Opinion
Pour
en finir avec le « printemps arabe »:
Commençons par nous décoloniser
mentalement
Chems Eddine Chitour
Le Pr
Chems Eddine Chitour
Mardi 27 septembre
2011
«Si un
événement arrive par hasard, vous pouvez
être sûr qu'il a été programmé pour se
dérouler ainsi.»
Franklin Delanoë Roosevelt (ancien
président des Etats-Unis d'Amérique)
Cette boutade d'un ancien président des
Etats-Unis est d'une brûlante actualité.
Elle peut à elle seule expliquer la
boulimie de mimétisme qui nous prend
d'organiser des colloques, congrès,
conférences sur ce que la doxa
occidentale appelle le «Printemps
arabe». On le voit, une révolution, une
révolte, une jacquerie qui appartient
aux Arabes reçoit son nom de baptême
d'un Occident qui, plus que jamais,
dicte la norme comme l'a pointé du doigt
Sophie Bessis dans un ouvrage
remarquable et prémonitoire: «L'Occident
et les autres: histoire d'une
suprématie» parue aux éditions La
Découverte. Nous allons donner notre
sentiment sur ces colloques en prenant
l'exemple de celui organisé par le
journal El Watan avec d'éminents
spécialistes.
Nous lisons sous la plume de Mustapha
Benfodil: «Un colloque sur les
révolutions arabes se tient du 23 au 25
septembre et se propose de disséquer
cette formidable lame de fond qui
soulève comme un seul homme le Monde
arabe, de Casa à Damas et de Tunis à
Sanaa. Une lame de fond qui a pour
étincelle l'auto-immolation de Mohamed
Bouazizi, un diplômé au chômage
improvisé camelot, un certain 17
décembre 2010 dans la province de Sidi
Bouzid, en Tunisie(1).
Ce qui est en cause, c'est d'abord le
choix du thème: le Printemps arabe de
l'Atlantique au Golfe. Le thème sur le
Printemps arabe est, dès le départ, une
allégeance et une soumission
intellectuelle à la doxa occidentale
qui, la première, a décidé d'appeler
ainsi ces mouvements. Pour Mohammed
Hachemaoui, enseignant à l'université
d'Alger et qui a soutenu une thèse le 17
décembre 2004 à l'Institut d'études
politiques sur la corruption en Algérie,
l'histoire commence, pourrait-on dire à
«Sumer» (Sidi Bouzid) quelque part dans
une petite ville de Tunisie. «Depuis
l'immolation par le feu de Mohamed
Bouazizi le 17 décembre 2010, une
nouvelle page de l'histoire est en train
de s'écrire dans le Monde arabe»,
constate-t-il. «Une vague irrépressible
de soulèvements populaires emportant
tour à tour Ben Ali et Moubarak, (...)
deux amis et alliés protégés par
l'Empire. Il s'agit bel et bien d'un
événement.»(1)
Le début
des révoltes
Monsieur Hachemaoui va jusqu'à épouser
la thèse occidentale comme celle de
Gilles Kepel, et tant d'autres qui n'ont
pas vu semble-t-il «venir» les
événements- qu'ils ont commandités- mais
qui se félicitent que ces révoltes ne
soient pas connotés par l'Islam. Pour
eux, le soubassement de ces révoltes
parfumées n'a pas les fondements
classiques imputables à un hypothétique
choc des civilisations. Tout ceci est
bien beau, mais il est quand même
étonnant pour l'auteur de fixer le début
des révoltes du Printemps arabe à une
immolation qui aurait pu passer
inaperçue n'étaient les médias
occidentaux qui en ont décidé autrement.
Cela me rappelle ce que nous écrivions
pour répondre aux mêmes propos d'une
universitaire tunisienne qui voyait dans
la révolte des jeunes en Tunisie une
analogie totale avec la prise de la
Bastille, la fuite du roi (Ben Ali),
l'arrestation à Varennes (à l'aéroport)
avec Marie-Antoinette (Leïla Trabelsi).
Mimétisme quand tu nous tiens! Comme si
1789 était un horizon indépassable!(2)
La réalité est malheureusement tout
autre. Si nous n'inscrivons pas toutes
ces indignations de la jeunesse arabe
dans un «agenda occidental» nous n'avons
rien compris au mouvement du monde. Nous
aurions souhaité que lors de ce
colloque, au lieu d'asséner des
lapalissades de salon qui n'ont aucune
portée, ces augustes personnes
rétablissent l'Histoire, des révoltes
récentes. Pour l'histoire. Le ras-le-bol
arabe n'a pas commencé en décembre 2010
mais en octobre 1988 en Algérie. Le
tribut fut très lourd. La jeunesse
algérienne a été la première -triste
privilège- à mourir pour s'être battue
pour la démocratie, la liberté. Sauf que
ça n'intéressait personne. L'Algérie a
payé le prix de la démocratie avec une
décennie rouge et dit-on 200.000 morts,
10.000 disparus et 30 milliards de
dollars de dégâts sans compter les
traumatismes que nous allons encore
trainer pendant longtemps. Il a fallu
attendre l'après-11 septembre 2001 pour
que la voix de l'Algérie soit audible
concernant le terrorisme. N'est-ce pas
là un sujet concernant la révolte arabe?
Nous aurions espéré aussi que cet
aéropage de compétences nous dise leur
sentiment de ce qui se passe en
Palestine, en Syrie et en Libye où,
comme le relève Djamel Labidi, il y a
maldonne, l'Otan bombarde des personnes
qu'il était censé protéger. Ecoutons-le:
«Conformément à la résolution 1973, ou
du moins l'interprétation qu'ils en ont
faite, l'Otan ne devrait-elle pas à
présent bombarder... les positions du
CNT? En effet, c'est celui-ci qui est
désormais le pouvoir et ce sont les
autres, les «gueddafistes» qui sont à
présent «les rebelles». C'est donc le
nouveau pouvoir, le CNT, qui,
aujourd'hui, «bombarde son propre
peuple», à Syrte et ailleurs, et qui
tombe sous le coup de la résolution 1973
de l'ONU. Je plaisante? A peine. Car on
voit ainsi à quoi a été réduit le droit
international. C'est le cas aussi de la
reconnaissance de l'Etat palestinien. Le
gouvernement français s'était empressé
de reconnaître le CNT libyen alors que
rien ne prouvait sa légitimité. C'est de
l'étranger que le CNT a tiré d'abord sa
légitimité. Mais le gouvernement
français ne veut pas reconnaître l'Etat
palestinien qui, lui, est légitime
depuis 60 ans... Depuis toujours. (...).
Les révolutions arabes continuent de
charrier le meilleur et le pire. Je
lisais dans un journal français (le
Nouvel Observateur. 13 septembre 2011)
un reportage sur une jeune Libyenne de
24 ans qui s'enorgueillait d'avoir
fourni des renseignements à l'Otan, par
le relais d'Al Jazeera, sur les cibles
libyennes à attaquer, quand
l'intervention militaire se
préparait».(3)
Ahmed Halfaoui abonde dans le même sens:
«On parle toujours de «rebelles» en
Libye, pourtant il y a un Etat, avec un
drapeau tout neuf, qui y a été installé
par l'Otan. La remarque vient du fait
que ce n'est pas pour désigner la
résistance populaire qui, depuis sept
mois, fait toujours front dans le pays,
mais les troupes du pouvoir «élu»
d'abord dans les salons des grandes
puissances et confirmé par l'ONU. (...).
Les rebelles ne peuvent être que les
Libyens qui défendent leur terre et
leurs maisons à Syrte, Beni Walid, Ras
Lanouf, Zaouiah, Tarhouna, Sebha, Brega
et là où ils tiennent des positions, et
qui font le coup de feu à Tripoli et
dans tous le pays. Rien ne justifie le
vocabulaire qui règne dans les
médias.(4)
La réalité
du «Printemps arabe»
Comme par hasard, les monarchies arabes
dociles aux Etats-Unis et à Israël ont
survécu à la ««tempête du Printemps
arabe»». Cependant, à Bahreïn au Yémen,
silence on tue, mais là l'Empire ne
bouge pas donc, les vassaux européens
regardent ailleurs. Nous aurions voulu
que lors de cette réunion savante on
démonte la mécanique de ces révoltes
pour y voir une manipulation de grande
ampleur et la «spontanéité» des révoltes
est un paramètre qui a été mis en
équation pour susciter le chaos pour le
plus grand bien de l'Empire et de ses
vassaux. Tout le monde se souvient des
bloggeurs qui ont catalysé les révoltes
en Egypte, en Syrie...On le voit, ce qui
a perdu les potentats arabes, c'est le
lâchage de l'Occident mis en musique par
l'Internet et un projet mûrement
réfléchi qui a travaillé sur un terreau
favorable, une masse arabe toujours
prête à l'émeute constamment en posture
pré-insurrectionnelle au vu de la hogra,
le déni de justice, les passe-droits la
corruption institutionnalisée, bref ce
que décrit admirablement justement
Mohammed Hachemaoui dans sa thèse
soutenue en 2004 sur la corruption. Le
chaos en Irak, en Afghanistan, ne gêne
pas la curée sur les matières premières
et le pétrole. Les Afghans, les Irakiens
et de plus en plus les Libyens peuvent
se démolir à qui mieux mieux au besoin
aidés par les bavures des drones, cela
ne gênera pas l'écoulement du pétrole
qui, aux dernières nouvelles, commence à
être exploité par Total..
Le droit
d'ingérence puis le devoir d’ingérence
Ce colloque me donne la pénible
impression, outre le fait qu'il
n'apporte rien de nouveau, de
s'apparenter au discours main stream
occidentale. Nous lisons dans ce cadre
un morceau d'anthologie sous la plume de
Jean Daniel: «...Il était inévitable,
avec la progression des ondes de choc
venues de Tunis et du Caire,que
l'émergence du Printemps arabe suscite
des polémiques et des affrontements.
(...) Nous n'avions qu'à applaudir, qu'à
nous solidariser et à décider de faire
l'impossible pour que personne ne
confisque aux peuples qui s'étaient
libérés, leur révolution. (...) C'est
alors que s'est posé le problème du
devoir d'assistance et du droit
d'ingérence. (...) En Libye, le Conseil
de sécurité, la Ligue arabe et l'Otan
représentée par la France et la
Grande-Bretagne ont décidé de faire un
choix qui impliquait un viol de
souveraineté.Kadhafi menaçait d'écraser
une partie de son pays et de son peuple,
et menaçait d'ailleurs le monde entier.
La communauté internationale s'est
octroyée un «droit d'ingérence
exceptionnel». (...) A quoi sert de dire
que l'on ne s'est pas opposé à
l'intervention israélienne à Ghaza, si
les membres du Conseil de sécurité ne
sont pas d'accord entre eux pour le
faire? La justice, en géopolitique,n'est
pas abstraite. Elle dépend des
circonstances et de ceux qui ont en
charge de la définir et de l'appliquer.
Il y a toujours eu «deux poids, deux
mesures». (....) A la réflexion, et tout
compte fait, j'ai décidé de préférer le
comportement ostentatoire d'un BHL à
l'indifférence dédaigneuse et frileuse
de ses rivaux. BHL (...) d'autre part, à
force de vouloir être Malraux, il va
peut-être finir un jour par lui
ressembler». (5)
Tout est dit, le devoir d'ingérence,
Kadhafi qui assassine et sous entendu
qui doit être pourchassé, « le deux
poids, deux mesures » s'agissant
d'Israël et la préférence pour BHL, le
Malraux qui s'ignore ! On attribue à
Machiavel la sentence suivante : « Le
meilleur moyen de contrer une révolution
c’est de la faire soi-même » Ceci
s’applique le croyons nous comme un
gant, à ce qui se déroule sous nos yeux.
En un mot comme en mille tout est
programmé pour se déroulé ainsi. Il «
suffit de lire » -mais le veut-on ?-
l'ouvrage de Gene Sharp qui décrit par
le menu comment faire une révolution non
violente et la réussir... Nous y
trouverons tous les symptômes constatées
dans les révoltes légitimes tunisiennes
et égyptiennes, libyennes et qui,
rapidement, ont été «prises en charge».
Ahmed Bensaâda nous présente l'ouvrage:
«De la dictature à la démocratie», livre
de chevet depuis près de deux décennies
de tous les activistes du monde non
occidental rêvant de renverser des
régimes jugés autocratiques. (...) Dans
cet ouvrage, Gene Sharp décrit les 198
méthodes d'actions non violentes
susceptibles d'être utilisées dans les
conflits en vue de renverser les régimes
en place. Parmi elles, notons la
fraternisation avec les forces de
l'ordre, les défilés, les funérailles
massives en signe de protestation, les
messages électroniques de masse, les
supports audiovisuels, les actes de
prière et les cérémonies religieuses,
l'implication dans le nettoyage des
places publiques et des endroits qui ont
été la scène de manifestations,
l'utilisation de slogans forts (comme le
«Dégage» ou «Irhal»), des logos (comme
le poing fermé), des posters avec les
photographies des personnes décédées
lors des manifestations et une certaine
maîtrise de l'organisation
logistique»»(6)
«(...) Cette brillante application des
théories de Gene Sharp fut suivie par
d'autres succès retentissants: Géorgie
(2003), Ukraine (2004) et Kirghizistan
(2005). Voici ce que dit, en 2010,
Pierre Piccinin, professeur d'histoire
et de sciences politiques: «Les
"révolutions colorées" [...] ont toutes
mis en oeuvre la même recette: un
groupuscule organisateur est financé par
l'étranger et soutenu logistiquement
(ordinateurs, abonnements à Internet,
téléphones portables...). Formé par des
professionnels de la révolution, sous le
couvert d'ONG censées promouvoir la
démocratie, telle la célèbre Freedom
House, il arbore une couleur et un
slogan simple. Le but: se débarrasser
d'un gouvernement hostile et le
remplacer par des leaders amis».(6)
Ahmed Bensaâda met dans le même paquet
la manipulation concernant l'Iran où
l'on se souvient de la jeune dame «tuée»
dont l'image a fait le tour du monde.
Les évènements qui ont secoué la rue
iranienne pendant l'été 2009 ont été
riches en enseignements. (...)
L'éclatant succès des révoltes
populaires en Tunisie et en Égypte est
certainement dû à une application
pragmatique des méthodes d'actions non
violentes de Gene Sharp. Les jeunes
activistes de ces deux pays (ainsi que
ceux de plusieurs autres pays arabes)
ont été formés aux nouvelles
technologies par les organismes
américains d'«exportation de la
démocratie». Ils ont participé à de
nombreuses rencontres dont celles
organisées par l' «Alliance of Youth
Movements» (AYM) en 2008, 2009 et 2010.
(...) Il va sans dire que les révoltes
populaires dans ces deux pays se sont
largement inspirées des expériences des
révolutions colorées et de la révolte de
la rue iranienne. (....)».(6)
Ce colloque, qui aurait pu proposer
quelques pistes de réflexion quant à une
sortie de crise, se termine comme les
autres, tous les autres, selon un
scénario lisse qui ne perturbe pas
«l'ordre établi» par une prise de
position claire, nette, précise.
Adoube-t-il l'ignominie qui se déroule
sous nos yeux? Après le carnage à huis
clos de la Libye voici venir le tour de
la Syrie. Certes Al Assad doit partir
mais au bout d'un processus que
l'Occident ne veut pas. Je ne peux
m'empêcher de donner la parole à soeur
Agnès -Mariam de Chrétiens d'Orient mère
supérieure d’une instutution religieuse
à Damas qui , lucidement, s'explique
longuement sur les enjeux de la
déstabilisation de la Syrie. Nous
reproduisons quelques extraits : «(...)
Aussi, c'est avec soulagement et
gratitude que les chrétiens non gagnés
aux thèses fallacieuses des maîtres du
monde, accueillent les courageuses et
franches assertions du Patriarche
concernant la situation dramatique liée
au «Printemps arabe». «Que se
passera-t-il en Syrie? Y aura-t-il une
guerre sunnito-alaouite dans ce pays? Ce
serait, non pas une démocratie, mais un
génocide (...) Présentées comme étant
des quêtes démocratiques populaires, les
manifestations sont le trompe-l'oeil
tout trouvé pour faire exploser la
situation en Syrie et justifier, au cas
où le besoin se présente, une
intervention militaire comme en
Libye».(7)
Le monde est en pleine mutation.
Allons-nous vers la «Bellum omnium
contra omnes», «la guerre de tous contre
tous» prévue par Thomas Hobbes? Le monde
ancien est en train de s'écrouler. Le
drame des peuples arabes est que
l'alternance à la pointe des canons de
l'Otan est suspecte, il est hors de
doute que les futurs dirigeants adoubés
par l'Empire vont continuer comme leurs
prédécesseurs à tétaniser leur peuple.
Pendant ce temps-là l'Occident regardera
ailleurs pourvu que les sources de
rapines de matières premières et
d'énergie soient garanties. Ainsi va le
monde. Seule une révolution endogène de
la taille de l'immense révolution
algérienne, véritable lame de fond,
permettra aux peuples de prendre en main
leur destin.
1.Mostefa Benfodil
monde-arabe-une-nouvelle-page qui
s'écrit El Watan 24-09-2011
2.C.E.Chitour
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=25328
3.DjamelLabidi
http://www.legrandsoir.info/guerre-contre-la-libye-le-meilleur-et-le-pire.html
4.Ahmed Halfaoui
http://www.lesdebats.com/editions/250911/les%20debats.htm
5.Jean Daniel: Deux poids, deux mesures
Blog NouvelObs. 26.04.2011
6.Ahmed Bensaada - Les limites de la
théorie de la non-violence Le Grand soir
21.09.2011
7.Agnès-Mariam:
http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=26742
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 28
septembre 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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