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Iran: la victoire des « défavorisés »
Mahmoud Senadji
Mahmoud Ahmadinejad - Photo IRNA
Lundi 22 juin 2009 Ce mois de juin a été marqué
par deux discours et deux rendez-vous électoraux des plus
importants dont les conséquences sont en mesure de dessiner
l’orientation sur le devenir du monde concernant le problème
central de notre époque : dialogue ou conflit des
civilisations ? Le lieu géographique de l’ensemble de ces
évènements est l’Orient, et au cœur de ces évènements le rapport
Islam-Occident dont le conflit israélo-palestinien est la
traduction la plus parlante.
Le premier événement a été le discours-programme
d’Obama au Caire, lieu symbolique, berceau des civilisations, du
brassage religieux et de la symbiose entre tradition et
modernité. S’adressant aux musulmans, le président américain a
évoqué la portée spirituelle, le message de paix de l’Islam et
l’apport de cette civilisation à la culture mondiale, en
signalant que les musulmans d’aujourd’hui se sont écartés de
l’esprit de ce message. L’aspect culturel de son discours visait
une finalité politique dont l’idée centrale est la
réconciliation des musulmans avec l’Islam, réconciliation ayant
pour modèle politique les pays modérés, en l’occurrence
l’Egypte, et la non-violence comme philosophie de lutte, jalons
d’une refondation de la relation de l’Amérique avec les pays
musulmans.
Cette philosophie réduit le conflit
israélo-palestinien à un conflit de droits civiques et fait
l’impasse sur sa nature coloniale. Ce conflit, d’essence
coloniale, dépasse ses seuls protagonistes (Israéliens et
Palestiniens) pour jeter la lumière sur le rapport qui
l’englobe : Occident-Islam. La portée programmatique du discours
d’Obama au Caire visait avant tout à infléchir l’orientation des
élections au Liban et en Iran, une orientation qui s’avérerait
en conformité avec la stratégie américaine dans la région. Le
discours d’Obama dirigé essentiellement aux musulmans, à une
semaine près des élections libanaise et iranienne voulait peser
de tout son poids pour faire chuter l’opposition libanaise, avec
le Hizbollah à sa tête et le triomphe des réformistes en Iran.
Avec l’aide des pays arabes « modérés »,
l’argent de l’Arabie Saoudite, un mode électoral archaïque et
une pression internationale sans précédent, le but a été atteint
au Liban. Par sa configuration ethnique et sa constitution
historique, le Liban est sensible au souffle de l’Occident. Le
Hizbollah, par la voix de son leader Hassan Nassrallah,
acceptant la voie de la légalité, en se soumettant à la volonté
populaire incarnée par les urnes prouve que l’esprit
démocratique et l’esprit politique du Hizbollah ont pour seul
axiome qu’aucune volonté ne peut prévaloir sur celle du choix du
peuple. Beaucoup d’encre a coulé sur la force militaire du
Hizbollah et sur sa capacité à imposer un ordre politique au
Liban. La réalité a prouvé que celui-ci est profondément ancré
dans le tissu socio-politique de ce pays et que cette force
victorieuse contre Israël accepte sa juste place d’opposant dans
l’échiquier politique interne.
Les mouvements islamistes réputés d’essence
dictatoriale ont accepté la légalité des urnes en reconnaissant
leur défaite et en gardant toute leur confiance dans
l’administration de leur pays qu’ils projetaient de gouverner.
Le scénario libanais ne s’est pas produit en Iran. Et cela était
déjà prévisible. Ahmadinejad était le candidat favori, et tout
le destinait à un deuxième mandat. L’important était de
transformer sa victoire certaine en un véritable procès du
régime. Bien avant les élections, l’idée d’une victoire probable
d’Ahmadinejad ne pouvait être que le produit d’un bourrage des
urnes. Une campagne médiatique soigneusement orchestrée donnait
l’impression que Téhéran était plus proche de l’Occident qu’elle
ne l’était de sa révolution et de ses dirigeants.
Nous ne faisons nullement l’impasse sur la
dynamique sociale de la société iranienne dont une partie,
principalement la jeunesse des villes, aspire à un changement,
et elle n’est pas des moindres car elle a représenté 33% des
suffrages exprimés. Mais cette dynamique ne peut faire
l’économie d’une autre vérité : l’Iran ne se réduit pas à une
partie de la jeunesse de Téhéran. Les élections iraniennes,
contrairement à ce qui se dit ici et là, principalement sur
l’échec et la condamnation de la république islamique,
s’inscrivent dans l’esprit de la révolution de 1979, car elles
signent la victoire définitive des « pieds-nus ».
Ceux qui ont voté pour Ahmadinejad n’ont pas
accès à Internet, ne se projettent pas dans la vie des stars,
n’ont pas des portables multifonctions, ne portent pas de
brassards, ne souffrent pas d’un manque de liberté, mais d’un
manque de justice sociale. Ils n’ont pas l’esprit tourné vers
l’Occident, mais vers ce fils du peuple et cette révolution qui
a fait d’un fils de forgeron le serviteur d’un peuple, un peuple
déterminé à transformer l’histoire du monde.
La réélection d’Ahmadinejad s’inscrit donc dans
la fidélité de la révolution islamique de 1979. Les fils des
« pieds-nus » de 1979 veulent poursuivre les idéaux de leurs
pères. Ce qui manquait aux iraniens et au monde au temps du
Chah, ce n’était pas l’idée de liberté, mais celle de la
justice. Au nom des Lumières et de la philosophie libérale,
l’Occident a fait sombrer le monde durant plus de 3 siècles
(l’esclavage et la colonisation) dans un océan d’injustice. La
victoire d’Ahmadinejad est la victoire du peuple. Le triomphe
définitive de la Révolution islamique. De la souveraineté
populaire. De l’idée de la justice.
A l’instar d’une grande partie du monde
musulman, particulièrement celle du monde arabe, la jeunesse de
Téhéran vit selon l’expression de Marc Côte, dans un espace
retourné vers l’Occident (1). Contrairement donc à l’univers
arabe, le modèle pour le peuple iranien ne résidait pas dans sa
jeunesse huppée et ses aspirations à la modernité, mais dans
l’Iran profond et sa culture musulmane. Ce qui est reproché à
Ahmadinejad se situe plus dans sa condition sociale et ce
qu’elle porte comme promesse de lutte contre la corruption, que
dans ses choix politiques.
C’est sous le règne de Khatami, le promoteur de
l’idée du dialogue des civilisations, que l’Iran a été étiqueté
comme étant le centre de l’axe du mal. C’est la détermination d’Ahmadinejad
dans sa confrontation avec l’ordre injuste du monde qui a accru
sa popularité en donnant aux Iraniens le sentiment qu’ils
doivent traduire leur puissance en mission pour un monde plus
juste.
Ahmadinejad était presque un inconnu en 2005. En
tant que tel, il a gagné les élections présidentielles contre
Khatami. Rafsandjani repoussé aux élections législatives et
présidentielles ne lui restait que ses intérêts à défendre.
Comment expliquer alors l’alliance de l’ensemble des candidats à
la présidentielle et du camp réformiste contre la personne d’Ahmadinajad ?
L’Iran nous a habitué depuis 1979 à des élections honnêtes,
l’administration a fait preuve tout au long des élections qu’a
connu l’Iran qu’elle n’était jamais au service du gouvernement
mais au service du peuple.
Ahmadinajad a toujours exercé ses fonctions
politiques en jouissant de la légitimité populaire. Peut-on
admettre qu’un homme, face aux défis qui attendent l’Iran,
puisse continuer à se considérer comme le serviteur du peuple en
sachant qu’il lui a volé sa victoire ? Peut-on réduire
l’administration iranienne à une administration d’un pays arabe
proche (l’Egypte) ou lointain (l’Algérie), qui lui, sans l’ombre
d’un doute, a toujours fait et défait des élections pour le
plaisir du Prince avec la bénédiction des capitales
occidentales ?
La vieille garde, la noblesse du régime en
quelque sorte refuse, d’admettre qu’un fils de forgeron, le
peuple tout court, les pieds-nus, les représente. Le peuple a
besoin d’être représenté et n’accède à la conscience de lui-même
que sous l’égide d’une élite éclairée. Pour ce courant de pensée
et son relais en Occident, avec Ahmadinejad et le guide de la
révolution islamique, l’Iran est condamné à l’échec.
Dans cette opposition, se dessine également
l’orientation philosophique assignée à la Révolution. Les
réformistes, en créant l’illusion d’une victoire des élections,
puisqu’ils l’ont gagné sur le plan médiatique en jetant ensuite
le discrédit sur le régime (le résultat n’étant pas en leur
faveur), veulent se réapproprier la Révolution, l’embourgeoiser
et la confiner dans le cadre de l’Etat-nation. Iraniser la
Révolution islamique et faire de l’Iran l’alpha et l’oméga de
l’action politique.
Cette tentative d’embourgeoiser la Révolution a
comme toile de fond l’esprit de la Révolution française. Cette
tendance était présente au sein du mouvement révolutionnaire,
mais reléguée à l’arrière-plan par la stature de Khomeiny et le
souffle de la spiritualité politique de la Révolution. Cette
occidentalisation contre laquelle s’est soulevé le peuple
iranien en 1979 a fini par gagner une frange de sa population
par le biais de la globalisation.
L’occidentalisation du monde durant les deux
derniers siècles allait de paire avec la modernité. La modernité
dans le monde musulman a donné naissance à une domination de
l’Etat contre la société se transformant ainsi en obstacle
majeur à l’émancipation du peuple et à l’avènement de la
démocratie. La modernité politique dans le monde musulman s’est
avérée antipopulaire dans sa pratique. Traité comme un serf, il
ne reste au peuple qu’à choisir entre résignation, servitude,
l’exil, le suicide ou la folie meurtrière.
C’est cette équation occidentalisation-modernité
que l’Iran rejette et refuse. La victoire d’Ahmadinajd signe la
victoire définitive de l’avènement de la spiritualité
politique(2) comme facteur déterminant de la globalisation. Elle
constitue ainsi l’accomplissement de la Révolution islamique de
1979. C’est contre la modernité politique que s’insurge l’islam
politique. Si « l’islam politique est incapable de répondre au
défi de la modernité politique (3) » c’est parce qu’il en est la
négation. La modernité politique comprise comme sécularisation
du politique et la séparation des sphères engendre
inéluctablement l’exclusion du peuple comme acteur politique en
érigeant une minorité occidentalisée, dominatrice et arrogante,
en avant-garde prédatrice des richesses de la nation.
La globalisation est un coup de marteau asséné
au couple occidentalisation-modernité. La victoire des
« pieds-nus »aux élections iraniennes a pour tâche philosophique
de libérer le monde de l’emprise idéologique de la modernité
politique. La globalisation, par l’élection d’Ahmadinajad, est
une sortie définitive de la théorie philosophique de l’histoire
comprise comme le devenir monde de l’Occident.
Le monde, aujourd’hui plus que jamais, souffre
d’un manque criant de justice. Le monde a besoin de l’Iran.
L’Iran d’Ahmadinajad. Il apporte aux déshérités du monde la voix
qui leur manque. Sa réélection marque le basculement du monde et
son déplacement vers un horizon social où la justice est le bien
suprême. La liberté telle qu’elle s’est déployée dans la
philosophie occidentale a fini par l’ensauvagement du monde. Le
dernier évènement en date est le discours de Netanyahou. C’est
la mise à nu du visage occidental : plein de suffisance,
dominateur et arrogant.
Il a pu réconcilier les deux camps politiques
adverses dans le monde arabe. L’Occident n’a émis aucune
critique à l’endroit de son discours. La réaction de l’Occident
et du monde arabe au discours de Netanyahou déplace le conflit
israélo-palestinien de conflit régional, politique, vers sa
vraie nature : Occident-Orient. A l’image de la Grèce antique,
deux vérités se font face. Le conflit ne fait place à aucune
relève philosophique. La scène est tragique.
La modernité politique a sévi pendant des
siècles en donnant crédo à la citation de Pascal : « Vérité
au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Un des représentants de
cette doxa, en l’occurrence Alexandre Adler, dans la
présentation de son livre Le monde est un enfant qui joue, le
mercredi 17 juin à la librairie Kleber à Strasbourg, a
interrompu mon intervention en me refusant de poursuivre mon
idée. Après l’avoir écouté pendant une heure trente minutes, il
n’a pas daigné m’accorder deux minutes. Il a suffi qu’il entende
que les élections iraniennes représentaient la victoire des
« pieds-nus » pour que la sentence tombe : je n’avais plus le
droit à la parole.
La modernité politique là où elle s’est
manifestée n’a jamais admis que le règne de sa vérité. Hier
Gaza, aujourd’hui l’Iran : le même scénario se répète. L’univers
orwelien étale son emprise sur la scène médiatique. Ayant pour
objet d’étude la réalité occidentale, 1984 d’Orwell s’applique
sur la conception de la vérité dans la pensée occidentale. Soit
dans sa forme marxiste, soit dans sa forme libérale, le
totalitarisme est consubstantiel à la vérité occidentale. Les
partisans de la modernité politique se sont toujours opposés,
soit par des putschs, soit par des élections fabriquées, soit
par l’arrêt du processus électoral, à la souveraineté populaire.
L’Iran n’est ni à l’image de l’Ukraine, ni à celle d’un pays
arabe et ni à celle de l’Iran de 1953.
Le temps est venu pour l’Occident d’apprendre à
considérer sa vérité comme étant le produit de son histoire. Et
l’histoire de l’Occident n’est pas celle du monde. La victoire
d’Ahmadinejad a pour visée philosophique l’avènement d’une autre
vérité sur la scène du monde. Ce qu’Alexandre Adler ne m’a
permis de dire à Strasbourg, Oumma me permet de l’écrire.
Notes:
(1) Marc Côte, l’Algérie ou l’espace retourné,
Flammarion, 1988
(2)Je renvoie le lecteur à mon article :
« l’Iran, une menace ? La leçon de Foucault », Oumma, 11et 24
mars 2009
(3) Yann Richard, « La république islamique
s’est condamnée à l’échec », le monde, 17/06/ 2009
Mahmoud Senadji, ancien
professeur à l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts d’Alger
Publié le 23 juin 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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