Promenades d'un économiste solitaire
Quand le
gouvernement français joue
(pour de bonnes raisons) avec le feu
Jacques Sapir
© Jacques
Sapir
Lundi 8 octobre
2012
Source :
RIA Novosti
Le gouvernement français vient de
laisser filtrer, par voie de presse
interposée, un projet de transfert de
charges des entreprises sur les ménages.
Ceci porterait sur un montant de 40
milliards d’euros, somme dont les
entreprises se verraient allégées, mais
qui serait compensé par une hausse de la
Contribution Sociale Généralisée
équivalente. Voilà qui constitue en fait
la première réaction concrète au
problème de la crise de compétitivité
dont souffre l’économie française. On
sait que c’est cette crise de
compétitivité qui constitue le
soubassement réel de la crise de l’Euro.
La montée explosive du chômage à
laquelle nous sommes confrontés a
certainement été un signal d’alerte
important à cet égard.
I. Quel effet
pour les entreprises ?
Telle qu’elle est annoncée, cette
mesure consiste à prélever pour 40
milliards de charges patronales en 5 ans
(au rythme de 8 milliards par an), et de
financer l’opération par une
augmentation de la CSG.
Le coût unitaire global du travail
(calculé comme rapport du total Salaire
+ Charges divisé par la productivité par
tête) s’est détérioré de 20% depuis 2000
par rapport à l’Allemagne. Pourtant, cet
écart n’est pas due à une moindre
productivité : de ce point de vue, la
France fait sensiblement jeu égal avec
l’Allemagne. Mais, la hausse des
salaires et des charges a été plus forte
dans notre pays.
Le montant de 40 milliards correspond
à peu de choses près à 20% du coût du
travail dans l’industrie. Il faudrait
donc que cette mesure ne s’applique
impérativement qu’aux salariés de
l’industrie si l’on veut qu’elle soit
pleinement efficace. La généraliser à
tous les salariés aboutirait soit à en
diluer l’effet.
L’échelonnement dans le temps de
cette mesure pose, de plus, un problème
important. Les prix de produits français
devraient alors baisser d’environ -1,2%
par an (en comptant que le coût du
travail est en moyenne de 30% du prix
total, et que le coût du travail baisse
de 4% par an). Or, il n’est pas garanti
qu’une telle baisse soit suffisante pour
modifier les préférences des acheteurs
potentiels et les amener à substituer
des produits français aux produits
étrangers. On est loin, par exemple, du
choc de compétitivité provoqué en son
temps par la dévaluation de la Russie en
1998.
Les changements des préférences ne
surviennent que si l’acheteur potentiel
est en présence d’un mouvement important
du prix ou de la qualité. Or, le
mouvement qui se produirait tous les ans
serait ici trop faible pour engendrer
une réaction positive de la demande. En
un sens, le gouvernement commet la même
erreur commise en son temps par le
gouvernement de Pierre Maurois en 1981
en ne dévaluant que de 10%. Il est
aujourd’hui établi qu’une dévaluation
largement supérieure (d’au moins 20%
voire 25%) était nécessaire.
II. Le choc
sur la demande des ménages et sur la
croissance.
Cette diminution des charges
patronales serait ainsi compensée par 40
milliards prélevés par le biais de la
CSG. Mais ceci pose trois problèmes.
Ce prélèvement représenterait une
ponction 0,8% sur la demande finale des
ménages la première année, et sans doute
de 0,74% la dernière. La demande
solvable des ménages, ne serait pas
compensée par de la croissance au moins
pendant les deux premières années en
raison de la situation générale de
l’économie française et de l’économie
européenne. Le choc de consommation
ainsi engendré, aussi faible en
apparence soit-il, aura donc des
implications récessives non
négligeables.
Elles pourraient même être plus
importantes que ce qu’indiquent les
chiffres bruts. Le prélèvement pèsera de
manière plus que proportionnelle sur les
revenus non-salariaux, et sur les
retraités. On peut alors craindre que
des salariés proches de la retraite ne
soient alors incités à accroître leur
épargne afin de maintenir le flux de
leurs revenus une fois qu’ils auront
cessé d’avoir une activité. En d’autres
termes on peut s’attendre à ce que cette
mesure accroisse la propension à
épargner. Si tel est le cas cela
signifie que le choc sur la consommation
sera en réalité plus élevé que 0,8% ou 8
milliards par an. Enfin, une hausse
brutale de la CSG, dans un contexte ou
la politique fiscale du gouvernement est
majoritairement jugée inéquitable,
pourrait engendrer des phénomènes de
dissimulation fiscale, même si leur
ampleur semble aujourd’hui difficile à
estimer.
Quand l’Allemagne pratiqua une
politique similaire, de 2002 à 2005, la
croissance dans la zone euro était tirée
par la consommation de la France, de
l’Italie et de l’Espagne. Sans cette
consommation importante la politique
allemande aurait abouti à une profonde
récession en Allemagne même et n’aurait
pu être acceptée par les acteurs
sociaux.
Cette politique risque donc de faire
basculer la France en récession, voire
en dépression. De plus, ces effets vont
venir se cumuler avec les prélèvements
importants prévus dans le budget 2013
pour aboutir à une rapide baisse de
notre déficit budgétaire. Ainsi les 8
milliards de prélèvements via la CSG
sont pratiquement égaux aux 10 milliards
d’augmentations d’impôts déjà prévus
pour le budget 2013.
Les effets en seront désastreux : une
simple hausse de la CSG de 8 milliards
d’euros en 2013 devrait provoquer une
baisse du PIB de -0,5%. Or, la
croissance de la France est déjà
extrêmement faible. Le gouvernement a
calculé le budget de 2013 sur la base
d’une estimation de la croissance de
+0,8% du PIB. Les estimations donnent en
réalité -0,2% / -0,3%. On obtient alors
pour 2013 une prévision de croissance
comprise entre -0,7% et -0,8% soit un
écart de 1,5% du PIB avec les
estimations ayant servies de base au
calcul du budget 2013.
Cela signifiera un écart de 30
milliards d’euros pour le PIB, et un
manque à gagner pour les recettes
fiscales de 14 milliards. Par ailleurs,
certaines dépenses augmenteront
automatiquement, comme celles liées à
l’assurance-chômage. Le cumul du manque
de recettes et de dépenses excédentaires
devrait atteindre 18 milliards, soit
0,9% du PIB. Le déficit budgétaire ne
sera donc pas de 3% du PIB, comme prévu,
mais, en tenant compte de la hausse du
déficit et de la baisse du PIB, de 3,9%
du PIB.
III. La
solution de la dévaluation.
Au contraire, dans le cas d’une
dissolution concertée de la zone Euro
qui s’accompagnerait d’une dévaluation
d’au moins 20% pour la France, nous
aurions les effets suivants :
Une baisse immédiate des prix de 20%,
qui est susceptible de provoquer un
changement dans les préférences tant des
acheteurs étrangers (à l’export) que des
acheteurs français.
La demande interne resterait
identique pour les producteurs dont les
produits seraient vendus en francs,
tandis qu’elle ne baisserait que pour
les producteurs étrangers (ou
non-territoriaux). La demande
extérieure, pour les pays par rapport
auquel la France aurait dévalué,
augmenterait de 20%. Les producteurs «
territoriaux » verraient donc la demande
domestique rester inchangée tandis que
la demande extérieure augmenterait, même
si les pays considérés ne modifient en
rien leurs politiques économiques.
La solution de la dévaluation
apparaît dès lors comme de loin la
meilleure pour résoudre la question de
l’écart de compétitivité accumulé avec
certains pays, et en premier lieu
l’Allemagne.
Le gouvernement français risque donc
de vérifier, à ses dépens et à ceux des
français, le vieil adage qui veut que
les chemins de l’enfer soient pavés de
bonnes intentions.
*Jacques Sapir est
un économiste français, il enseigne à
l'EHESS-Paris et au Collège d'économie
de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des
problèmes de la transition en Russie, il
est aussi un expert reconnu des
problèmes financiers et commerciaux
internationaux.
Il est l'auteur de nombreux livres dont
le plus récent est La Démondialisation
(Paris, Le Seuil, 2011).
© 2012
RIA Novosti
Publié le 20 mai 2012
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