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Opinion
De quoi a besoin l'Algérie ? :
Vivre ensemble et un cap pour le futur
Chems Eddine Chitour
Alger
Mardi 17 mai 2011
« Le courage, c’est de
chercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi
du mensonge triomphant qui passe et de ne pas faire écho aux
applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »
Jean Jaurès (Juillet 1903)
La parution d’un ouvrage magistral : «Le développement
économique de l’Algérie» aux Editions Casbah par un groupe
d’experts algériens vivant à l’étranger ( Canada, France) en
collaboration avec des spécialistes à demeure, me donne
l’opportunité à mon tour de contribuer modestement, au débat en
apportant un éclairage complémentaire. Cet ouvrage riche de plus
de 600 pages sous la direction de Taëb Hafsi professeur à HEC
Montréal fait le point de l’état de l’art en la matière
convoquant tour à tour les expériences algériennes- d’une façon
me semble-t-il incomplète- et ce qui se passe dans le monde. Pas
moins de 17 contributions sont recensées toutes aussi généreuses
et honnêtes scientifiquement les unes que les autres et tentant
de présenter des points de vue visant à sortir l’Algérie des
temps morts actuels.
Mon sentiment est qu’il ne faille pas comme on dit simplement
«jeter le bébé avec l’eau du bain». Mon analyse portera sur des
faits. Je vais articuler mon plaidoyer sur ce que j’appelle sans
qu’elles soient exhaustives, les trois errances: l’errance
identitaire, l’errance dans le système éducatif, et l’errance
dans le pompage frénétique du pétrole. Cependant, tout n’est pas
noir; il faut mettre à l’actif objectivement plusieurs avancées,
notamment dans le domaine social comme la construction de
millions de logements, la construction d’une cinquantaine de
barrages, l’électrification des régions du pays et le
bourgeonnement quantitatif et non qualitatif de milliers d’école
(plus de trente mille) de près de 3000 lycées, et d’une
université par wilaya. Tout ceci dans un contexte faste pour la
rente; en 10 ans l’Algérie a engrangé plus de 400 milliards de
dollars fruit immérité de la Providence divine...
Et pourtant, le pays peine à se déployer, il ne créé pas de
richesse. Nous sommes un petit pays qui se cherche, nous sommes
un pays rentier qui n’invente rien, qui se contente de gérer une
rente et en tentant de calmer la société par une distribution de
biens, accentuant encore plus la certitude que dans ce pays, il
ne faut pas travailler pour réussir socialement, il faut faire
des émeutes. La mal-vie est là, le désespoir prend la forme des
harraga de l’émeute ou du maquis.
Notre développement ne se mesure pas à l’aune des 4x4 rutilants
pour des richesses qui ont jailli du néant, avec on l’aura
compris, plus de 3 milliards de dollars pour les 3 millions de
voitures importés sans aucune retombée en termes d’emplois si ce
n’est des showrooms destinés à faire baver d’envie les Algériens
qui se saignant aux quatre veines, crédit à la consommation ou
pas, pour acheter un véhicule et ceci entre autre pour conjurer
la malédiction des transports publics dont le dernier avatar, le
tram a refusé de démarrer le jour de l’inauguration de quelques
tronçons, ni même au portable accroché à l’oreille avec l’invite
à bavarder avec à la clé une hémorragie de 2 milliards de
dollars par an pour le pays. Ce n’est pas cela le développement.
Il me semble que trois questions structurent notre futur: d’où
venons-nous? Quelle éducation devons-nous donner à nos enfants,
quel système éducatif dans son ensemble devons-nous, toute
affaire cessante, contribuer à construire? Quel est notre avenir
énergétique dans un contexte chaotique où l’AIE prévoit des
guerres pour l’énergie, qui sont déjà là. Nous ne serons pas
épargnés Pourquoi sommes-nous en panne malgré ces «réalisations»
et sommes-nous si fragiles à la fois sur le plan existentiel et
sur le plan économique et social?
Pour une identité et une histoire
trois fois millénaire assumée
Pour commencer avec l’identité. Depuis près de six mois, le
microcosme politique s’agite pensant profiter de la dynamique de
la révolte tunisienne dont on sait qu’elle n’a pas débouché sur
le jasmin tant attendu. Au contraire, c’est encore l’incertitude
dans ce pays qui est en train de vivre avec 23 ans de décalage
nos interrogations sur le projet de société qui consiste à
mettre le cap sur une sécularisation qui doit fatalement aboutir
rapidement sur les conquêtes de la société dite du plaisir
fournie par une mondialisation sans état d’âme qui est là pour
prévenir tous les désirs du consommateur pourvu qu’il ait de
l’argent pour payer. On l’aura compris, ce projet de société est
à des années-lumière de celui qui met le cap sur le salaf (le
retour à la pureté originelle).
Ce dilemme que nous n’avons toujours pas résolu et pour cause,
oppose toujours en Algérie, deux visions du monde. Celle d’une
laïcisation débridée et celle d’un cap sur le Moyen Age. C’est
une lutte sourde du fait que nous n’osons pas aborder les
problèmes d’une façon sereine et du fait aussi que chaque camp
reçoit d’une façon ou d’une autre des appuis externes; c’est
soit un arabisme débridé des métropoles moyen-orientales dont on
connaît les limites soit une métropole occidentale qui nous
encourage, qu’on le veuille ou non, à nous atomiser. Le résultat
des courses est que la «‘accabya» est toujours à l’honneur, même
la révolution n’y échappe pas, l’ancien président de la
République vient d’asséner ses vérités, il n’y a que lui qui a
fait la Révolution, les autres au mieux n’ont rien fait, au pire
ont été des régionalistes voire des traîtres!
Quelle histoire devons-nous apprendre à nos enfants si nous ne
sommes pas d’accord sur les fondamentaux? Quand on pense aux
mythes fondateurs de l’histoire de France, Asterix, Clovis,
Dagobert, Jeanne d’Arc qui pour certains amènent à
questionnement; quand on pense de même aux mythes fondateurs à
titre d’autre exemple du Canada, avec les racines françaises, la
feuille d’érable comme symbole, voire le Vive le Québec libre»,
nous n’avons pas pour notre part à mythifier notre histoire. 18
siècles avant la venue de l’Islam, il y avait un peuple qui
avait une histoire. Massinissa battait monnaie quand l’Europe
était encore dans les grottes, quant à Jacques Cartier - pour la
partie française -, il n’avait pas encore «découvert» les
peuples canadiens qui étaient là depuis la nuit des temps...
Nous devons réconcilier notre peuple avec son histoire que nous
devons assumer avec ses heurs et malheurs.
La dernière révolution (1954-1962) s’inscrit dans une longue
lignée de révolte, elle a eu l’immense mérite d’avoir soudé les
Algériens du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest n’en déplaise
aux diviseurs de tout poil. L’histoire devra être écrite et ne
pas être prise en otage par ce qu’on appelle la famille
révolutionnaire - gardienne du Temple - donnant à penser que les
autres n’ont pas droit au chapitre, ce qui a amené à la
constitution d’une véritable satrapie qui a ses règles de
cooptation, de prise en otage du pouvoir et naturellement de
répartition de prébendes et de privilèges en tout genre à telle
enseigne que cinquante ans après l’Indépendance, on parle encore
d’enfants de chouhada voire d’enfants de moudjahid dont on peut
s’interroger sur la valeur ajoutée à titre personnel!
Maintenant que nous avons essayé toutes les thérapies mortifères
allant du socialisme scientifique au socialisme de la mamelle,
de l’ouverture économique débridée à la tentation du califat, le
moment est venu pour un projet de société consubstantielle de
l’identité. Nos enfants devraient apprendre une Histoire de
l’Algérie qui ne zoome pas sur les pulsions malsaines du moment
mais qui soit oecuménique. Comment tenir à ses repères
identitaires et religieux sans en faire un fond de commerce? La
cohésion de la société algérienne «ce désir d’être ensemble»
pour reprendre l’expression de Renan est à ce prix. Nous sommes
en pleine errance identitaire. C’est là tout le défi de
l’éducation qu’il sera nécessaire de revoir fondamentalement pas
sous la forme d’un tsunami mais d’une façon soft où la force de
persuasion permettra l’adhésion du plus grand nombre. C’est là
qu’intervient justement, le système éducatif objet de ma
deuxième attention dans cette réflexion.
Pour un système éducatif en phase
avec la marche du monde
Du point de vue quantitatif, le compte y est, mais pour l’aspect
qualitatif, nous allons partir de très loin pour mettre en place
une école qui ne fait pas dans l’exclusion, qui apprenne à
l’élève avant la sixième à lire, écrire et compter dans un
environnement de plus en plus formaté par les médias, l’Internet
et l’ordinateur. Qui empêche l’Algérie de mettre en place un
plan Marshall de l’informatique dans les écoles à l’instar du
Brésil, de la Turquie avec un programme adapté et l’achat de
millions de laptops basiques que l’on pourrait même «monter en
Algérie» et créer ce faisant, de la richesse. Le coût moyen
varie de 20 à 80 euros C’est là que je verrais sincèrement
l’apport scientifique de nos nationaux expatriés qui peuvent
aider le pays soit en contribuant dans le cadre d’un fonds de
soutien soit en amenant une expertise pour la mise en place des
meilleurs programmes. L’invitation est lancée. S’agissant de
l’enseignement supérieur, le fait de bourgeonner en mettant une
université par wilaya est une erreur outre le fait que
l’encadrement qualitatif est marginal, cette vision ne contribue
pas au brassage des jeunes de toutes les régions.
L’élève va de l’école à l’université dans sa région; ceci est
mortel pour le vivre-ensemble. Le brassage comme le faisait le
Service national, est nécessaire. En ce qui concerne la
formation technologique, il nous a été donné de protester contre
l’extinction de la formation d’ingénieurs et de techniciens
remplacés par un ersatz appelé LMD. L’Université algérienne
devra, si elle ne veut pas rater encore le développement
technologique du pays d’une façon irréversible, réhabiliter la
formation d’ingénieurs et de techniciens par milliers.
L’acharnement, contre l’Ecole nationale Polytechnique est
incompréhensible; au lieu de multiplier les Ecoles
polytechniques, on démolit insidieusement l’une des dernières
défenses immunitaires du pays Le destin technologique du pays,
qui repose sur ses élites, doit se décider en Algérie. Il serait
tragique que la formation des hommes soit sous-traitée à
l’extérieur. J’en appelle clairement à la remise sur rails,
avant qu’il ne soit trop tard, de la formation technologique
dans le pays, en réhabilitant la discipline des mathématiques,
des mathématiques techniques, en revoyant fondamentalement la
formation professionnelle, et naturellement en redonnant à la
formation d’ingénieurs ses lettres de noblesse.
Dans la cacophonie actuelle, ce qui restera dans le futur, ce
sont les hommes et les femmes bien formés, fascinés par le futur
et dont l’Algérie aura besoin Le destin de l’Algérie se jouera
assurément dans cette génération, ne la ratons pas!
Pour une stratégie énergétique qui
tourne le dos à la frénésie actuelle
Le troisième volet de mon intervention concerne l’errance
énergie. L’Algérie étant mono-exportatrice d’hydrocarbures Quand
Boumediene, avait un jour de février 1971, déclaré «Kararna
taëmime el mahroukate» ce n’était pas en vain, il y avait un
cap, une prise en main par l’Algérie de son destin pétrolier.
Qu’en reste-t-il actuellement. Selon les données de l’AIE, nous
avons dépassé le peak oil mondial en 2006 à la même période que
l’Algérie. Le peak oil du gaz au rythme de consommation actuel,
serait autour de 2030, celui du charbon deux décennies. Sans
vouloir jouer les pythies, l’avenir est sombre. Nous aurons
droit à des guerres de l’eau, des guerres pour la nourriture du
fait des détournements des cultures pour les biocarburants [Un
plein d’essence de biocarburant aux Etats-Unis, est équivalent à
225 kilos de maïs, soit de quoi nourrir un Sahélien pendant une
année]. Nous aurons droit à des sécheresses récurrentes, aux
avancées des déserts.
Enfin, le point d’orgue est que la guerre pour l’énergie
décrivait en creux le conflit de civilisations. Comment alors
l’Algérie devra-t-elle s’orienter vers une consommation non
carbonée tout en optimisant ses ressources? Comment passer de
l’ébriété énergétique actuelle à la sobriété énergétique seule
garante d’un développement durable? Dans une étude réalisée à
l’Ecole Polytechnique et que nous avons présentée le 16 avril
2011 dans le cadre de la 15e Journée de l’énergie, nous avons
montré que la stratégie du fil de l’eau adossée à une stratégie
énergétique multisectorielle doit impliquer la société, les
départements ministériels, bref, un plan Marshall décidé par
l’Etat qui doit impérativement reposer sur l’adhésion de tous,
de l’écolier pour en faire l’éco-citoyen de demain, à l’imam
qui, dans ses prêches, doit parler du développement durable...
Le plan énergie renouvelable, bien qu’incomplet parce qu’il
n’est pas adossé à une stratégie énergétique d’ensemble, a
besoin de milliers d’ingénieurs et de techniciens. Le formidable
réseau de compétences expatriées est une chance pour le pays si
on sait y faire. Partant du postulat que le nationalisme, voire
l’amour du pays, n’est le monopole de personne ni des partis
politiques ni des hommes, les nationaux expatriés, qui pour des
raisons diverses ont été amenés à quitter un pays à feu et à
sang dans les années 90 voire plus tôt, ont un devoir: celui de
contribuer à la mise en place d’une Algérie débarrassée de la
malédiction du pétrole. Il nous faut d’abord en Algérie un cap.
L’apport de nos élites expatriées sera d’autant plus pertinent
que nous l’avons élaboré ensemble en tenant compte de la réalité
profonde. Cependant, le pouvoir doit cesser d’opposer - pour
régner- les élites restées à demeure et qui ont contribué à ce
que l’Algérie reste debout en entretenant chacun à sa façon qui
de la flamme de la science, qui de l’outil de production, qui du
fonctionnement quasi normal des institutions d’un système
éducatif seule ceinture de sécurité quand la rente ne sera plus
là. Je ne crois pas à la perrenité de l’apport des turbo
spécialistes.
L’embellie pétrolière est indépendante de nos efforts. Mieux
encore, depuis quelque temps, on agite un nouveau somnifère, les
gaz de schiste au moment où de par, le monde on se mobilise pour
en interdire l’exploitation, les députés français viennent de le
faire, nous on autorise des compagnies étrangères à le faire
allant ainsi vers un carnage écologique. Le message liminaire de
cette annonce est le suivant: «Dormez braves gens, la manne
pétrolière et peut être «schistière» veille sur votre sommeil,
ne pensez pas, dépensez.» Il ne faut pas se faire d’illusion:
Seuls la sueur, l’endurance, le travail bien fait, l’écoute et
la nécessité que chacun rende compte et soit comptable de ses
actes pourraient faire redémarrer l’Algérie.
En définitive, il nous faut retrouver cette âme de pionnier que
l’on avait à l’Indépendance en mobilisant, quand il y a un cap.
Imaginons pour rêver que le pays décide de mettre en oeuvre les
grands travaux autrement que de les confier aux Chinois et
Japonais, sans sédimentation ni transfert de savoir-faire, il
mobilisera dans le cadre du Service national, véritable matrice
du nationalisme et de l’identité, des jeunes capables de faire
reverdir le Sahara, de s’attaquer aux changements climatiques,
d’être les chevilles ouvrières à des degrés divers d’une
stratégie énergétique qui tourne le dos au tout-hydrocarbures et
qui s’engage à marche forcée dans les énergies renouvelables.
Pour cela, seul le parler-vrai, le patriotisme, la fidélité aux
valeurs nous permettront enfin de bâtir une Algérie qui sortira
de la malédiction de la rente pour se mettre au travail.
Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz
Publié le 18 mai 2011 avec l'aimable
autorisation de l'auteur
Les textes du Pr Chems Eddine Chitour
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