Quand la France se brûle les doigts dans
le brasier syrien
Enquête sur les
nouvelles filières terroristes
en Syrie et en Europe
Henri
Sylvain
Photo:
Sana
Jeudi 4 avril 2013
Comment sortir du bourbier syrien ?
C’est la question qui tracasse, deux ans
après le déclenchement de la crise
syrienne, non seulement les décideurs
politiques en Occident, mais aussi les
services de sécurité de renseignement
européens et américains qui sont
aujourd’hui dans le noir total.
À l’euphorie des premiers mois, quand
tous les décideurs occidentaux, sans
doute aveuglés par certains analystes
trop pressés d’en finir avec le chef
d’État syrien et ne connaissant rien à
l’exception syrienne, ont succédé le
doute et la confusion.
La question qui se pose aujourd’hui à
ces stratèges en herbe, auto-intoxiqués
par les précédents tunisien, libyen,
yéménite et égyptien, n’est plus de
savoir quand le régime de Bachar al-Assad
va tomber, mais comment sortir indemne
de ce bourbier. Car entre-temps, les
services de renseignement,
particulièrement ceux en charge de la
lutte anti-terroriste, avaient tiré la
sonnette d’alarme et s’étaient opposés,
parfois ouvertement, à la politique
myope et suicidaire que certains
néoconservateurs occidentaux attardés
voulaient appliquer à la Syrie, avec le
soutien médiatique et financier des
monarchies du Golfe, de la Jordanie, de
la Turquie. Ce
constat désabusé a été dressé récemment
par un diplomate français, cité en off
par le quotidien Le
Monde (édition du dimanche 31 mars -
lundi 1er avril 2013) à propos de la
politique en zigzag poursuivie par
François Hollande au sujet de la Syrie
depuis son accession à la présidence…
Pour ce diplomate, c’est «
l’incertitude »,
voire « la confusion qui
règne au sommet de l’État sur cette
question. » Il commentait ainsi le
renoncement de la France à armer
l’opposition syrienne après avoir
réclamé à cor et à cri la levée de
l’embargo européen sur les livraisons
d’armes à la Syrie, régime et opposition
confondus, embargo instauré, faut-il le
rappeler par Paris et Londres.
Les Européens, conduits par la France et
le Royaume-Uni, avaient également
entraîné les autres membres de l’Union
européenne à imposer un train de
sanctions économiques, financières et
diplomatiques contre, disent-ils, le
régime syrien, mais qui, en réalité,
touchait de plein fouet les catégories
les plus fragiles de la société. C’est
la même logique meurtrière qui avait
conduit ces mêmes pays à imposer un
embargo meurtrier contre l’Irak en 1991
causant la mort d’un million et demi
d’Irakiens. Parmi
ces sanctions notons celles qui visent
personnellement non seulement toute la
nomenklatura politique et économique du
régime, mais aussi les chefs du
renseignement anti-terroriste, ceux-là
même avec qui ils avaient tissé, dans le
passé, les meilleures relations dans la
lutte commune contre les groupes
terroristes et les réseaux mafieux. En
visant les chefs du renseignement syrien
extérieur chargé de traquer la nébuleuse
d’Al-Qaïda et des réseaux dormants
dhjiadistes, non seulement en Syrie,
mais aussi en Europe et dans le Maghreb,
la France s’est tiré une balle dans les
pieds. Le diplomate
en question cité par Le
Monde a reconnu cette faute à
demi-mot : « Depuis que
nous avons fermé l’ambassade à Damas,
avoue-t-il, notre appréhension des
réalités du terrain a beaucoup diminué.
Plus personne ne peut assurer que ce
qu’il dit est fondé. Les trois
principaux acteurs de notre diplomatie -
la défense, les affaires étrangères et
la présidence - n’ont pas de vision
commune. De là vient l’impression de
flottement. »
Nombreux sont ceux qui dans la
communauté du renseignement français,
qui ont une certaine idée de la
politique étrangère de la France,
avaient vertement critiqué l’aveuglement
des politiciens français, d’abord sous
Sarkozy et aujourd’hui sous Hollande.
Beaucoup, surtout parmi les anciens
directeurs du renseignement, s’étaient
exprimé publiquement comme c’est le cas
d’Yves Bonnet ou d’Alain Chouet.
D’autres, encore en fonction, partagent
parfaitement la position de leurs aînés,
mais ne se prononcent pas publiquement,
droit de réserve oblige. Cela n’a pas
empêché l’indocile juge anti-terroriste
français Marc Trevidic de se soulever
contre le cynisme des responsables
occidentaux. Dans un
entretien avec le JDD [1],
il reconnaît que « la
situation est trop confuse en Syrie. En
plus, l’Occident est contre le régime en
place (…) Le souci, et c’est ce que l’on
voit actuellement en Syrie, est que ces
élans spontanés [des dhjiadistes
étrangers], sans réseau,
sont tôt ou tard pris en charge par des
groupes proches d’Al-Qaïda. Le
terrorisme est une notion malléable,
très liée à la géopolitique, aux
alliances. Ces situations sont confuses,
compliquées, voire hypocrites : quand
ces gens-là nous servent, on ferme les
yeux. Ça ne veut pas dire qu’ils ne sont
pas dangereux, mais qu’ils sont dans le
bon camp. Pour l’instant ».
Ce sont sans doute les positions de ces
personnalités pragmatiques, bien
informées et courageuses, qui font
passer l’intérêt de l’État avant les
intérêts des différents lobbies
médiatiques et politiciens, qui ont pesé
dans le flottement de la politique
française et empêché la fuite en avant
suicidaire de cette politique. Ce n’est
pas encore gagné, mais le dernier
revirement rocambolesque de François
Hollande sur la livraison des armes
sophistiquées aux groupes armés syriens
est un pas dans la bonne direction.
Il y a quelques mois, le site français
www.afrique-asie.fr a publié un
article bien informé, intitulé : «
Quand la communauté du
renseignement se rebelle contre la
stratégie suicidaire de la France en
Syrie » [2]
consacré aux relations sécuritaires
entre la France et la Syrie où il
affirme que ces relations sont
aujourd’hui « au point
mort ». Le même article soulignait
déjà « le mécontentement
des hauts gradés de la DGSE à propos de
la politique menée par leur pays à
l’égard de la Syrie. Une politique qui
leur a coûté cher en matière de
collaboration antiterroriste ».
Or devant la montée en puissance du
péril terroriste, particulièrement après
l’engagement militaire de la France dans
le Sahel, et la prolifération des
groupes dhjiadistes en Libye et en
Tunisie, mais aussi en Europe, certains
anciens agents des services français,
sans doute avec l’accord de leur
hiérarchie, avaient tenté de renouer le
fil de la collaboration antiterroriste
entre les deux pays. Selon plusieurs
sites et médias arabes, Paris aurait
même demandé à la Jordanie d’intercéder
en sa faveur auprès de Damas pour que
cette coopération reprenne d’une façon
informelle. Cette demande est intervenue
après que les services syriens avaient
déjoué une tentative d’assassinat contre
le chef de l’État syrien, commanditée
par les services secrets français et
turcs. L’agence de
presse Asia News [3],
reprise par de très nombreux médias de
la région, était le premier média en
ligne à avoir relaté en détail cet
attentat manqué. En Turquie, les médias
de l’opposition avaient largement
commenté la nouvelle, évoquant un
scandale et sommant le Premier ministre
islamiste Erdogan à s’expliquer. Les
médias français ont gardé jusqu’ici un
black-out total sur cette affaire
d’État. D’autant plus que cette
révélation intervenait peu après le
refus de Damas de répondre favorablement
à la demande française, par Jordaniens
interposés, de reprendre la coopération
sécuritaire. Le
refus syrien à l’offre française de
coopération est compréhensif. Il
s’explique sans doute par les
incontestables succès que les services
anti-terroristes de Damas venaient
d’enregistrer sur le terrain. Ils
avaient en effet donné un coup de pied
dans la fourmilière dhjiadiste qui s’est
conclu par une série de coups de filets
contre les réseaux terroristes proches
d’Al-Qaïda, qui projetaient de perpétrer
des dizaines d’attentats spectaculaires,
dont des attentats à la voiture piégée.
À l’issue de ces coups de filet, ils
avaient recueilli de précieuses
informations sur les cellules dormantes,
non seulement en Syrie, mais également
en Jordanie. Sitôt transmises à leurs
collègues jordaniens, ces informations
leur ont permis de déjouer une série
d’attentats similaires dans le royaume
hachémite. On
comprend mieux pourquoi la Jordanie
avait soudainement fermé hermétiquement
ses frontières avec la Syrie et avait
interdit aux groupes dhjiadistes de les
franchir. On a même assisté depuis à un
revirement spectaculaire du Roi Abdallah
II qui a réalisé qu’après la chute
programmée du régime syrien par l’action
conjuguée des Frères musulmans et des
groupes salafistes radicaux, il serait
le second sur la liste. D’où sa colère
soudaine contre le nouveau «
croissant sunnite »
dirigé par la Turquie, l’Égypte et le
Qatar, trois pays piliers de la
Confrérie des Frères musulmans. Venant
d’un roi proche des services
britanniques, américains et israéliens,
et qui avait le premier parlé d’un «
croissant chiite »,
il y a quelques années, le retournement,
il faut le reconnaître, est colossal !
Ce changement d’un roi girouette est
plus dû à un réflexe d’auto-défense
tactique qu’à un véritable tournant
stratégique. C’est
cette nouvelle donne qui a sans doute
refroidi l’ardeur anti-syrienne des
Jordaniens, et qui a poussé certaines
sources proches des services secrets de
Sa Majesté hachémite, à se confier, en
off à l’agence arabophone en ligne
asianewslb.com. «
Nous avons soumis aux Syriens tous les
dossiers concernant les enquêtes sur les
cellules terroristes qui projetaient de
commettre des attentats à la voiture
piégée, affirme cette source sécuritaire
jordanienne. Ces enquêtes ont mis en
évidence que toutes ces cellules
terroristes actives ou dormantes qui
opèrent en Syrie et en Jordanie, voire
en France sont dirigées par un
commandement central décloisonné
représenté par un personnage central dit
“le facilitateur”. C’est lui qui dirige
les cellules sur le terrain sans que les
membres de ces cellules le connaissent.
Or ce personnage clé est tombé entre les
mains des services syriens qui ont pu
remonter, aveux et documents à l’appui,
toute la filière dont toutes les actions
s’étendent de la Syrie jusqu’en Europe
en passant par la Jordanie et le Liban.
» Toujours selon les
confidences recueillies par
Asia News, «
grâce aux renseignements
fournis par Damas, nous avons pu
identifier des individus qui étaient en
contact avec le facilitateur. C’est
après cette arrestation que les services
français ont voulu renouer les contacts
avec Damas qui a refusé net. Et pour
cause : l’officier supérieur en charge
de cette affaire n’est d’autre que le
colonel Hafez Makhlouf qui fait partie
d’un groupe d’officiers syriens dont les
noms figurent sur les listes des
sanctions française et européenne. »
Pour rappel, l’enquête, publiée par le
site www.afrique-asie.fr,
ci haut mentionnée faisait état du
mécontentement des hauts gradés de la
DGSE à propos de la politique menée par
leur pays à l’égard de la Syrie. Une
politique qui leur a coûté cher en
matière de collaboration antiterroriste.
« Les syriens, écrit
cette enquête, ont sauvé la vie de
centaines de citoyens français grâce à
leur collaboration avec leurs homologues
français et occidentaux en matière de
lutte antiterroriste et de lutte contre
le crime organisé (notamment la
mafia des contrefaçons des médicaments).
» La politique
insensée, résolument anti-syrienne,
entreprise par l’ancien président
Nicolas Sakozy et poursuivie avec hargne
et dogmatisme par son successeur
socialiste François Hollande, notamment
en matière de soutien à une opposition
disparate et conduite sur le terrain par
des groupes terroristes, dont le seul
objectif est le renversement du régime
séculier du Baas et son remplacement par
un « émirat wahhabite
» ou un régime islamiste, a poussé
Damas, soulignent des hauts gradés de la
communauté du renseignement français, «
à geler toute
coopération avec nos services, au grand
dam de la sécurité de nos citoyens.
» Le même article
rappelait encore les lettres de
remerciement rédigées et envoyées par
les officiers français à leurs
homologues syriens pour avoir aidé au
démantèlement de nombreux réseaux
mafieux et/ou terroristes et à déjouer
de nombreuses tentatives d’attentats. En
plus de son soutien aux terroristes en
Syrie, l’ingratitude de Paris l’a mené à
la mise sur liste noire européenne de la
plupart de ces officiers dont l’un des
plus connus, le colonel Hafez Makhlouf,
dont le nom, avant de figurer sur la
liste noire, trônait à l’entête des
lettres de remerciement et de gratitude
adressées par ses homologues français.
Bassam Tayyarah, le journaliste libanais
résidant à Paris partage, dans son site
arabophone d’information en ligne
http://www.akhbarboom.com/, la même
analyse que celle des milieux du
renseignement français. «
Si vous avez aimé Claude
Guéant (ancien ministre de l’Intérieur
sous Sarkozy), vous allez adorer Manuel
Valls (l’actuel détenteur du poste)
», écrit-il. Il fait ainsi référence à
la politique, en matière de lutte
antiterroriste, de l’actuel ministre de
l’Intérieur qui emboîte le pas à son
prédécesseur de droite. Pour tous les
deux, la lutte antiterroriste représente
« une priorité absolue
». Particulièrement depuis le début de
la guerre contre le Mali, et les menaces
proférées par les islamistes contre ceux
qu’ils qualifient de «
nouveaux croisés français. »
Claude Guéant entretenait d’excellentes
relations avec les services de
renseignements du Moyen-Orient, quand il
n’était encore que l’homme d’ombre de
Sarkozy, avant même de devenir son
ministre de l’Intérieur. L’une de ses
relations, et pas des moindres, était
les services de sécurité syriens réputés
comme les meilleurs d’après un proche de
Guéant. La France a
beaucoup profité de sa collaboration
sécuritaire avec la Syrie, dont l’aide
était précieuse dans des opérations
telles que le démantèlement de réseaux
terroristes ou la mise en échec
d’attentats contre des intérêts français
ou même contre le métro parisien.
Toujours selon Tayyarah, les services de
renseignement syriens tenaient leurs
homologues français au courant des
mouvements des dhjiadistes français qui
traversaient ses frontières pour
rejoindre l’Irak.
Celle collaboration syrienne était
tellement appréciée qu’elle a contribué,
à l’époque, à la volonté d’ouverture de
Sarkozy envers Damas. Mais les choses
ont changé depuis deux ans, c’est-à-dire
depuis le début de la «
révolution » syrienne car la France
a choisi d’être le fer de lance dans le
soutien de l’opposition armée ce qui a
logiquement conduit à la rupture de tous
les ponts entre les deux pays. Le bureau
annexe de la sécurité et de la lutte
antiterroriste, qui coordonnait la
collaboration, a été transféré de Damas
à Amman. Face à la
montée des périls terroristes, une
source proche des services français se
montre pourtant optimiste. «
Il ne faut pas perdre
espoir, confie-t-elle, car c’est
maintenant de l’intérêt des deux parties
d’arrêter la casse et de renouer avec la
coopération sécuritaire bilatérale, à
condition toutefois que Paris se fasse à
l’idée que la guerre secrète qu’elle
mène contre Damas ne mène nulle part et
qu’elle est perdue d’avance. » En
attendant cet hypothétique retour à la
raison et au pragmatisme, le régime
syrien ne baisse pas les bras et
continue à mener une traque implacable
contre les réseaux terroristes et
dhjiadistes alimentés de l’extérieur.
Selon un observateur libanais cité par
le site bien informé
Arabi Press, « Damas
sait pertinemment qu’un nombre non
négligeable de forces spéciales
françaises entraînent l’armée syrienne
libre. La France leur facilite
l’approvisionnement en armes au marché
noir. Les services syriens sont
parfaitement au courant de la présence
militaire française, britannique et
américaine qui opère à travers les
frontières avec le Liban, la Jordanie et
la Turquie. Cette présence n’est pas
encore de nature combattante. Elle se
situe encore au stade de l’entraînement,
de la gestion des centres de
commandement arrière et la fourniture
d’armes et de matériels de
communication. Sans parler de son rôle
dans la surveillance des groupes
dhjiadistes et des armes qu’ils peuvent
se procurer ».
Ce sont sans doute ces agents français
qui opèrent à ces frontières de la Syrie
qui avaient alerté le chef de l’État et
l’avaient convaincu de renoncer à
fournir des armes sophistiquées à
l’opposition. Est-ce
le début d’une révision de la politique
offensive française dramatique vis-à-vis
de la Syrie ? Dans ce cas, la France
aura de nouveau besoin de la coopération
sécuritaire avec Damas en vue d’arrêter
le flux ininterrompu de dhjiadistes
étrangers et l’arrêt des financements à
ces filières provenant des pays du
Golfe. On n’en est pas encore là. Mais
le spectre du retour vers l’Europe des
dhjiadistes qui ont combattu (et
combattent toujours) en Syrie, fait
trembler ces capitales et pousse Paris à
un retournement spectaculaire, dont elle
est coutumière.
Henri Sylvain
[1]
http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/Le-juge-antiterroriste-Marc-Trevidic-La-France-ennemi-bien-identifie-584526
[2]
http://afrique-asie.fr/menu/moyen-orient/4596-quand-la-communaute-du-renseignement-se-rebelle-contre-la-strategie-suicidaire-de-la-france-en-syrie.html
[3]
http://www.asianewslb.com/vdcbszbf.rhb09pukur.html
Le
dossier Syrie
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