Counterpunch
Les
critiques sont trop bons avec Israël
Mauvaise
foi et destruction de la Palestine
Jonathan
Cook

Counterpunch,
29 septembre 2006
www.counterpunch.com/cook09292006.html
Nazareth
Une
erreur trop souvent commise par ceux qui examinent le comportement
d’Israël dans les territoires occupés – ou lorsqu’ils
analysent sa façon de traiter les Arabes en général, ou encore
qu’ils commentent sa vision de l’Iran – consiste à tenir
pour établi qu’Israël agit de bonne foi. Même ses critiques
les plus incisifs parviennent à tomber dans le piège.
Cette
répugnance à attribuer de la mauvaise foi a encore été
illustrée cette semaine par le groupe des droits de l’homme le
plus important d’Israël, B’Tselem, avec la publication d’un
rapport sur le bombardement par la force aérienne israélienne de
la centrale électrique de Gaza en juin dernier. Les conséquences
terrifiantes de cet acte de châtiment collectif – un crime de
guerre, comme le relève à juste titre B’Tselem – sont
clairement exposées dans le rapport.
Le
groupe avertit que l’électricité n’est disponible à la
majorité du 1,4 million d’habitants que quelques heures par
jour, de même que l’eau courante. Le système d’égouts est
pratiquement hors d’état, avec pour conséquence le risque de
voir se propager de dangereuses maladies infectieuses.
Dans
leur vie de tous les jours, les Gazaouis ne peuvent plus compter
sur les éléments de base de l’existence moderne. Leurs
réfrigérateurs sont pour ainsi dire inutilisables, faisant
planer la menace d’empoisonnements alimentaires. Les personnes
âgées et les infirmes qui vivent dans des appartements ne
peuvent plus quitter leurs maisons, parce que les ascenseurs ne
fonctionnent pas, ou d’une manière imprévisible. Hôpitaux et
cliniques se battent pour pouvoir offrir les services médicaux
essentiels. De petites entreprises, la plupart dépendant de
l’approvisionnement en électricité et en eau, depuis les
magasins d’alimentation et les blanchisseries jusqu’aux usines
et ateliers, sont contraints de fermer.
Le
moment approche à grands pas, dit B’Tselemn, où l’économie
de Gaza – déjà placée sous un blocus appuyé
internationalement et visant à pénaliser les Palestiniens pour
avoir élu démocratiquement un gouvernement Hamas – va tout
simplement expirer sous la contrainte.
Malheureusement,
B’Tselem cesse néanmoins de faire preuve de raison lorsqu’il
en vient à expliquer pourquoi Israël a bien pu vouloir faire le
choix d’infliger un châtiment aussi terrible au peuple de Gaza.
C’était apparemment par soif de vengeance : c’est même
le titre du rapport du groupe : « Acte de vengeance ». Israël, semble-t-il, souhaitait venger
la capture, quelques jours plus tôt, d’un soldat israélien,
Gilad Shalit, enlevé d’une position de chars utilisée pour
tirer sur Gaza.
Le
problème avec la théorie de la « vengeance »
est que, si critique soit-elle, elle suppose un certain degré de
bonne foi de la part du vengeur. Tu as volé mon jouet dans la
plaine de jeu, alors je te donne des coups. J’ai mal agi – de
manière disproportionnée,
pour reprendre un mot en vogue et que B’Tselem adopte également
– mais personne ne contestera que mes émotions étaient
honnêtes. Il n’y avait ni subterfuge ni supercherie dans ma
colère. Je n’encours de blâme que parce que j’ai manqué à
contrôler mes pulsions. Il est même insinué que si mon action
était injustifiée, ma fureur était, elle, justifiée.
Mais
pourquoi considérerions-nous qu’Israël agit de bonne foi, mais
avec mauvaise humeur, en détruisant la centrale électrique de
Gaza ? Pourquoi présumerions-nous qu’il s’agissait
d’une réaction excessive, impétueuse, plutôt qu’un acte
froidement calculé ?
En
d’autres termes, pourquoi croire qu’Israël cède à la folie
quand il commet un crime de guerre plutôt que considérer qu’il
l’a soigneusement planifié ? N’est-il pas possible que de
tels crimes de guerre, au lieu d’être spontanés et faits au
petit bonheur, aillent en réalité tous dans la même
direction ?
Plus
particulièrement, pourquoi devrions-nous accorder à Israël le
bénéfice du doute quand ses crimes de guerre contribuent, comme
le bombardement de la centrale électrique de Gaza le fait
sûrement, à la réalisation d’objectifs aisément
déchiffrables ? Pourquoi ne pas considérer plutôt ce
bombardement comme une étape d’un plan à long terme devant se
déployer lentement ?
L’occupation
de Gaza n’a pas commencé cette année, après l’élection du
Hamas, et elle n’a pas pris fin avec le désengagement d’il y
a un an. L’occupation dure depuis quatre décennies et elle se
maintient à toute force, tant en Cisjordanie qu’à Gaza. Durant
tout ce temps, Israël a suivi une politique cohérente visant à
soumettre la population palestinienne, à l’emprisonner dans des
ghettos toujours plus étroits, à la couper de tous contacts avec
le monde extérieur, et à détruire ses chances de développer
jamais une économie indépendante.
Depuis
qu’a éclaté, il y a six ans, la seconde Intifada – le
soulèvement palestinien contre l’occupation – Israël a
resserré son système de contrôles. Il a cherché à le faire
par deux approches parallèles, se renforçant l’une l’autre.
Israël
a, premièrement, imposé des formes de châtiment collectif pour
affaiblir la détermination palestinienne à résister à
l’occupation et encourager les tensions entre factions et la
guerre civile. Deuxièmement, Israël a « domestiqué »
la souffrance à l’intérieur des ghettos, s’assurant de ce
que chaque Palestinien se retrouve isolé de ses voisins, ses
propres préoccupations réduites au plan domestique :
comment obtenir un permis de bâtir, ou comment passer de
l’autre côté du mur pour se rendre à l’école ou à
l’université, ou rendre visite à un proche emprisonné
illégalement en Israël, ou empêcher que d’autres terres
familiales soient volées, ou se rendre à l’oliveraie.
Les
objectifs de ces deux batteries de mesures sont néanmoins les
mêmes : l’érosion de la cohésion de la société
palestinienne, la désorganisation des efforts de solidarité et
de résistance, et finalement le lent éloignement des
Palestiniens des zones rurales vulnérables vers les centres
urbains relativement sûrs – et en fin de compte, la pression
continuant à augmenter, vers des Etats arabes voisins, comme la
Jordanie et l’Egypte.
Mis
ainsi en lumière, le bombardement de la centrale électrique de
Gaza s’ajuste habilement aux plans élaborés de longue date par
Israël pour les Palestiniens. La vengeance n’a rien à voir
là-dedans.
Un
autre exemple récent, davantage prévisible, est donné par un
échange de courriels publié sur le site du forum Media Lens et
impliquant le rédacteur pour le Proche-Orient à la BBC, Jeremy
Bowen. Bowen était interrogé sur la raison pour laquelle la BBC
avait négligé de rendre compte d’une importante initiative de
paix lancée conjointement cet été par un petit groupe de
rabbins israéliens et de politiciens du Hamas. La réunion
publique au cours de laquelle les deux parties devaient dévoiler
leur initiative fut contrecarrée par les services secrets
israéliens lorsqu’ils ont, avec selon toutes vraisemblances
l’approbation du gouvernement israélien, empêché les
députés du Hamas d’entrer à Jérusalem.
Bowen,
quoiqu’implicitement critique à l’égard du comportement d’Israël,
croit que l’initiative était d’une portée secondaire. Il
doute que le Shin Bet ou le gouvernement se soient inquiétés de
cette réunion – pour reprendre ses termes, elle était perçue
comme n’étant rien de plus qu’un « sujet d’irritation mineur » – parce que le camp de la paix
israélien s’est montré très réticent à s’engager avec des
Palestiniens depuis que l’Intifada a éclaté en 2000. Le
gouvernement israélien n’aimerait pas que le Hamas paraisse
« plus respectable »,
reconnaît-il, mais pour ajouter que c’est parce qu’ « ils croient que c’est une organisation terroriste qui cherche à tuer
des Juifs et à détruire leur pays ».
Bref,
si le gouvernement israélien a sévi contre l’initiative,
c’est parce qu’il croit que le Hamas n’est pas un partenaire
sincère pour la paix. Une fois encore, du moins dans l’idée de
Bowen apparemment, Israël agissait de bonne foi :
lorsqu’Israël avertit qu’il ne peut discuter avec le Hamas
parce que c’est une organisation terroriste, cela ne veut pas
dire autre chose que ce qu’Israël dit.
Mais
si nous abandonnions, un instant, ce postulat de la bonne
foi ?
Le
Hamas comporte une branche militaire, une branche politique et
tout un réseau d’associations caritatives. Israël choisit de
dépeindre toutes ces activités comme étant terroristes par
nature, refusant de faire la part entre les différentes branches
du groupe. Il dénie le fait que le Hamas puisse avoir de
multiples identités de la même manière que l’Armée
Républicaine Irlandaise, qui comportait une aile politique
appelée Sinn Fein.
Certaines
des récentes actions d’Israël pourraient bien s’accorder
avec cette vision simpliste concernant le Hamas. Israël a essayé
d’empêcher le Hamas de participer aux élections
palestiniennes, ne faisant marche arrière que quand les
Américains ont insisté sur la participation du groupe. Israël
semble maintenant détruire les institutions administratives
palestiniennes, clamant qu’une fois aux mains du Hamas, elles ne
pourront servir qu’à promouvoir le terrorisme.
On
pourrait plaider que le gouvernement israélien agit de cette
manière parce qu’il est sincèrement convaincu que la branche
politique du Hamas sert elle-même de couverture à une activité
terroriste.
Mais
la plupart des autres mesures suggèrent qu’en réalité,
Israël a un tout autre agenda. Depuis les élections
palestiniennes qui se sont tenues il y a six mois, la politique
d’Israël à l’égard du Hamas est parvenue à réaliser un
objectif : affaiblir les modérés au sein du groupe, en
particulier les politiciens nouvellement élus, et renforcer les
militants armés. Dans le débat interne au Hamas sur le choix
entre aller vers la politique, la diplomatie et le dialogue ou se
concentrer sur la résistance militaire, nous pouvons deviner quel
camp est en train de gagner.
Ce
sont les modérés, et non pas les militants armés, qui ont été
atteints par l’isolement du gouvernement Hamas élu, isolement
imposé par la communauté internationale à l’instigation
d’Israël. Ce sont les modérés, et non pas les militants
armés, qui ont été affaiblis par les rafles israéliennes et
l’emprisonnement de députés appartenant au groupe. Ce sont les
modérés, et non les militants armés, qui ont pâti de
l’échec, encouragé par Israël, des hommes politiques du Fatah
et du Hamas à créer un gouvernement d’unité nationale. Et
c’est l’approche des modérés et non celle des militants
armés qui a été discréditée quand Israël a réussi à
bloquer l’initiative de paix de cet été entre des députés du
Hamas et les rabbins.
En
d’autres termes, la politique israélienne encourage les
éléments extrémistes et militants armés à l’intérieur du
Hamas plutôt que les éléments politiques et modérés. Dès
lors, pourquoi ne pas supposer que c’est là sa visée ?
Pourquoi
ne pas supposer que, plutôt que de vouloir un dialogue, un vrai
processus de paix et un éventuel accord avec les Palestiniens
pouvant mener à la création d’un Etat palestinien, Israël
cherche un prétexte pour poursuivre une occupation de quatre
décennies – même s’il lui faut la réinventer par des tours
de passe-passe comme les plans de désengagement et de
convergence ?
Pourquoi
ne pas supposer qu’Israël a fait obstacle à la rencontre entre
les rabbins et les députés Hamas par crainte qu’un tel
dialogue puisse laisser entendre aux électeurs israéliens et au
monde qu’il y a, au sein du Hamas, des voix fortes prêtes à
envisager un accord avec Israël et que si une chance leur était
donnée, ces voix pourraient gagner en puissance et en
influence ?
Pourquoi
ne pas supposer que le gouvernement israélien souhaitait
interrompre les contacts entre le Hamas et les rabbins pour
exactement les mêmes raisons qu’il a, à maintes reprises,
employé la violence pour disperser les manifestations organisées
conjointement, dans des villages palestiniens comme Bil’in, par
des militants de la paix israéliens et palestiniens opposés au
mur qui annexe des terres agricoles palestiniennes à
Israël ?
Et
pourquoi, contrairement à Bowen, ne pas prendre au sérieux des
sondages d’opinion comme celui qui a été publié cette semaine
et qui montre que 67% des Israéliens soutiennent des
négociations avec un gouvernement palestinien d’unité
nationale (incluant donc le Hamas), et que 56% sont favorables à
des pourparlers avec un gouvernement palestinien quelle que soit
la personne qui le dirige ? Se pourrait-il que, confronté à
ce genre de statistiques, les dirigeants israéliens soient
terrifiés à l’idée que, si l’on offrait au Hamas la chance
de s’engager dans un processus de paix, les électeurs
israéliens pourraient commencer à mettre davantage de pression
sur leur propre gouvernement pour faire des concessions
significatives ?
En
d’autres termes, pourquoi ne pas considérer un instant que
l’image qu’Israël prétend avoir du Hamas peut être un
travestissement intéressé, que le gouvernement israélien a
investi toute son énergie à discréditer le Hamas, comme il
avait, avant ça, discrédité les dirigeants palestiniens
laïques, parce qu’il n’est nullement intéressé par la paix
et ne l’a jamais été ? Son but est le maintien de
l’occupation dans les meilleurs termes pour lui-même.
Pour
sensiblement les mêmes raisons, nous devrions traiter avec autant
de scepticisme une autre mesure israélienne récente : le
refus du Ministère israélien de l’Intérieur de renouveler le
visa touristique de Palestiniens porteurs d’un passeport
étranger, les forçant ainsi à quitter leur maison et leur
famille se trouvant dans les territoires occupés. Beaucoup de ces
Palestiniens, qui ont été, au départ, dépouillés par Israël
de leurs droits de résidence en violation du droit international
– souvent à l’occasion d’un séjour fait à l’étranger
pour travailler ou étudier – ont vécu, durant des années
voire des décennies, avec des visas de trois mois renouvelables.
Cette
aggravation de la violation initiale des droits de ces familles
palestiniennes n’a curieusement fait l’objet d’à peu près
aucune couverture médiatique, ni provoqué jusqu’ici le début
d’une indignation au sein des grandes organisations
internationales des droits de l’homme, comme Human Rights Watch
et Amnesty International.
Je
risquerais bien une explication. De manière inhabituelle, Israël
n’a fait aucune tentative sérieuse pour justifier cette mesure.
En outre, contrairement aux deux exemples mentionnés plus haut,
il est difficile d’avancer ne fût-ce qu’une raison
superficiellement plausible pour laquelle Israël aurait besoin de
poursuivre cette politique, sinon ce mobile évident : qu’Israël
croit avoir trouvé une autre astuce bureaucratique pour dénier
à encore quelques milliers de Palestiniens leur droit acquis de
naissance. Il s’agit d’une autre petite mesure élaborée pour
nettoyer ethniquement ces Palestiniens de ce qui aurait pu être
leur Etat, si Israël avait été intéressé par la paix.
Contrairement
aux deux autres exemples, il est impossible de supposer la moindre
bonne foi de la part d’Israël dans cette histoire : la
mesure n’a aucune valeur sécuritaire, fût-ce d’une variété
improbable, et elle ne peut pas non plus passer pour une réaction
excessive, une vengeance, à une provocation venant du groupe
visé.
Les
Palestiniens détenteurs d’un passeport étranger sont parmi les
plus riches, les mieux formés et peut-être les plus désireux de
s’engager dans un dialogue avec Israël. Beaucoup ont fortement
investi dans les affaires dans les territoires occupés et veulent
mettre ces investissements à l’abri de nouvelles confrontations
armées et la majorité d’entre eux parlent couramment la langue
de la communauté internationale, l’anglais. Autrement dit, ils
auraient pu constituer la tête de pont d’un processus de paix,
si Israël y avait sincèrement été intéressé.
Mais,
comme nous l’avons vu, Israël ne l’est pas. Si seulement nos
médias et nos organisations des droits de l’homme pouvaient se
résoudre à l’admettre ! Mais comme ils ne le peuvent pas,
la mauvaise foi transparente qui sous-tend la tentative
administrative de nettoyage ethnique peut être autorisée à
passer sans la moindre censure.
Jonathan Cook est
un écrivain et un journaliste basé à Nazareth, Israël. Il
est l’auteur d’un livre à paraître chez Pluto Press :
« Blood and Religion: The Unmasking of the Jewish and
Democratic State » et disponible aux Etats-Unis auprès des
presses de l’Université du Michigan. Son site Internet est www.jkcook.net
(Traduction
de l’anglais : Michel Ghys)
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