumain actuel. Telle est l'impasse psychobiologique dans
laquelle se situe un animal subitement confronté à une situation
sans équivalent dans son histoire, telle est l'aporie qui soumet
sa boîte osseuse à une épreuve entièrement nouvelle. Pour la
première fois, l'humanité se trouve condamnée par l'Histoire à
approfondir sa connaissance d'elle-même.
Et si cet approfondissement du politique
nous ramenait à Sainte-Beuve, dont j'ai évoqué les difficultés
de raconter Port-Royal de manière signifiante, donc de nous
conduire à la trame simianthropologique qui nous la rendait
intelligible ? Car la vraie question posée par le conflit entre
le jansénisme et son Dieu omnipotent d'un côté et une théologie
catholique plus laxiste et devenue complaisante à accorder aux
chrétiens le pouvoir de conquérir leur salut tant par leurs
propres forces qu'à l'école de leur piété méritoire, cette
question centrale, dis-je, se situe au cœur de l'histoire
universelle du politique. Pour un cerveau de roi, la question de
l'insurrection des disciples de Jansénius contre l'autorité du
trône, est d'une simplicité et d'une évidence criantes: si mes
sujets, se disait Louis XIV, disposaient d'un droit naturel à
bénéficier de mes grâces, et cela à la seule pesée de leurs
vertus et de leurs dévotions, donc de leur empressement à servir
ma couronne, je deviendrais leur obligé et bientôt leur otage ;
et ces malheureux s'enhardiraient à installer des comptoirs de
leur piété dans leur cœur, et ces pécheurs invétérés feront de
moi leur caissier et ils taperont du poing sur la table au
besoin, et ils réclameront des récompenses prévues par leur
tribunal à eux et ils imposeront impérieusement à ma justice de
leur accorder des prébendes dont leurs verdicts me réclameront
l'octroi calculé, et ils se croiront aussi légitimés que
moi-même sur la terre et au ciel.
Mais si je ne fais
bénéficier de mes largesses que les sujets que j'aurai
préalablement choisis par des voies impénétrables, et si je ne
dois de comptes qu'au jugement de ma propre omniscience, et si
je n'accorde mes bontés qu'en toute gratuité, comme le veulent
ces damnés calvinistes, augustiniens et tutti quanti, non
seulement je découragerai les bonnes volontés et les dévouements
modestes et naturels des plus sages de mes sujets, mais ma
majesté en sera rendue creuse à force de se rendre lointaine et
inaccessible. A quelle profondeur dois-je ancrer ma sagesse sur
la terre et à quelle hauteur l'élever dans les airs?
Telle est la
question que le nucléaire pose aux Etats . Un pouvoir terrestre
nanti de l'arme apocalyptique se rendra-t-il inattaquable et
inamovible de régner sans rival dans les plus hautes régions de
l'atmosphère? On voit que l'arme inutilisable enracine la
simianthropologie dans la mythologie biblique, on voit que la
théologie de la guerre moderne retrouve l'apocalypse que
symbolise le Déluge. Mais, par malheur pour les théoriciens des
relations que l'atome et le ciel entretiennent avec le pouvoir,
le dieu nucléaire n'est pas unique. Ils sont déjà huit à trôner
sur leur Olympe de confection. C'est pourquoi ils se
neutralisent réciproquement à la manière des chimpanzés dont
j'ai observé les assauts simulés. Mais s'ils perdaient, se
disent-ils, la considération et les privilèges que leur sceptre
partagé leur confère dans les nues, que resterait-il du
nucléaire de Jansénius? "Comment ne piétinerions-nous pas dans
notre fausse omnipotence? se murmurent-ils aux oreilles les uns
des autres. Il nous faut donc à la fois reconnaître les mérites
particuliers de tel ou tel de nos serviteurs les plus dévoués,
mais non un droit naturel et inné d'accéder à notre trône."
Telle est la
synthèse entre le Saint Siège et ses guichets d'un côté et les
Etats nucléaires de l'autre.
14 - Votre moisson de demain
Voyez combien, mon cher Président, "penser la France",
n'est rien de moins que penser l'avenir de l'intelligence
politique de notre espèce, rien de moins que tenter à petits pas
et en tâtonnant de donner à Descartes, à Montaigne et à
Voltaire, mais également aux grands simianthropologues inconnus,
les Cervantès ou les Swift, les Shakespeare ou les Kafka, la
postérité qu'on appelle un destin.
Car si, comme je l'ai rappelé plus haut, l'histoire aux
médiocres cheminements n'est pas appelée à bousculer l'histoire
au jour le jour, en revanche l'histoire réelle suit un cours
autrement plus profond ; et celui-là, on le conduirait à la
stérilité si on ne lui faisait pas changer de bésicles. C'est
pourquoi la simianthropologie inaugure un regard du narrateur
attaché, certes, à coller à l'actualité internationale, mais
sous les projecteurs trans-narratifs d'une psychophysiologie des
théologies. Prenez l'exemple du chantage à l'auto-pulvérisation
souveraine de la planète auquel se livre Israël face à l'Iran :
ce théâtre ne deviendra intelligible à l'échelle de l'évolution
du cerveau de la planète que si l'on prend la mesure de
l'infirmité méthodologique et de l'asthénie de la politologie
contemporaine, qui ne dispose encore en rien du souffle qui lui
permettrait d'apercevoir non seulement la reduplication des
comportements du chimpanzé explicitée plus haut, mais d'observer
du haut des nues la mobilisation semi animale de tout notre
astéroïde autour d'un leurre.
Quelles sont les chances de faire passer la politologie
bidimensionnelle d'autrefois à celle de l'ère post-ptolémaïque
et post-théologique de la connaissance du passé et du présent
des songes de notre espèce ? Nous ne sommes que les petits
poucets de l'itinéraire de nos délires; et les cailloux que nous
semons en chemin sont tout de suite ensevelis sous la poussière.
Mais si vous observez les efforts criards de la France acéphale
pour diaboliser l'Iran et les embarras diplomatiques d'une
Amérique décérébrée - elle ne dispose encore d'aucune science
simianthropologique de l'histoire du monde - je vous verrai en
envoyé de Zeus sur le chantier de construction de la balance
dont les plateaux et les ressorts permettront à l'intelligence
historique et politique de demain de mettre en marche les
nations encore piétinantes autour d'un épouvantail cérébral. La
simianthropologie rêve de la révolution copernicienne qui
permettrait au simianthrope de déchirer le voile qu'il s'est mis
sur les yeux.
Je vous souhaite
de récolter un jour la moisson de vos justes semailles.
Publié le 1er février 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez