Tribune
Ah, ça ira, ça
ira...
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Mardi 13 août 2013
Source :
RIA Novosti
"Promenades
d'un économiste solitaire" par Jacques
Sapir
Notre Président s’est donc rendu à
Clichy-sous-bois d’où étaient parties
les émeutes de 2005. Il eut été plus
opportun qu’il se rende à Trappes où des
provocations islamistes minoritaires ont
menacé la tranquillité de la population.
Mais le courage politique n’est pas
réellement le fort de François Hollande…
Notre Président tient depuis des mois
un discours optimiste, que ce soit sur
la croissance ou sur l’emploi. Mais, son
Ministre des Finances, Pierre Moscovici
laisse entendre que le déficit
budgétaire va déraper et atteindre
autour de 4% cette année, tandis que les
chiffres de croissance sont constamment
révisés à la baisse : de +0,8% à -0,1%
pour cette année, et de +1,2% à +0,6%
pour 2014. Mais, les chiffres ne sont
pas le fort de François Hollande…
Notre Président annonce la création
de près de 100 000 emplois d’avenir
d’ici à la fin de l’année 2013.
Cependant, sur le terrain, le dispositif
ne se met en place qu’avec les plus
extrêmes difficultés. Mais, la réalité
n’est pas le fort de François Hollande.
Et, à vrai dire, on ne sait pas trop où
est le fort de notre Président (si ce
n’est à Brégançon, mais c’est une autre
histoire).
A-t-il seulement pris la mesure de ce
qui est en train de se passer dans ce
pays, alors que ses conseillers se
gargarisent des fameux « bons résultats
» ? On sait ce qu’il en est. Le
processus de chute dans la crise se
ralentit. Rien de plus normal, les
économies ne peuvent ainsi disparaître
comme dans un trou noir. Mais, ce
processus de ralentissement, voire de
stagnation de la dégradation ne signifie
nullement le retour à une véritable
croissance. En Espagne, la stabilisation
du chômage est due, pour l’essentiel,
aux emplois saisonniers. La Grèce
connaît une timide amélioration de sa
fréquentation touristique, mais elle le
doit beaucoup aux problèmes politiques
que connaissent la Turquie et la
Tunisie. En fait, ces « bons résultats »
ne sont que des faux-semblants. La zone
Euro est en crise, et pour longtemps.
Rien ne laisse espérer une sortie de
cette dernière à court ou à moyen terme.
Le poids des dettes souveraines continue
de s’alourdir et Mario Draghi - et avec
lui la BCE - va connaître son heure de
vérité quand il lui faudra activer les
mécanismes de rachat des dettes (dit OMT
ou « Outright Monetary Operations »). En
fait, cette heure de vérité pourrait
bien sonner plus tôt que prévue. La Cour
Constitutionnel allemande doit en effet
statuer sur la légalité des OMT, et tout
laisse à penser qu’elle va les déclarer
inconstitutionnels.
L’Allemagne pourrait donc bien se
révéler le cauchemar de François
Hollande. Il mettait l’an dernier tous
ses espoirs dans un changement de
majorité dans ce pays. Or, tout laisse à
penser que Mme Merkel sera reconduite
dans ses fonctions, et avec elle cette
politique allemande d’exploitation
éhontée de ses voisins qui accélère la
crise inévitable de l’Euro et conduit
l’Europe à l’abîme. Mais un cauchemar
plus proche menace le Président.
L’Italie risque d’être secouée par les
conséquences de la condamnation de
Silvio Berlusconi. Que l’on ne s’y
trompe pas. L’auteur de ces lignes n’a
guère de sympathie ni d’estime pour
l’homme, un affairiste, issu de
l’entourage du socialiste Bettino Craxi,
qui croula lui-même sous les scandales
avant de s’enfuir chez Kadhafi, aux
pratiques à l’évidence délictueuses et à
la moralité plus que douteuse. Mais
l’homme est une chose et la réalité
politique en est une autre. La fragile
alliance Gauche-Droite constituée pour
faire barrage au succès du parti de
Beppe Grillo, le M5S, risque de voler en
éclats. De nouvelles élections se
profileraient alors et avec elles la
menace d’une instabilité politique et
donc économique dans un des pays clefs
de la zone Euro
Telle est donc la réalité. Alors
François Hollande s’adapte, négocie,
finasse. Il réduit le budget des forces
armées en deçà du nécessaire au maintien
d’une défense nationale indépendante,
dont il a pourtant démontré l’absolue
nécessité avec l’intervention au Mali.
Il augmente subrepticement les «
recettes de poches » de l’État avec une
hausse des frais de mutation (et cela
alors qu’il prétend relancer le marché
de l’immobilier). Il coupe dans les
dépenses, y compris les plus utiles, y
compris avec la suppression des aides
accordées à l’apprentissage, alors que
cette voie est souvent une véritable
solution pour des jeunes déscolarisés.
Mais, adaptation ou finasserie
n’empêchent notre pays, notre « bien
commun », de se dégrader. L’expression
d’accident « technologique », qu’avaient
créée des collègues russes, s’applique
désormais à la France, comme on a pu le
voir avec l’accident ferroviaire
tragique de Brétigny. Et c’est un
véritable miracle que cet accident ait
eu lieu en été. Dans le cours de
l’année, où cette station est
quotidiennement fréquentée par des
milliers de gens, ce serait par dizaines
que l’on compterait les morts. Notre
pays se dégrade aussi moralement.
Toujours à Brétigny, les incidents, les
vols des victimes, qui se sont produits
– et que le gouvernement et les
autorités avaient commencé à nier – en
sont la preuve. Certes, et c’est
important, ce tragique accident a aussi
été l’occasion de manifestations de
courage et de solidarité. Il n’y a pas
eu que des voleurs et des caillasseurs à
Brétigny. C’est heureux et il faut s’en
souvenir. Mais il y en a eu aussi. Et
cela est le symptôme d’une profonde
dégradation morale du pays. Un autre
signe, plus subtil, de cette dégradation
réside dans le concert des « bonnes âmes
» qui s’est empressé d’affirmer de
manière péremptoire, et contre toutes
les évidences, qu’il ne s’était rien
passé à Brétigny. Le déni de réalité
devient alors une ligne politique et va
même jusqu’au réflexe pavlovien.
Pourtant, dire les choses, les dire de
manière honnête en reconnaissant ce
qu’il y eut de bon mais aussi de
détestable dans les comportements à
Brétigny, n’est en rien une
stigmatisation des habitants de cette
ville des bords de l’Orge ni de ceux des
quartiers. C’est simplement reconnaître
que l’anomie fait de terribles progrès
dans notre société.
Dire qu’une personne est malade n’est
pas la stigmatiser. Mais il faut
identifier les causes de sa maladie, et
pour cela la décrire, si l’on veut la
soigner. Plus encore que les ruptures
techniques (qu’il faut préférer au terme
d’accident ou de catastrophe «
technologique ») imputables au
sous-investissement chronique dont
souffrent nombre de nos infrastructures
depuis maintenant une vingtaine
d’années, la dégradation morale que
révèle cette montée de l’anomie est un
problème tragique. Elle ne peut se
comprendre que si l’on conçoit que la
socialisation se fait, en priorité, sur
le lieu de travail et dans les relations
sociales qui en sont issues. Le chômage
de masse laisse une partie de la
population hors de tout cadre de
socialisation, enfermée entre une
télévision qui ne lui donne comme modèle
que des trajectoires individuelles, en
réalité inaccessibles, et une réalité
quotidienne qui la ramène aux réalités
de sa misère. Dès lors, l’individualisme
narcissique - qui constitue en réalité
l’idéologie du néo-libéralisme - tourne
à vide et se transforme en anomie. Le
seul remède, même si la formulation en
apparaît autoritaire, est une « mise au
travail » qui permettra de recréer du
lien social.
On en revient ici à notre Président,
à ses rêves et à ses illusions. Il est
clair qu’il ne comprend pas l’état de
dégradation, tant matériel que moral de
notre société, qui est aussi la sienne.
Il croit qu’en s’abstenant de prendre
des vacances, si ce n’est une semaine
dans cette dépendance du château de
Versailles que l’on nomme La Lanterne,
il va reprendre la main. Ce n’est même
plus du niveau de l’illusion. Nous en
sommes à celui d’une communication qui
tourne à vide, qui s’enferre dans ses
mensonges, et qui contribue en fait à le
décrédibiliser encore plus. Il ne saisit
pas que sa seule chance serait de créer
massivement des emplois, non pas ces
quelque 100 000 emplois aidés, mais de
500 000 à 600 000 emplois, et bien réels
ceux-ci, par an pendant trois ans. Mais,
cette chance est en train de passer elle
aussi. Pour qu’elle se concrétise, il
lui aurait fallu du courage politique et
l’empathie, là où, sous le sourire et la
bonhomie apparente, perce rapidement la
suffisance technocratique. Il se révèle
ce qu’il est, dur aux faibles, et faible
devant les puissants.
Qu’il le sache, son lieu de vacances
est hautement symbolique. Il risque bien
de finir là où il a pris ses congés : à
la lanterne !
* « Les aristocrates à la
lanterne / Ah, ça ira, ça ira, ça ira /
Les aristocrates on les pendra ». Chant
de la Révolution française.
L’opinion exprimée dans cet
article ne coïncide pas forcement avec
la position de la rédaction, l'auteur
étant extérieur à RIA Novosti.
** Jacques Sapir est un
économiste français, il enseigne à
l'EHESS-Paris et au Collège d'économie
de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des
problèmes de la transition en Russie, il
est aussi un expert reconnu des
problèmes financiers et commerciaux
internationaux. Il est l'auteur de
nombreux livres dont le plus récent est
La Démondialisation (Paris, Le Seuil,
2011).
©
RIA Novosti
Publié le 15 août 2013
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