Opinion
De la prise de la
Bastille à celle de la Casbah:
La parole est à la société civile
Chems Eddine Chitour
Hele Beji
Vendredi 17 juin
2011
«A propos des
révolutions arabes, un peuple ne se
change que par sa volonté réelle»
Slimane Benaïssa (Immense homme de
théâtre)
Les assises de la société civile ont
débuté le 14 juin au Club des Pins. Ce
fut le rendez-vous de tous les sans-voix
mais pas sans droit, à l´exception
notable et perturbante de personnes qui
se sont trompées de logiciels, nous
resservant un remake du plus pur produit
des années de plomb et de l´article 120.
Bref, mises à part ces irruptions qui
visaient à créer une fois de plus, le
chaos par la langue de bois, les
interventions des différents orateurs
furent d´une bonne facture. Après
l´intervention du président Mohamed
Seghir Babès dont le mérite, quoi qu´on
dise, a été de rendre possible de faire
rencontrer des membres de la société
civile qui ne se connaissaient pas et
qui prirent conscience de leur
importance. Les thèmes proposés au débat
couvrent l´essentiel des préoccupations
du citoyen et une trame se dégage, à
savoir, une vision nouvelle de société,
celle de l´alternance, de la démocratie,
de la nécessité de rendre compte à tous
les niveaux, celle d´aller vers une
citoyenneté qui doit impérativement
remplacer les légitimités de la
naissance de la tribu, de l´argent et
plus généralement de la ‘accabya.
Parmi les orateurs, deux interventions
ont retenu mon attention: celle du
président du forum de Crans Montana.
Revenant sur les révolutions dans le
Monde arabe, il décrit des révolutions
sans guide, sans leader, mais un refus
d´une mondialisation inhumaine qui
accentue les fractures entre ceux qui
sont logés et qui mangent à leur faim et
ceux qui n´ont rien. Pour lui-même, dans
les pays évolués, cette fracture existe.
Il salue l´avènement de la société
civile boostée par les nouvelles
technologies de l´information. En un
mot, il conclut que l´économie doit être
au service de l´homme et non au service
du capital.
L´autre oratrice, qui a retenu mon
attention, est madame Hele Beji, fille
du ministre M. Mondher Ben Ammar.
Agrégée de lettres modernes, elle a
enseigné la littérature à l´Université
de Tunis avant de travailler à l´Unesco.
Elle fit un exposé où elle nous rappela
son passé en décrivant le passé militant
de son père de la cause algérienne. Elle
recueillit des applaudissements nourris
de reconnaissance. Cependant, dans son
désir de présenter la Tunisie sous un
jour rose, elle tomba de notre point de
vue dans l´excès inverse qui lui a fait
perdre le sens de la mesure et partant,
toute objectivité scientifique en pareil
cas.
Le vent de
la liberté
Pour Heli Beji La Tunisie post 14
représente la fin de l´histoire d´une
révolution universelle sublimée, au
point où l´oratrice, larguant les
amarres de son identité originelle à la
fois sur le plan culturel et cultuel,
tente de s´arrimer, en vain, en tout cas
par le verbe, à une sphère
civilisationnelle qu´elle décrit comme
incomplète et qu´elle ambitionne de
parfaire en ajoutant un terme au
triptyque incanté de la Révolution
française. Elle propose ce faisant,
d´ajouter à la «Liberté, Egalité,
Fraternité» le concept de dignité,
oubliant- mais est-ce un oubli?- que la
notion de dignité n´a pas attendu le
post 14 pour émerger. Elle a accompagné
la civilisation humaine aussi bien dans
les civilisations de l´Orient que plus
tard dans l´Occident. Mieux encore, le
concept des déshérités des sans-voix
mais pas sans droit, les «mousta´afine»,
est présent dans les livres religieux du
monothéisme (judaïsme, christianisme et
Islam). Enfin, notre arabe algérien a
donné ses lettres de noblesse au mot «hogra»,
le déni de dignité que la langue
française a fait sienne au même titre
d´ailleurs que hittiste et harrgaa,
qu´elle a su adopter.
Pourquoi alors absolument vouloir,
absolument se chercher une parenté
suspecte avec une doxa occidentale et
principalement française pour se donner
des certitudes qui reposent sur du vent?
Interviewée par le journal la Croix et
dans un véritable plaidoyer laudateur de
la Tunisie, elle déclare: «En dépit de
certaines outrances, de surenchères et
de colères rentrées qui ont besoin de
s´exprimer, la Tunisie est sur les rails
de la démocratisation. (...) Il y a des
coups de théâtre, des commissions qui se
montent, des élans de coeur magnifiques,
des retours au religieux et quelques
dérives aussi. Tunis s´est transformée
en agora. Il s´y tient une manifestation
toutes les cinq minutes. Et la
télévision est devenue un immense cahier
de doléances. (...) Quand le vent de la
liberté se met à souffler ainsi,
personne ne peut résister. Tout le monde
descend dans la rue et chacun veut
apporter sa pierre à l´édifice. Des
initiatives citoyennes surgissent de
partout pour soutenir les victimes de la
révolution et aider les régions du
centre du pays. La révolution tunisienne
tient à la fois de la Révolution de 1789
dans sa dimension chute du monarque et
de l´Ancien Régime, de l´effondrement du
mur de Berlin en 1989 avec la
dissolution de l´État-parti et de Mai 68
pour son ambiance de fête permanente de
la liberté. Le pays est un peu
ingouvernable, (...) » (1)
« Pour un oui, pour un non, on descend
dans la rue dès qu´on est mécontent. La
rue fait un peu la loi. C´est naturel,
après tant d´années d´absence de débat
public. Il reste encore beaucoup de
colère rentrée qui a besoin de
s´exprimer. La Révolution française a
produit aussi la Terreur et le
despotisme, nous avons cela en tête.
Mais, en dépit des symptômes d´anarchie,
je reste profondément optimiste. (...)
Il va falloir pour cela sortir de
l´ambiance de vacances révolutionnaires
et se mettre à travailler(...). La
révolution tunisienne est une révolution
civile pour les droits humains, la
justice, la dignité et le travail, sans
signes religieux. Il s´agit d´une
révolution à fondement humaniste,
profondément moderne. Des manifestants
ont défilé au cri de: «Musulmans, juifs,
chrétiens, nous sommes tous Tunisiens.»
C´est réconfortant. Ce n´est pas un
hasard si la révolution a démarré en
Tunisie, là où les femmes jouissent de
la liberté et de l´égalité. (...) Le
voile fait son retour en Tunisie comme
en France. (...) J´ai dû moi-même faire
un travail pour aller au-delà de mon
refus du voile, afin de comprendre
pourquoi des femmes font ce
choix(..)»(1)
On l´aura compris! Pour l´oratrice, la
révolution a jailli du fait de la
connaissance par la société tunisienne
(peuple profond compris) des repères de
l´histoire de France, 1789, la Terreur;
Varenne, c´est-à-dire en définitive des
repères coloniaux aux lieu et place des
repères identitaires et religieux du
peuple tunisien et qui ont mis des
siècles à sédimenter. Nous ne le croyons
pas. Chaque peuple a ses référents et on
ne grandit pas dans le mimétisme
ravageur. Je ne suis pas sûr que
l´humanisme occidental qui sert de
repère à l´auteur soit une marque
déposée de l´Occident, valable dans les
anciennes «colonies».
Madame Hele Beji doit certainement
savoir que Jules Ferry, le chantre de
l´Ecole républicaine et du mythe des
races supérieures, affirmait que pour
lui «les Droits de l´Homme ne sont pas
valables dans les colonies». Dans sa
conférence à Alger, Hedi Beji persiste
et signe. Pour elle, il y a un avant 14
janvier et un post 14 janvier. La
Tunisie est devenue le marqueur
universel de l´ouverture de la
démocratie. Pas un mot sur Misr Oum
Eddounia où la révolution de la place
Tahrir fut au moins aussi épique. Pas un
mot sur la mère des révolutions que fut
la Révolution algérienne. Pas un mot sur
Octobre 88, nouveau précurseur d´un mai
1968 des pays arabes» pour imiter les
référents colonialistes de l´auteure.
Vit-on bien alors, dans cette atmosphère
du beau désordre en Tunisie? Les signes
extérieurs sont contrastés. Le débat
d´idées est toujours aussi vivace. Il
faut espérer que le pouvoir ne siffle la
fin de la récréation comme ce fut le cas
en Algérie après 88, l´ouverture du
multipartisme où la parole libérée
faisait le bonheur des Tunisiens qui
étaient en extase devant l´expérience
algérienne au point qu´ils étaient rivés
à leur poste de télévision chaque soir
pour capter Alger. C´est à se demander
si ce pays décrit comme idyllique une
abbaye de Theleme avec le fameux «Fay ce
que voudras» mis en oeuvre par Rabelais
, n´est en fait et c´est normal, un
terrain d´affrontement où les plus
faibles sont laminés au point de braver
la mer et y mourir pour atteindre en
vain Lampédusa porte du supermarché
planétaire. Où des dynamiques
souterraines sont en train de
reconfigurer le paysage politique
tunisien au point que le pouvoir mais
peut être aussi les donneurs de leçons
humanistes, craignent un raz-de-marée
islamiste et jouent sur le temps pour
gagner du temps en décalant à octobre
les élections en vain, d´un côté un pays
structuré qui cherche le salut en
Tunisie et dans l´Islam depuis plus de
trente ans, de l´autre côté 92 partis au
14 juin, tous plus évanescents les uns
que les autres qui veulent chacun comme
le dit Bourguiba à propos de l´Algérie
«chaque Algérien a un Parlement en tête»
témoignant par là de la nature frondeuse
de l´Algérien et plus globalement du
Maghrébin.
Mentalité
dominante
Nous préférons, pour notre part,
l´analyse de Gilles Kepel qui décrit les
révolutions arabes dans leur ensemble
comme un modèle à suivre. Nous
l´écoutons: «Tout cela ne va nullement
de soi. Face à l´oppression et à la
violence exercées par les États en
question, face aux centaines de morts et
de blessés, les gens n´ont pas abandonné
la lutte. Tout au contraire: ils ont vu
des amis tomber à leurs côtés, et sont
redescendus dans la rue le lendemain. Il
faudrait vraiment comparer cette
attitude avec la frilosité française,
notamment, et le fait que mourir pour
quelque chose - et surtout pour une
cause politique - apparaît dans le monde
occidental comme quelque chose de
baroque, voire d´exotique, puisqu´une
telle conception de la vie et de la mort
rompt complètement avec l´ambiance qui
règne au sein de nos sociétés de
consommation et qui réduit la politique
à une demande de protection de nos
«jouissances privées». Le fait que des
gens qui descendent dans la rue pour la
première fois de leur vie montrent tant
de courage en ne reculant pas face à la
brutalité policière, dénote un sens aigu
de la dignité. C´est précisément ce qui
nous manque dans les pays occidentaux,
où la mentalité dominante
(pseudo-individualisme, autoculpabilité,
cynisme, indifférence, etc.) sape de
plus en plus les bases d´un certain bon
sens populaire - ainsi que d´un courage
physique et moral que le Français moyen
appelle «fanatisme» - capables de nous
faire nous révolter contre
l´appauvrissement croissant de notre vie
dans tous les domaines. Gilles Kepel
explique cette réaction salutaire qui
frise le fanatisme pour les
biens-pensants occidentaux, par une
certaine «immunité» Ecoutons-le: «Il
nous semble que les cultures non
occidentales ne sont pas encore
entièrement corrodées par la culture de
consommation et la cohorte de malheurs
sociaux et mentaux qui lui sont propres,
en dépit de la rhétorique néolibérale.
Cela permet à leurs membres de conserver
encore un certain nombre de vertus de
base, un certain type de sociabilité
élémentaire nécessaire à tout type de
société et a fortiori à tout mouvement
populaire autonome. (...)»(2)
Qu´en pense la conférencière? Elle prend
totalement le contre-pied de cette
vision pragmatique plus proche de la
réalité. Pour elle, il faut arrimer la
Tunisie à l´universel qui, dans son
imaginaire, se limite à 1789 et à ses
droits de l´homme! Cela me rappelle le
refus de Margaret Thatcher d´assister
aux cérémonies du bicentenaire de la
Révolution de 1789, arguant du fait que
la patrie de l´habeas corpus n´a rien à
apprendre de la Révolution française qui
semble fasciner la conférencière
tunisienne. L´histoire et les repères
qu´elle cite auraient une certaine
légitimité si elle s´était d´abord
arrimée puissamment à sa civilisation
culturelle et cultuelle. Elle pourrait,
alors, se départir du magister dixit de
la doxa occidentale. Citer Louis XVI, la
fuite à Varennes en carrosse, le
comparer au roi Ben Ali qui fuit en
avion, la fuite le 14 comme le 14
juillet, sont autant de marqueurs d´une
colonisation mentale tenace qui fait que
l´ancien colonisé se détruit pour tenter
de renaître comme l´a si bien écrit
Albert Memmi dans les habits du
colonisateur.
Maturité
du peuple
Pour la conférencière Hele Beji, plus
rien ne sera comme avant pour
l´humanité, il y a un avant et un post
14 (14 janvier départ de Ben Ali en
Arabie Saoudite). Elle va même jusqu´à
revendiquer une nouvelle définition des
Droits de l´Homme en convoquant le
Siècle des lumières dont on peut se
demander si elle sait, qu´en définitive,
ce fut à bien des égards, un Siècle des
ténèbres pour les pays colonisés tels
que l’Algérie et la Tunisie, qui,
heureusement, n´eut pas à perdre la
moitié de sa population en un siècle de
lutte, un million de morts pendant la
révolution de 8 ans, 588 morts lors des
évènements de 1988, que notre décence
nous interdit d´en faire des référents
universels.
De tout coeur, nous ne souhaitons pas à
la Tunisie de connaître la décennie
rouge dont on dit qu´elle fit au moins
200.000 morts. Sans tomber dans la
concurrence victimaire, on est en
admiration dans une révolution qui s´est
faite sans heureusement, beaucoup de
morts. Il ne faut cependant pas que
«l´ouverture» débouche sur le chaos. La
réalité de la Tunisie est controversée:
on apprend que 1 519 personnes ont été
arrêtées, durant la période allant du 4
au 10 juin 2011, à l´issue des campagnes
sécuritaires menées conjointement par
les unités de la sécurité et celles de
l´armée nationale.
Pour le journal France-soir «En Tunisie,
le rétablissement du couvre-feu, la
répression de manifestants inquiets du
retard du processus constitutionnel et
électoral; les pillages commis par
d´anciens sbires de Ben Ali ou les
surenchères de l´extrême gauche; enfin,
l´annonce du ministre de l´Intérieur,
Farhat Rajhi, d´un coup d´Etat en cas de
victoire des islamistes, montrent que la
situation demeure explosive. La «seconde
révolution» opposera donc, premièrement,
l´actuel gouvernement, qui a gardé des
réflexes autoritaires, aux premiers
révolutionnaires et, deuxièmement, les
défenseurs des acquis de la Tunisie de
Bourguiba aux islamistes qui tentent de
confisquer la révolution pour rétablir
la charia, comme les Frères musulmans
égyptiens, qui attendent eux aussi les
prochaines élections, si elles ont
lieu...»(3)
Pour en revenir aux Etats généraux de la
Société Civile : naturellement, sans
être naïfs totalement, ces états
généraux de la Société civile qui sont
le commencement d´un processus continu,
devront déboucher sur une vision
nouvelle de société qui mette
véritablement en oeuvre une démocratie
participative où l´Algérienne et
l´Algérien ne sont plus spectateurs
passifs du façonnement de leur destin
par les gouvernants mais véritablement
des acteurs de leurs destins, acteurs
qui doivent être régulièrement consultés
sur les grands dossiers du pays. De ce
fait, nous devons tordre le coup de la
mentalité de Djeha «hate takhti rassi»
«pourvu que je m´en sorte».
Nous sommes impliqués par le devenir de
notre pays surtout dans cette
conjoncture difficile où des dynamiques
déstabilisatrices et dévastatrices
concoctées dans les officines sont
prêtes à être mises en oeuvre, le déclic
est l´anomie que l´on veut à tout prix
créer. Il nous paraît souhaitable que le
Président tienne compte de cette requête
qui prône une transition apaisée. Sinon,
à Dieu ne plaise, ce «gain de temps» se
retournera contre nous et nous ne sommes
pas immunisés quoi qu´on dise, contre un
tsunami dévastateur. Un signe fort est
attendu qui traduira d´une façon
concrète la sollicitude du pouvoir
envers les préoccupations réelles qui ne
sont pas, il faut le regretter, celles
du pouvoir actuel qui donne l´impression
d´être en roue libre laissant passer
«l´orage» pour que tout redevienne comme
avant. Rien n´est moins sûr! Même de
l´extérieur, le changement est attendu,
qu´il se fasse par les Algériens dans le
calme et la sérénité est le plus sûr
signe de la maturité du peuple.
1.Marie Verdier
http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/Monde/Hele-Beji-Tunis-s-est-transformee-en-agora-_NG_-2011-02-23-563935
2.http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?
article490=en
3.http://www.francesoir.fr/actualite/international/lendemains-incertains-revolution-tunisienne-99858.html
Professeur
Chems Eddine Chitour
Ecole Nationale Polytechnique enp-edu.dz
Publié le 20 juin
2011 avec l'aimable autorisation de
l'auteur
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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