Opinion
Pourquoi Bachar
hausse le ton
Louis
Denghien
Le ton et
les mots que ses ennemis peuvent
comprendre...
Lundi 31 octobre
2011
« La Syrie est un
élément central dans la région (…)
Il existe une ligne
de faille et, si vous jouez avec le sol,
vous risquez de provoquer un séisme. » Pour
une de ses rares interviews accordées à
un grand média occidental depuis le
début des troubles en Syrie, Bachar al-Assad
n’a pas pratiqué la langue de bois qu’on
reproche d’ordinaire à sa
communication : c’est un
avertissement très ferme qu’il vient
d’adresser dimanche 30 octobre, via le
grand quotidien britannique The Sunday
Telegraph, aux puissances occidentales
acharnées depuis huit mois à sa perte.
« Voulez-vous
connaître un nouvel Afghanistan ou même
des dizaines d’Afghanistan ? Un problème
en Syrie embrasera toute la région. » avertit
le n°1 syrien. Qui ajoute aussitôt : « Si
l’idée est de diviser la Syrie, cela
reviendra à diviser toute la région ».
Ligue arabe
ou ligue pétro-monarchique ?
Ceci posé, le président syrien fait –
ce n’est sûrement pas superflu – un peu
de didactisme à l’intention du lecteur
anglais : la Syrie est « complètement
différente de l’Egypte, de la Tunisie ou
du Yémen (…)
Son histoire est différente et la
politique (y)
est différente » rappelle-t-il. Et
le chef de l’Etat d’expliquer que le
gouvernement et la société syrienne se
heurtent en ce moment à un ennemi
intérieur majeur : l’islamisme radical.
« Nous combattons
les Frères musulmans depuis les années
50 et nous continuons d’être en lutte ».
Bachar al-Assad reconnaît que son
gouvernement a commis « de
nombreuses erreurs » au début du
soulèvement. Mais, affirme-t-il, la
situation s’améliore : « Quand
nous avons commencé à annoncer des
réformes, les problèmes ont commencé à
diminuer ». Et le président pointe
notamment le reflux du mouvement de
contestation dans la rue.
Ces réformes mises en train depuis
l’été, elles doivent, compte tenu de
l’héritage politique du passé et des
tensions et pressions du présent,
s’appliquer progressivement : « Le
rythme des réformes n’est pas trop lent
» explique le président syrien. « Envisager
l’avenir exige de la réflexion. Il ne
faut pas plus de 15 secondes pour signer
une loi, mais si celle-ci ne convient
pas à notre société, on ne fait
qu’ajouter aux divisions. »
Le ton de l’entretien, du moins du
début de cet entretien, avec cette mise
en garde et cette allusion à
l’Afghanistan, aura certainement surpris
partisans comme adversaires du régime :
Bachar al-Assad a plutôt fait preuve de
discrétion et de retenue médiatiques, en
ce qui concerne sa communication avec
l’extérieur. Alors pourquoi vient-il de
hausser le ton ?
Cet entretien paraît le jour même où
se tient à Doha, capitale du Qatar, ce
que beaucoup de commentateurs présentent
avec une satisfaction plus ou moins
discrète comme la réunion de la
« dernière chance » entre les
représentants de Damas et ceux de la
Ligue arabe. Une Ligue arabe qui, en
dépit du ton apparemment conciliant du
Premier ministre qatari cheikh Hamad ben
Jassem Al Thani envers Bachar, mercredi
26 à Damas (voir
notre article «
Le Qatar, le Golfe et la Ligue arabe
parlent à Bachar », mis en ligne le
27 octobre) conserve une ligne
assez intransigeante sur le dossier
syrien : le quotidien koweitien
al-Qabas
affirmait dimanche que lors de ces
entretiens du 26 octobre les ministres
arabes des Affaires étrangères avaient
averti leurs interlocuteurs syriens que
l’échec de sa médiation, dimanche, « aboutirait
à une internationalisation de la crise ».
Cette « internationalisation »
pourrait débuter par un embargo
économique arabe contre Damas, qui
s’ajouterait à celui de l’Occident.
Cet alignement de la Ligue arabe sur
les positions, voire les mots de
Washington ou de Paris, cette pression
qu’elle s’efforce de mettre sur la
direction syrienne ne font que traduire
la crise de légitimité d’une
organisation désormais plus
pétro-monarchiste qu’arabe,
avec le poids qu’y jouent l’Arabie
Saoudite, le Qatar et autres émirats
connus pour leur alignement sur les
Américains et leur prosélytisme
d’inspiration wahabite : à ces
deux égards, la Syrie nationaliste et
laïque est bien, en dépit des clauses de
style diplomatique, l’ennemie
privilégiée de ces féodalités du Golfe,
qui en ont carrément oublié l’existence
d’Israël et de la Palestine !
Ceux qui ne s’y sont pas trompés, ce
sont les cyber-opposants qu’on hésite à
qualifier encore de « syriens » : non
contents d’avoir déjà appelé à la mise
en place par l’OTAN d’une zone
d’exclusion aérienne au-dessus de la
Syrie, ils viennent de lancer, sur une
de leurs innombrables mais
interchangeables pages Facebook, un
appel aux caciques de la Ligue pour
qu’ils « gèlent »
l’adhésion de la Syrie à la dite ligue.
Si ça continue, nos « facebookeux »
exigeront l’adhésion à la Ligue arabe
d’Israël et des Etats-Unis (avec voix
prépondérante) !
Quand on aura ajouté que les
puissances occidentales mitonnent une
nouvelle offensive antisyrienne devant
le Conseil de sécurité (voir
notre article «
Une opposition à la dérive, et à la
remorque de l’OTAN », mis en ligne
le 31 octobre), on comprendra que
Bachar al-Assad conçoive quelque
agacement devant cet acharnement.
Pic de pertes
militaires
D’autant qu’alors que les hypocrites
ministres de la Ligue arabe multiplient
leurs médiatiques soupirs sur le « bain
de sang » en Syrie – mais pas au
Yémen, pas au Bahrein, pas en Libye – le
pays est confronté à une véritable
escalade terroriste : de l’aveu même de
l’OSDH, pas moins de 47
militaires et policiers syriens sont
morts entre samedi et dimanche,
dans des affrontements avec des « déserteurs ».
Qu’il soit clair à ce sujet que pour
nous le mot « déserteur »,
très tendance actuellement dans la
novlangue désinformatrice, doit être
traduit par « terroriste
islamiste » : à supposer que la
désertion concerne plus d’un millier
d’individus à l’échelle de toute la
Syrie, ces hommes en rupture d’unité et
de société sont certainement peu
organisés, et beaucoup doivent
d’avantage songer à se cacher en Syrie
ou à fuir en Turquie qu’à jouer les
martyrs de la fantomatique « Armée
syrienne libre » du colonel exilé
al-Asaad. Mais agiter les
déserteurs permet de faire passer au
second plan la guérilla, plus ancienne,
plus nombreuse – un journal libanais
parlait récemment de 17 000 djihadistes
en Syrie, plusieurs milliers en tous cas
– et certainement mieux armée et
organisée.
Dans son entretien au
Sunday Telegraph,
le président syrien agite le spectre de
l’Afghanistan : mais 47 soldats et
policiers tués en 24 heures – combien de
blessés ? – c’est nettement plus que les
2 à 3 soldats que l’OTAN perd
quotidiennement en Afghanistan !
Bachar al-Assad a donc de sérieuses
raisons de hausser le ton vis-à-vis de
ceux qui par aveuglement ou dessein
géostratégique impérialiste nient la
réalité de la situation tout en
cherchant à l’aggraver. Mais il a aussi
des raisons objectives de penser que pas
mal de baudruches, arabes ou
européennes, vont se dégonfler. Il sait
qu’il a avec lui une majorité de moins
en moins silencieuse de Syriens, et les
puissants alliés géopolitiques que l’on
sait : la Russie et la Chine ne veulent
ni ne peuvent plus s’incliner devant
Washington et l’Otan et ont les moyens
de se faire entendre. L’Iran ne peut
tolérer que les Turcs et les Saoudiens
déstabilisent son principal allié
régional avec l’Irak. Au fond,
Bachar a la sociologie de la Syrie et la
géopolitique de la région pour lui. Et
aussi le fait que ses ennemis n’ont pas
les moyens – et les auront de moins en
moins – de leurs intentions. Ce n’est
pas rien ! Si Bachar al-Assad a utilisé,
ce 30 octobre, ce ton et ces mots, c’est
qu’il pense qu’il est en mesure de le
faire…
Publié le 31 octobre
2011 avec l'aimable autorisation d'Info
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