Opinion
A la veille du cinquantenaire de
l'indépendance :
La société civile peut-elle sauver
l'Algérie ?
Chems Eddine Chitour
Jeudi 17 novembre
2011
«Mon Dieu
protégez-moi de mes amis, quant à mes
ennemis je m'en charge.»
Saint François d'Assise
Cette citation attribuée à saint
François d'Assise est pour l'Algérie
d'une brûlante actualité. Dans les
combats que mène chaque jour l'Algérie,
les adversaires sont bien identifiés, et
nous savons comment les affronter.
Hélas, lorsque l'attaque survient de son
propre camp, de ceux que l'on considère
(et qui se considèrent), on peut être
pris de court. C'est ce qui arrive
actuellement. La fausse sérénité
actuelle cache un bouillonnement qui ne
demande qu'à s'exprimer, d'autant que
les réformes tant attendues ont été
vidées de leur signification.
Ces réformes devaient contribuer à
remettre le train sur rail concernant la
gestion de la cité, l'alternance, le
non-cumul des mandats et par-dessus, la
place de la femme dans les instances
législatives, réduite à sa plus simple
expression symbolisée par la morgue avec
laquelle certains leaders de partis
politiques s'intronisant comme puissance
immanente, décident comme ils le disent,
de permettre à la femme d'être dans les
instances dirigeantes non - comme on
l'aurait pensé - pas en fonction de sa
valeur intrinsèque mais en fonction du
bon vouloir de ces...princes au petit
pied. Triste spectacle donné par ces
personnes, en direct à qui dans le même
temps, bâillonnent toute cette jeunesse
qui paraît autrement plus pétillante,
moins sclérosée et en tout cas porteuse
d'espoir et fascinée par l'avenir.
Le monde a profondément changé; le Monde
arabe - ou ce qu'il en reste en termes
de référent identitaire, mis à mal par
le mimétisme ravageur d'un Occident qui
série et dicte la norme - a été
bouleversé de fond en comble pour un
dessein qui n´est malheureusement pas au
bénéfice des peuples arabes. Les
dirigeants aux commandes -malgré leur
allégeance, sont dans le collimateur de
l'Empire et tombent un à un, entraînant
dans leur chute leur peuple.
De ce fait et pour éviter le chaos à
l'Algérie, il nous faut sortir de
l'anomie actuelle. Si on ne fait rien
par nous-mêmes, il est quasi certain que
nous serons formatés du dehors non pas
comme nous le voulons mais comme le veut
le Nouvel ordre mondial. L´Algérie est
devenue le premier pays d´Afrique par la
superficie et il ne faut pas croire que
nous sommes invulnérables. Le démon du
régionalisme, la soif de pouvoir,
l´appât du gain et pour notre malheur,
l´étendue du pays, sa richesse en
hydrocarbures et en terres agricoles
sont autant de critères de
vulnérabilité.
Sans verser dans le nihilisme, il faut
bien convenir que beaucoup de
réalisations ont été faites avec les
dollars de la rente, surtout dans le
domaine du social sans création de
richesse. De ce fait, des échecs
fondamentaux doivent être signalés,
c´est d´abord le projet de société qui
fait que faute de consensus, nous sommes
au milieu du gué, tiraillés entre un
Orient du coeur mais qui a fait la
preuve de son échec, et un Occident
tentateur qui fait tout pour nous
déstabiliser. C´est aussi la catastrophe
de l´éducation et de l´enseignement
supérieur. Notre tissu industriel a
disparu par pans entiers. Nous avons
perdu le peu de savoir que nous avions
dans les années 1980.
De plus et c'est le plus grave, il n'y a
pas de stratégie concernant la jeunesse
qui représente plus de la moitié de la
population. Ce qu'on lui propose est
indigent. C'est au choix un défouloir,
le sport et, là pas n'importe lequel: le
football avec des situations faites à
quelques privilégiés, qui frisent
l'indécence. Quand on propose à un
joueur ou à un entraîneur des salaires
en centaines de millions au sein d'une
équipe qui est une machine à perdre du
fait qu'elle a perdu le moteur de «la
gagne» au profit du profit, l'Etat
participe indirectement, à la
frustration de la jeunesse en permettant
ces scandales et de plus, il démonétise
dans les faits l'Ecole qui ne fait plus
rêver. D’ailleurs, les parents n'y
croient plus! Soit, ils vont dans les
écoles privées, soit, ils inscrivent
leurs enfants dans des clubs de foot qui
deviennent de plus en plus demandés.
Quand la culture proposée est une
sous-culture où on endort les jeunes par
les soporifiques que sont les émissions
pauvres de chant, de danse éphémères qui
flattent à l'envi les pulsions premières
des jeunes sans mettre à contribution
leurs neurones, là encore il y a faute.
L´Algérie est devenue un immense tube
digestif, l´Algérien veut, sans effort,
tout et tout de suite et par un
mimétisme ravageur, il n´emprunte à
l´Occident que ce qu´il ne produit pas,
mais qu´il peut pour le moment encore
acheter. Avoir 20 millions de portables
pour 35 millions d´habitants, n´est pas
un signe de développement, rouler en 4x4
et consommer d´une façon débridée
l´énergie, n´est pas un signe de
développement.
Le pouvoir, dos au mur, est confronté à
toutes les révoltes. Il doit parler vrai
et mettre en avant les valeurs de
l'effort, du mérite, du travail bien
fait - qu'il nous faut inventer non pas
en distribution des bus façon solidarité
ou des couffins de l'indigence, mais en
faisant en sorte que chaque dinar dû
sera adossé à un travail, du mérite. Il
doit éviter la méthode qui consiste à
calmer les classes dangereuses laminant
de ce fait, ce qui reste de la classe
moyenne de besogneux, l'ossature dune
société, qui, elle aussi, est tentée par
l'aventure.
Dans une génération, l´Algérie importera
son pétrole, avec quoi, puisque
présentement, il représente 98% de ses
recettes. La société civile que nous
devons contribuer à faire émerger devra
être partie prenante du destin de
l´Algérie. Elle devra, notamment donner
son avis dans le calme et la sérénité
sur les grands dossiers dans le cadre
d´états généraux où la compétence sera
mise à contribution.
Le moment est venu aussi, une fois
encore, de faire émerger à côté des
légitimités historiques, les nouvelles
légitimités du XXIe siècle. Chacun devra
être jugé sur sa valeur ajoutée non pas
en tant que remueur de foule, voire
comme professionnel de la politique. En
tant qu´acteurs de la société civile,
nous devons attirer l´attention des
pouvoirs publics sur un certain nombre
de dysfonctionnements au vu de la
distribution paresseuse de la rente, en
fonction de la capacité de nuisance.
D'où viendrait le salut?
Il est courant d´admettre dans les pays
évolués, l´importance d´un
contre-pouvoir de l´Etat, non politique,
constitué par la société civile.
L´émergence de la notion de société
civile est ancienne, elle s´est
progressivement affirmée au fur et à
mesure que l´Etat s´est consolidé. A
quoi sert justement l´Etat? Est-il un
instrument utile? Cependant, pendant
longtemps la société civile a eu un rôle
marginal parce que l´Etat s´occupait,
globalement, correctement des citoyens.
La réémergence des sociétés civiles dans
les pays capitalistes s´est faite en
réaction à la paupérisation progressive
des populations laborieuses et on peut
penser qu´elles connaissent un regain
d´intérêt depuis que le modèle de
capitalisme néolibéral et la
mondialisation se sont imposés comme
seul horizon indépassable. Par réaction,
les citoyens ont commencé à remettre de
plus en plus cette façon de faire
d'autant que l´Etat a reculé face au
capital et, ses missions sociales se
sont progressivement réduites en peau de
chagrin. Il n'est que de voir le
mouvement des indignés qui essaime dans
le monde mais aussi le mouvement Wall
Street, ces deux mouvements se révoltent
contre l'oligarchie financière
prédatrice qui mutualise ses pertes mais
qui privatise ses gains au profit d'une
minorité de nantis...(1)
La situation en Algérie se caractérise
par un certain nombre d´organisations de
masse héritées du parti unique et qui
continuent de monopoliser le champ
social se voulant être les seuls
interlocuteurs privilégiés à l´exclusion
de tous les autres, avec une légitimité
sur le terrain de plus en plus remise en
cause. De ce fait, l´expression de la
dynamique sociale, et c´est une chance
dont le pouvoir ne mesure pas assez
l´importance, se fait par d´autres
canaux qui ne demandent qu´une
reconnaissance officielle d´autant que
sur le terrain, ils arrivent à mobiliser
pour la défense de droits syndicaux. On
commence à percevoir les prémices de
cercles de réflexion (think thanks) qui
proposent d´une façon volontaire et
désintéressée des voies de salut en
dehors des partis politiques, seuls
interlocuteurs dans un véritable accord
tacite pour se partager la scène
médiatique à l´exclusion justement, de
ces milliers d´organisations civiles
bénévoles et qui sont pour le moment
inaudibles.
Choses entendues au Club des Pins
J'ai eu l’opportunité d'aller écouter la
société civile et notamment les jeunes
le jeudi 10 novembre. J'ai senti
plusieurs sentiments. D'abord, une
profonde détresse devant le mur de
l'indifférence, ensuite, un appel au
secours. Personne ne connaît les
dynamiques profondes qui traversent les
imaginaires des jeunes. La plupart des
jeunes ont dénoncé la corruption, les
travers, la fuite des cerveaux, les
harraga, la sous-culture et ses combines
pour récompenser les fidèles. Ce fut un
véritable catalogue à la Prévert de la
mal-vie sociale. A aucun moment il ne me
fut donné de rapporter une action à
l'actif du gouvernement voire du
ministère de la Jeunesse, le grand
absent de ces rencontres. On a parlé de
Facebook, d'un Algérien qui a sur son
mur 230.000 abonnés, preuve d'un
engouement d'un langage spécifique que
les pouvoirs publics devraient essayer
de comprendre et accompagner. Une
intervention remarquable a été celle
d'un responsable d'une association sur
la réinsertion des jeunes détenus. Ce
qu'il a dénoncé est connu de tous, la
drogue, l'alcool, les bandes de
quartier, mais surtout il dénonce
l'absence de l'Etat sur ces territoires
perdus pour la République. Certains ont
parlé de la violence à l'école. Il a
proposé un Plan Marshall
multidimensionnel avec au préalable,
l'écoute et la considération pour ces
jeunes.
Comment conjurer nos vieux démons et
montrer que nous pouvons nous en sortir?
L'apport de la société civile, qui est
le pouls réel de la société, peut
apporter sa contribution en attirant
l'attention sur des gestions locales
chaotiques, sur la corruption, sur le
déni de justice, mais aussi par des
innovations et Dieu sait si la jeunesse
est imaginative! On a pu lire dans la
presse que ces états généraux étaient un
défouloir qui permet de diminuer la
pression. Et si cela était vrai, c'est
une bonne chose! Mais cela ne devra pas
être que cela. Depuis six mois que le
président du CNES (Conseil National
Economique et Social) sillonne le pays,
mobilise les exécutifs et les sociétés
civiles à l'échelle du pays. Ce marathon
ne doit pas déboucher sur un non-lieu.
Ce serait tragique pour plusieurs
raisons.
D'abord, les Algériens ont vu le sort
qui a été réservé aux réformes du
président par des élus mal élus qui
prennent en otage les espérances des
jeunes pour des combines et des parcours
personnels et partisans. Il ne reste
d'après nous rien des promesses du
président et comme l'ont relevé
plusieurs délégués de jeunes, pourquoi
la société civile n'a pas eu son mot à
dire s'agissant de ces textes? Notamment
les élections au niveau local, car comme
souligné par les jeunes et les
responsables d'association, c'est là que
tout se joue. Quand un président d'APC
(maire) est élu non pas en fonction de
ses compétences ou du projet qu'il
propose pour sa commune, mais en
fonction de son allégeance à tel ou tel
parti, même s'il est ignare, les mêmes
causes produisant les mêmes effets, ce
sera le désert de l'initiative, le règne
de la corruption et en définitive, la
perpétuation de la mal-vie génératrice,
à Dieu ne plaise, des éruptions qui
peuvent être incontrôlables surtout si
elles sont catalysées par nos «amis»
dont il faudra comme nous le recommande
Saint François d’Assise nous méfier…
Justement, dans une contribution
percutante, Mohamed Bouhamidi revient
sur la tempête médiatique autour du
«printemps algérien». Il écrit: «(...)
Les mesures de «patriotisme économique»
de 2009 ont exacerbé cette attente et
provoqué la colère de l'empire de voir
la proie Algérie lui échapper alors que
la crise économique lui rend vital le
retour du pillage colonial le plus
brutal et le plus barbare. Une espèce
d'intoxication, d'obsession a saisi ces
milieux, différents dans leurs formes et
tellement soudés dans leur but. La norme
pour l'Algérie, c'est l'explosion
sociale. La norme, c'est qu'Alger
explose (ce que la capitale fait
régulièrement, mais comme le veulent les
Algérois, pas comme le rêvent des
historiens reconvertis en oracles). La
prédication, pour revêtir cependant les
allures de la vraisemblance, a besoin du
minimum de validation que les experts
s'empressent d'apporter, pour préparer
les opinions à l'idée de la fatalité de
la catastrophe. Ils trouveront dans une
partie des élites algériennes la
confirmation indigène de leurs
pronostics. L'intoxication deviendra
alors générale, les Cassandre indigènes
et étrangers s'appuyant les uns les
autres. En réalité, ces élites
représentent les avant-gardes visibles
chargées de l'habillage idéologique
d'une offensive contre les États nés des
révolutions nationales. Elles cherchent
à saper l'État encore national en
maquillant en «mesures techniques» les
injonctions politiques ultralibérales
qui visent à le dessaisir de sa
souveraineté, à générer les frustrations
qui serviront de carburant à la
«révolte» et à accélérer celle-ci en
diabolisant quelques figures pour toute
conscience et pour toutes cibles
politiques. L'agression contre l'Algérie
n'est pourtant pas mûre. Il reste encore
une grande part des élites du pays à
convertir à la haine de l'État national.
C'est la phase actuelle du travail de la
presse.» (2)
Nous sommes avertis! Notre errance
actuelle vient aussi du gaspillage
frénétique de nos ressources en
hydrocarbures du fait de l´absence, là
encore, d´une stratégie et c´est enfin,
le cancer de la corruption, qui est là
pour nous rappeler notre
sous-développement. Tous ces ingrédients
peuvent faire «prendre la mayonnaise»,
d'autant que le gouvernement donne
l´impression de vouloir gagner du temps
et pense traverser l´orage avec les
mêmes recettes. Pendant plus de vingt
ans, pouvoir et partis politiques dont
on peut douter de la valeur ajoutée, ont
amené à la situation d´anomie actuelle.
L´Algérie de 2011 se cherche, elle est
d´abord, en quête d´un projet de société
avec un désir d´être ensemble. Point de
«calculs politiciens» ou de ‘acabya
[lien organique et tribal] à la place de
l'écoute, de la compétence de la
générosité.
Il serait dommage que ces assises de la
Société civile qui sont le dernier
recours du peuple soient réellement
prises en considération devant la fuite
en avant des politiques. Ces assises
bien rédigées restitueront sans nul
doute, la parole réelle de la société
d'en bas, celle des sans-voix mais pas
sans droits. Pour le malheur de
l'Algérie, les députés-mal élus-
s'étripent dans un verre d'eau pour des
positions sociales, alors qu'un tsunami
risque d'emporter cette Algérie, pour
laquelle un premier novembre 1954, des
dignes fils de cette Algérie profonde,
ont dit non à la tyrannie! La société
civile peut contribuer à une nouvelle
indépendance, qui tourne le dos au
népotisme, la corruption, qui fasse
émerger les vraies légitimités et le
génie qui sommeille au fond des
imaginaires de ces millions de jeunes
qui ne demandent qu'à rester au pays.
1. Chems Eddine
Chitour: Eloge de la société civile.
L'Expression 9 juin 2011-11-11
2.http://www.jeuneafrique.com/Articl_Reaction_detail/ARTJAJA2651p087.xml0/page/1/-Alg%C3%A9rie-Libye-m%C3%A9dias-terrorisme-algerie-le-printemps-algerien-et-l-intox-mediatique.JA
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 17 novembre 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Le sommaire du Pr Chems Eddine Chitour
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