Opinion
Génocide
arménien :
Les hommes politiques français dictent
l'Histoire
Chems Eddine Chitour
Samedi 24 décembre
2011
«Ces guerres. Un
moment dans l'histoire des hommes où la
bêtise se fait plus grande, où une
partie de l'humanité refait son plein de
vertus guerrières pendant que l'autre
dénonce les génocides.»
Paul Ohl
Jeudi 22 décembre 2011, dix ans après
une première loi initiée par la gauche
française, les députés de droite
criminalisent le déni de génocide
arménien. Le texte initial visait à
sanctionner «la contestation du génocide
arménien». Il a été modifié le 7
décembre pour s'étendre à «la
contestation de l'existence des
génocides reconnus par la loi». Il
prévoit de punir la négation d'un
génocide d'un an d'emprisonnement, d'une
amende de 45 000 euros ou des deux. Il
ne désigne pas nommément le génocide
turc, mais l'autre génocide reconnu par
la France est déjà protégé par la loi
Gayssot, véritable chape de plomb qui
sacralise les crimes de masse nazis à
l'endroit des juifs. La gauche a voté
pour mais a dénoncé, hypocritement une
instrumentalisation du vote de la droite
pour s'attirer les faveurs des 600.000
Arméniens, étant entendu que les 500.000
Français d'origine turque ne sont pas
logés à la même enseigne, malgré leurs
protestations. Pour Sinan, jeune Normand
d'origine turque: «Ce qui nous choque,
c'est qu'on veuille interdire la liberté
d'expression. La Turquie est prête à
discuter de ce génocide, mais en France,
on ne laisse plus sa place au dialogue.
Avec cette loi, on crée de la division
entre les Turcs et les Arméniens qui, en
France comme ailleurs, «s'entendent très
bien. L'histoire ne doit pas servir la
politique».
Quelques petits rappels sur ce qui s'est
passé en 1916
Interrogé par les journalistes du Monde,
sur son refus de reconnaître le génocide
arménien, Bernard Lewis, professeur à
Princeton, déclare: «(..) Vous voulez
dire reconnaître la version arménienne
de cette histoire? Il y avait un
problème arménien pour les Turcs à cause
de l'avance des Russes et d'une
population anti-ottomane en Turquie, qui
cherchait l'indépendance et qui
sympathisait ouvertement avec les Russes
venus du Caucase. Il y avait aussi des
bandes arméniennes - les Arméniens se
vantent des exploits héroïques de la
résistance -, et les Turcs avaient
certainement des problèmes de maintien
de l'ordre en état de guerre. Pour les
Turcs, il s'agissait de prendre des
mesures punitives et préventives contre
une population peu sûre dans une région
menacée par une invasion étrangère. Pour
les Arméniens, il s'agissait de libérer
leur pays. Mais les deux camps
s'accordent à reconnaître que la
répression fut limitée géographiquement.
Par exemple, elle n'affecta guère les
Arméniens vivant ailleurs dans l'Empire
ottoman. Nul doute que des choses
terribles ont eu lieu, que de nombreux
Arméniens - et aussi des Turcs - ont
péri. Mais on ne connaîtra sans doute
jamais les circonstances précises et les
bilans des victimes. (...) Pendant leur
déportation vers la Syrie, des centaines
de milliers d'Arméniens sont morts de
faim, de froid... Mais si l'on parle de
génocide, cela implique qu'il y ait eu
politique délibérée, une décision
d'anéantir systématiquement la nation
arménienne. Cela est fort douteux. Des
documents turcs prouvent une volonté de
déportation, pas d'extermination.(1)
Pour Bernard Lewis, la vérité
historique, l'honnêteté intellectuelle,
et le devoir de mémoire auraient voulu
que le souvenir des populations
musulmanes d'Anatolie orientale
massacrées par les Brigades de
Volontaires Arméniens engagées dans les
rangs des troupes tsaristes, soit
également évoqué dans ce débat. Mais
force est de constater que les Arméniens
se gardent bien de parler des atrocités
qu'ils ont commises à l'encontre des
Turcs, et passent sous silence leur
alliance avec la Russie contre l'Empire
ottoman. Sur ce point précis, l'ouvrage
de référence de la Turcologie française,
«Histoire de l'Empire ottoman», est
catégorique: «Il importe cependant de
souligner que les communautés
arméniennes ne sont pas les seules à
avoir été laminées par le fléau de la
guerre. Au printemps de 1915, l'armée
tsariste s'est avancée dans la région du
lac de Van, entraînant dans son sillage
des bataillons de volontaires constitués
d'Arméniens du Caucase et de Turquie.
(...) Les statistiques de l'après-guerre
font apparaître, pour chacune des
provinces soumises à l'occupation russe
et aux actes de vengeance des milices
arméniennes, un important déficit
démographique -totalisant plusieurs
centaines de milliers d'âmes- dû pour
une bonne part aux massacres perpétrés
par l'ennemi» («Histoire de l'Empire
Ottoman» page 625). Mais si l'on parle
de génocide, cela implique qu'il y ait
eu politique délibérée, une décision
d'anéantir systématiquement la nation
arménienne. Cela est fort douteux. Des
documents turcs prouvent une volonté de
déportation, pas d'extermination.(2)
Les Arméniens ne furent pas l'objet
d'une campagne de haine comparable à ce
que fut l'antisémitisme en Europe. La
déportation, «quoique de grande
ampleur», n'affecta pas les communautés
d'Izmir et d'Istanbul. Les Ottomans
avaient de solides raisons de se méfier
des Arméniens qui voyaient dans les
Russes «leurs libérateurs» et dont bon
nombre s'enrôlèrent dans l'armée
tsariste. La déportation était une
pratique courante dans le système de
répression ottoman. Sans doute ces
massacres furent-ils «une horrible
tragédie humaine», mais que dire des
exactions commises par «des unités de
volontaires arméniens» à l'encontre des
populations musulmanes dans l'Est de la
Turquie? «Il n'existe aucune preuve
sérieuse d'une décision et d'un plan du
gouvernement ottoman visant à exterminer
la nation arménienne.» (sic) (3)
Sur cette question de la planification,
il a été établi, selon les turcologues
français, que des historiens arméniens
ont produit des faux documents pour
étayer la thèse de l'intention
préméditée et délibérée des massacres de
1915. Dans la très sérieuse «Histoire de
l'Empire ottoman», il est fait état de
ces faux documents (dits «d'Andonian»).
Force est de constater, par ailleurs,
que le terme «génocide» n'est pas une
seule fois mentionné dans les pages de
ce recueil consacrées aux événements de
1915-1916. (3)
La protestation turque
La Turquie, qui juge le texte
inacceptable, a rappelé son ambassadeur
en poste à Paris. Dans une lettre
adressée la semaine dernière à Nicolas
Sarkozy, le Premier ministre turc, Recep
Tayyip Erdogan, prévenait des graves
conséquences d'une telle législation sur
les relations entre les deux pays, déjà
compliquées par la candidature turque
d'adhésion à l'Union européenne. ««Je
veux dire clairement que de telles
mesures auront de graves conséquences
pour les relations futures entre la
Turquie et la France sur les plans
politique, économique, culturel et dans
tous les autres domaines, et que la
responsabilité en incomberait à ceux qui
ont pris cette initiative»,
poursuivait-il. «Ceux qui veulent
étudier un génocide feraient mieux de se
retourner sur leur passé et de se
pencher sur leur propre histoire, sale
et sanglante». «Si l'Assemblée nationale
française veut s'intéresser à
l'Histoire, qu'elle prenne la peine de
s'enquérir sur les événements en
Afrique, au Rwanda et en Algérie.
«Qu'elle fasse des recherches pour
savoir combien de personnes les soldats
français ont tuées, comment ils les ont
tuées et avec quelles méthodes
inhumaines», a ajouté le chef du
gouvernement turc.
Recep Tayyip Erdogan a par ailleurs
appelé la France à assumer son propre
passé. "On estime que 15 % de la
population algérienne a été massacrée
par les Français à partir de 1945. Il
s'agit d'un génocide", a-t-il déclaré,
faisant référence aux violences commises
lors du processus d'indépendance de
l'Algérie de la domination française,
entre 1945 et 1962. « Si le président
français M. Sarkozy ne sait pas qu'il y
a eu un génocide, il peut demander à son
père Pal Sarkozy (...), qui a été
légionnaire en Algérie dans les années
1940, a-t-il ajouté. Je suis sûr qu'il
(Pal Sarkozy) a beaucoup de choses à
dire à son fils sur les massacres commis
par les Français en Algérie. » (4)
On se souvient que ce sont les
socialistes qui ont initié la
proposition de loi «tendant à réprimer
la contestation de l´existence du
génocide arménien», repoussée le 18 mai
2001, a finalement été adoptée à une
très large majorité des...129 (sur 577)
députés présents. Le président de la
République, le Premier ministre, le
président de l´UDF, ont condamné cette
initiative des députés sur le génocide
arménien. La Convention européenne des
droits de l´homme a jugé cette loi comme
faisant «d´énormes dégâts aux relations
UE-Turquie et, au passage, aux relations
turques avec l´Arménie».
Pour rappel, dix-neuf personnalités,
(notamment Alain Decaux, Marc Ferro,
Jacques Julliard, Pierre Nora, Pierre
Vidal-Naquet, Michel Winock) avaient
demandé publiquement, le 13 décembre
2005, dans l´appel paru dans Libération,
l´abrogation de la loi Gayssot qui punit
ceux qui remettent en cause la Shoah.
Les lois sur l'esclavage. «Toutes ces
lois ont restreint la liberté de
l´historien, lui ont dit, sous peine de
sanctions, ce qu´il doit chercher et ce
qu´il doit trouver, lui ont prescrit des
méthodes et posé des limites. Ces lois
sont indignes d´un régime démocratique.»
(...) La France, n´est pas arménienne,
il est vrai qu´elle n´était pas
impliquée directement dans les massacres
de 1915, bien que par sa politique
impérialiste, elle a contribué au
dépeçage de l´Empire ottoman et à
l´exacerbation des tensions.(...) Pour
les Arméniens de Turquie, premiers
concernés: l´initiative française est
une «imbécilité». «Ceux qui nuisent à la
liberté d´expression en Turquie et ceux
qui cherchent à lui nuire en France ont
la même mentalité». Par réciprocité, des
députés turcs ont débattu, sans
conclure, d´un projet de loi visant à
reconnaître un «génocide algérien»
perpétré par la France, à l´époque de la
colonisation. (...) Même le patriarche
arménien de Turquie, Mesrob II, a
critiqué l´adoption de la proposition de
loi. Il a estimé que l´attitude de la
France «sabotait» les efforts de
dialogue entre les Turcs et les
Arméniens. «Les Français, qui ont, dans
le passé, placé divers obstacles sur la
voie de la Turquie vers l´adhésion à
l´Union européenne, ont, à présent,
porté un coup sérieux au dialogue déjà
limité entre la Turquie et l´Arménie.»
(5)
(...) Les Occidentaux ont souvent du mal
à appréhender la complexité turque,
c´est un pays véritablement revenu de
loin, qui a failli disparaître, après
avoir été au centre d´une des plus
brillantes civilisations. En même temps,
l´identité turque moderne, laïque et
républicaine se double d´une mémoire
orientale à la fois vantée et refoulée.
La République turque refuse de
reconnaître l´existence d´un «sözde
ermeni soykýrýmý» (prétendu génocide
arménien). Ce n´est pas à la Loi
d´écrire l´Histoire. C´est une dérive
que l´on constate dans les États soumis
à des tentations totalitaires Alors que,
selon Pierre Nora, «l´heure est à une
dangereuse radicalisation de la mémoire
et de son utilisation intéressée,
abusive et perverse», «notre
responsabilité de parlementaires est de
ne pas alimenter dans les hémicycles et
les prétoires, une guerre des mémoires
déclenchée par des associations
communautaristes qui se servent des lois
mémorielles». (5)
Liberté pour l'Histoire
Justement à l'époque du vote de la
première loi de 2001, Pierre Nora,
membre de l'Académie française,
l'historien Pierre Nora mettait en garde
contre le projet de loi du PS. «Si ce
projet passait, un seuil serait franchi.
Après toutes les mises en garde contre
les dangers des lois sur l'histoire,
venues de tous les côtés, ce serait la
porte ouverte à toutes les dérives. Un
vrai défi. La tempête déclenchée, il y a
quelques années en France, autour de
Bernard Lewis relève du terrorisme
intellectuel. (...) Or j'y insiste: en
défendant la «liberté pour l'histoire»,
ce n'est pas notre «boutique» que nous
défendons. Notre démarche n'est ni
mandarinale ni corporatiste. C'est une
question de bon sens, de raison, de
liberté intellectuelle et d'intérêt
national. L'emballement du législateur
en matière mémorielle n'existe qu'en
France sous cette forme. La fuite en
avant risque d'être irréversible. En
fondant «Liberté pour l'histoire», nous
avions cru mettre un coup d'arrêt à cet
emballement législatif. S'il passe, le
verrouillage ici sera complet. Et cela,
au moment même où la Turquie s'est
engagée à reconnaître les conclusions
scientifiques d'une commission paritaire
d'historiens turcs et arméniens.
Conclusion: il serait plus facile de
discuter la question arménienne à
Istanbul qu'à Paris. C'est un comble!»
(6)
Les risques sont grands pour un texte
inutile. C'est l'avis de Pierre Beylau
du journal le Point: «(...) La Turquie,
membre de l'Otan, est aussi un pays-clé
à la charnière de l'Europe et du
Proche-Orient. Elle va enregistrer une
croissance autour de 10% en 2011. Son
marché intérieur (73 millions
d'habitants) est considérable. La
diplomatie turque joue désormais un rôle
crucial dans le Monde arabe. Toute
solution en Syrie passe inévitablement
par Ankara. (...) Les crimes de
l'histoire ont été innombrables:
l'Holocauste nazi, les Khmers rouges, le
stalinisme, les grands massacres de la
Chine rouge. Et à l'occasion du
cinquantième anniversaire de
l'indépendance de l'Algérie, en juillet
1962, il y a fort à parier que des voix
s'élèveront du côté d'Alger pour mettre
la France au banc des accusés. Belle
opération!» (7)
Les relations entre Ankara et Paris sont
déjà très tendues en raison du refus de
la France de voir la Turquie adhérer à
l'Union européenne. Les négociations ont
commencé en 2005, mais de nombreux
chapitres sont actuellement bloqués par
Paris. Ce vote va élargir durablement le
fossé entre les Turcs de France et les
Arméniens de France, plus largement
c'est l'islam qui est visé. Et donc la
communauté musulmane de France qui y
verra encore une fois le deux poids,
deux mesures. Pourtant, justement, des
génocides, l'Algérie en a connus, en ces
temps- là il n'y avait pas un Raphaël
Lemkin pour forger le mot en 1946,
l'attribuer exclusivement au génocide
juif et en faire une marque déposée.
L'Algérie a connu durant 132 ans un
génocide au ralenti, Imaginons que dans
la définition du mot génocide, il y ait
mention de la volonté permanente et
assidue de l´oppresseur d´éradiquer le
vaincu sur une grande période, alors
rentreraient dans cette appellation de
génocide tous les crimes coloniaux et
notamment, ceux commis en Algérie, les
enfumades, les famines, les maladies
imputables à l´invasion. Les
statistiques montrent que la population
en 1875 atteignait à peine la population
d'avant l'invasion de 1830. Les
massacres du 8 Mai 1945, et
naturellement ceux du 17 Octobre 1961.
Il faudra bien aussi que l'on parle de
la réalité de la mort violente de plus
d'un million de personnes pendant la
guerre de la révolution.
Pour avoir absout des tortionnaires,
voire les panthéoniser comme cela sera,
dit-on, le cas de Bigeard, les Algériens
ne pourront pas faire le deuil de leur
passé à moins que la France - à la
veille du 50e anniversaire de
l'indépendance - à l'instar des
Américains qui ont regardé leur histoire
vietnamienne en face, fasse le geste de
reconnaissance qui permettra un nouveau
départ dans la dignité retrouvée pour
chacun.
1. Bernard Lewis interview par J.P.
Langellier, J.P. Peroncel-Hugoz Le
Monde, 16.11.1993
2.
http://www.tetedeturc.com/home/spip.php?article14#06
3. «Arméniens: Les explications de
Bernard Lewis» (Le Monde, 1er janvier
1994)
4.
http://www.lepoint.fr/monde/genocide-armenien-erdogan-accuse-la-france-de-genocide-en-algerie-23-12-2011-1411836_24.php?xtor=EPR-6-[Newsletter-Quotidienne]-20111224
5. Chems Eddine Chitour
http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_
chitour/37711-Deux-religions,-deux-mesures.html
6. Frederic Fritscher, Alexis Lacroix
Pierre Nora évoque un 'terrorisme
intellectuel' en France autour de la
question arménienne Le Figaro, 17 mai
2006
7.
http://www.lepoint.fr/monde/ou-va-le-monde-pierre-beylau/turquie-armenie-genocid
armenien-vive-la-demagogie-22-12-2011-1411290_231.php
Professeur Chems
Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 24 décembre 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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