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QUEL PROJET DE SOCIÉTÉ POUR LE MONDE ARABE
La tentation turque
Chems Eddine Chitour
Mardi 1er mars 2011
«America,
you have built your house at the foot of a volcano. Move your
house!» In this case, "move your house" means «end your
addiction to oil.»
Thomas Friedman (New York Times 23.
02. 2011)
Un vent d’Est souffle, dit-on, sur les pays
arabes qui, à des degrés divers, connaissent une remise en cause
de leur mode de gouvernance; On présente comme une nouveauté,
les révoltes qui ont pris à défaut l’Occident, rassuré, le
croyait-il, ad vitam aeternam du sommeil des masses arabes et
s’accommodant sans peine des gouvernants autocrates pourvu que
leurs intérêts -survivance pour la plupart d’indépendances
bâclées, notamment des peuples subjugués par les impérialismes
français et anglais- soient bien protégés.
Le réveil arabe au début du XXe siècle
Pourtant « le réveil arabe et musulman » n’est pas
une nouveauté, Déjà
Djamel Eddine Al Afghani se lançait dans la Nahda, on se
souvient de la réponse cinglante qu’il fit au discours de Renan
sur la nullité de l’Islam. Plus tard ce sera Mohamed Abdou et
Rashid Redha au début du XXe siècle,qui prendront le flambeau,
en vain. Les impérialismes anglais et français ont tout fait
pour empêcher l’émancipation des masses arabes à qui on avait
promis l’indépendance de l’emprise de l’Empire ottoman. En lieu
et place, l’impérialisme fera tout pour briser les velléités
d’indépendance -Accords de Sykes Picot qui ont eu pour but de
dépecer l’Empire ottoman- en ajoutant à cela le sionisme avec la
Déclaration Balfour.
Il n’empêche! et malgré la suppression du Califat en
1923, les intellectuels et les élites politiques arabes furent
séduites par Mustafa Kémal. On vit alors fleurir des cercles
d’intellectuels sur le modèle «Jeunes Turcs» ce sera, «les
Jeunes Algériens... Tunisiens» qui ne firent pas long feu. Le
jeune Bourguiba des années vingt imita même le drapeau turc En
Algérie, l’Emir Khaled, petit-fils de l’Emir Abdelkader, crut
qu’avec la « Déclaration du président américain Wilson en 14
points » sur la nécessité
pour les peuples à disposer d’eux-mêmes, au lendemain de
la Première Guerre mondiale, l’Algérie pourrait prétendre à
l’indépendante. Il n’en fut rien! L’Emir Khaled, saint-cyrien,
fut exilé à Damas.
La singularité du combat
l’Algérie
Sans pouvoir revenir sur toutes les convulsions des
peuples arabes, «Peuple des beaux départs» disait, à tort,
Lawrence d’Arabie pour paraphraser le feu de paille, qu’il nous
suffise de faire remarquer que l’Algérie est le seul pays arabe
–macabre privilège à avoir payé chèrement son indépendance. Plus
d’un million de morts ont valu à l’indépendance, une aura à
nulle autre pareille. Nous savons, à notre corps défendant, ce
que c’est que lutter pour la liberté parce que nous en avons été
privée pendant plus de 132 ans par un colonialisme abject à qui,
des nostalgériques avec une repentance à géométrie variable,
trouvent des vertus positives. Nous attendons, de ce côté le
jugement de l’Histoire. Pour la période la plus récente là,
encore, l’Algérie fut aussi, la première à se faire remarquer
par le culte du martyr.
Qui se souvient de «l’Explosion d’Octobre 1988», qui fit
autant de morts que les révoltes tunisienne et égyptienne, que
la doxa occidentale présente comme le nec plus ultra du combat
pour la liberté? S’il faut se recueillir devant les morts
tunisiens, égyptiens, libyens, et sans faire dans la concurrence
victimaire, force est de constater que l’Algérie, dans son long
et lent combat pour la liberté et la dignité pour un projet de
société spécifique, ne fait pas les choses à moitié, ce sera
après Octobre 1988, après une euphorie éphémère, la décennie
rouge du combat pour un projet de société en devenir, même à
l’heure actuelle. 20.000 morts plus tard avec un terrorisme qui
joue les prolongations, on ose dire à l’Algérie de faire comme
la Tunisie ou l’Egypte!!! L’Algérie a déjà payé son tribut à la
mort. Il est à craindre que l’instabilité actuelle que
connaissent ces pays risque de durer..Quand je vois ce qui se
passe en Tunisie et en Egypte, le vent de liberté et de désordre
concomitant, je prie le Ciel de leur faire l’économie des étapes
douloureuses par lesquelles le peuple algérien est passé. Aux
frères tunisiens et égyptiens, un conseil: Ne vous faites pas
confisquer votre révolte par les «marchands du temple ou les
laudateurs d’une laïcité prêt-à-porter». Soyez nationalistes! Et
ayez à cœur l’intérêt supérieur du pays.
« Pourquoi avons-nous tant attendu, s’interroge Khaled
Hroub d’Al Hayat? Depuis la naissance de l’Etat moderne, les
pays arabes ont connu de nombreuses formes de régime: monarchie,
sultanat, émirat et République. Dans la plupart des monarchies,
il existait un Parlement et des partis politiques...Depuis des
décennies, une grande question nous poursuit: pourquoi donc les
Arabes ne se révoltent-ils pas contre l’injustice et le
despotisme? (...) Le despotisme arabe avait fait preuve d’une
étonnante capacité de résistance, nous mettant au défi de
répondre à cette question persistante: pourquoi ne se
révoltent-ils pas? Pourquoi ne se démocratisent-ils pas? (...)
La vieille école de l’orientalisme se rappelait avec sarcasme à
nos souvenirs, avec ses adeptes qui dissertaient sans jamais
remettre en question leurs certitudes sur l’accoutumance des
Arabes à la tyrannie et leur prédisposition à vivre avec ». (1)
« En
Occident, dans les cercles académiques et journalistiques, on
parlait de «l’exception arabe», idée selon laquelle les Arabes
n’étaient historiquement, culturellement et religieusement
(bref, par essence) pas prêts à accepter les valeurs de liberté,
de démocratie et de pluralisme. (...) Les formes traditionnelles
de la soumission se seraient reproduites sous la forme de l’Etat
moderne, qui n’avait pris de la modernité que les apparences et
le savoir-faire répressif. Or, ce discours sur l’exception arabe
est contredit par le soulèvement auquel nous assistons
aujourd’hui à travers tout le Monde arabe. Il est salutaire en
ce qu’il redonne confiance aux Arabes, individuellement et
collectivement. (...) Tout cela, le choc des indépendances, la
fragilité des légitimités, l’hésitation entre nationalisme
étroit et panarabisme, la nécessité du développement économique,
la menace israélienne et les ravageuses interventions étrangères
ont contribué à prolonger la durée de vie des dictatures. Leur
temps arrive maintenant à échéance. (...) En effet, le véritable
développement et la réussite économique exigent la liberté, la
transparence, la démocratie et une justice irréprochable qui
combat la corruption au lieu de la couvrir.»(1)
L’Occident donneur de leçons et dictant la norme donne
l’impression d’être débordé. Pour la première fois, la boîte de
Pandore lui échappe, lui qui gérait les fichiers arabes d’une
façon consécutive est obligé de les gérer d’une façon parallèle.
Le philosophe Alain Badiou écrit: «Jusqu’à l’Occident désoeuvré
et crépusculaire, la «communauté internationale» de ceux qui se
croient encore les maîtres du monde, continueront-ils à donner
des leçons de bonne gestion et de bonne conduite à la terre
entière? Quelle affligeante persistance de l’arrogance
coloniale! (...)Le peuple, le peuple seul, est le créateur de
l’histoire universelle.(...) Ces créations vaudront preuve qu’un
peuple se tient là. (...) On voit des jeunes femmes médecins
venues de province soigner les blessés dormir au milieu d’un
cercle de farouches jeunes hommes, et elles sont plus
tranquilles qu’elles ne le furent jamais, elles savent que nul
ne touchera un bout de leurs cheveux. (...) On voit encore un
rang de chrétiens faire le guet, debout, pour veiller sur les
musulmans courbés dans leur prière.»(2)
« Le
politologue Olivier Roy ne dit pas autre chose. Il estime que
les révoltes qui secouent le Monde arabo-musulman ont de très
fortes particularités, mais qu’elles partagent toutes la même
aspiration à la dignité et à la démocratie «C’est une révolte
plus qu’une révolution. En 1989, on était aussi en présence
d’une révolte qui a abouti à un changement parce que les régimes
se sont effacés. Aujourd’hui, deux éléments font obstacle à ce
mouvement. Le premier, c’est la résistance des régimes. Ici,
chaque pays a sa spécificité. L’autre problème, c’est que la
communauté internationale est très ambivalente. D’un côté, elle
salue la démocratie, de l’autre, elle veut le statu quo. (...)
L’Occident a été victime d’un aveuglement complet qui s’est fait
sur deux bases. D’abord, l’obsession de l’Islam que l’on se
représente comme une entité fermée sur elle-même, incapable
d’évoluer, «l’Islam incompatible avec la démocratie», etc. (...)
L’Islam, ce serait la violence et le radicalisme. Le deuxième
point, c’est la vision stratégique: on a cherché uniquement la
stabilité, centrée autour du conflit israélo-palestinien. Tout
le but était d’obtenir un maximum de régimes qui neutralisent
l’agressivité de leur population à l’égard d’Israël. (...) Il
faudra vraiment longtemps pour que les Occidentaux intériorisent
ce qui se passe.» Depuis dix ans, on s’est fait avoir par une
rhétorique populiste - de droite comme de gauche - qui dit: le
problème, c’est l’Islam.»(3)
En fait, le capitalisme occidental a, d’une façon ou
d’une autre, suivi le mouvement et, débordé par les
événements-il avait affaire d’habitude à des gouvernants et
«leur opposition domestiquée». Brutalement une autre inconnue,
les jeunes, leur force venant du fait qu’il n’y a pas de chefs.
Ils essaient alors de sauver les meubles en tentant de
«contrôler» ce ras- le-bol légitime des jeunes Arabes pour leurs
intérêts propres représentés principalement par le pétrole et
l’immunité d’Israël. Le chroniqueur américain Thomas Friedman a
récemment, dénoncé dans un article très remarqué, la
complaisance de l’Amérique à l’égard des régimes de l’Opep. Le
discours de l’Occident était: «tant que vous maintenez la pompe
à essence ouverte, vous pouvez faire tout ce que vous voulez par
ailleurs». Thomas Friedman fait à juste titre de ce
néocolonialisme de l’Amérique (de l’Occident) le principal
responsable du décrochage du Monde arabe. Rappelons que
l’invasion de l’Irak, dont tant de catastrophes ont découlé, a
été décidée sous la pression des lobbies pétroliers américains.
Dans une certaine mesure, on peut considérer que le phénomène
Ben Laden a été inventé par eux pour servir de prétexte au
renforcement de leur mainmise sur la zone.»(4)
On sait pourtant, que la «fabrication» des révoltes est
une spécialité occidentale, sans remonter jusqu’à Mossadegh
-Madeleine Albright a raconté comment cela s’est fait-, on se
souvient qu’en mai 1998 écrit Michel Chossudovsky, le président
Suharto d’Indonésie a été renversé à la suite de manifestations
de masse. Les médias occidentaux ont signalé tous en choeur la
«démocratisation»: le «roi de Java» avait été renversé par des
manifestations de masse, comme ce fut le cas de Hosni Moubarak,
décrit par les médias contemporains comme le «pharaon d’Égypte».
(...) La principale leçon à tirer de l’agitation en Indonésie
devrait être le rôle décisif joué par les États-Unis et le Fonds
monétaire international (FMI). [...] Ce néocolonialisme a pour
effet de permettre un meilleur contrôle des ressources d’un pays
par le capital étranger et laisse invariablement la majorité de
la population davantage dans la misère, alors que la richesse
est siphonnée encore plus rapidement sur les marchés boursiers
de Londres et New York.(5)
Bertrand Badie interrogé lors d’un débat sur le Monde
arabe pointe du doigt les singularités des révoltes: «(...) On a
trop vite assimilé le cas algérien à celui de la Tunisie. Or
l’Algérie sort à peine d’une guerre civile longue et coûteuse.
En outre, elle ne connaissait pas le même étouffement des
libertés qui, en Tunisie, a été explosif et fatal au despote.
(...) La seule voie d’espoir se trouve dans le chemin suivi par
les puissances émergentes, Turquie, Brésil, Inde, qui ont réussi
peu à peu à se doter d’une démocratie grâce à leurs performances
économiques, grâce à la naissance d’une véritable classe moyenne
qui se reconnaissait dans les vertus d’un tel régime, et grâce
enfin à la reconnaissance par l’extérieur de leur force et de
leur respectabilité.»(6)
Quel modèle de gouvernance pour le Monde
arabe?
L’Occident réfléchit
pour nous et nous propose le modèle turc qui commence à
trouver grâce à ses yeux.
Etat laïc dirigé par un islamiste modéré, la Turquie sert
d’exemple après la révolution en Egypte. «Les révoltes arabes,
écrit Marie Kostrz, ne sont pas encore achevées que l’on songe
déjà au système qui se substituera aux dictatures renversées. A
tort ou à raison, le «modèle turc», qui combine actuellement
démocratie et parti islamiste modéré, est sans cesse montré en
exemple. Avec une croissance économique avoisinant les 10%,
c’est plus sa volonté de libéraliser l’économie turque que ses
aspirations religieuses qui ont forgé sa popularité.»(7)
On
peut donc penser que le modèle turc - juxtaposition d’un espace
politique démocratique à l’occidentale, d’un parti conservateur
avec des valeurs largement religieuses, et une armée qui se
présente comme gardienne des fondamentaux- va séduire. C’est en
gros l’avis de Tariq Ramadan. Pierre Haski lui donne la parole:
«La direction du mouvement -la génération des fondateurs est
aujourd’hui très agée- ne représente plus totalement les
aspirations des jeunes membres, qui sont plus ouverts sur le
monde, veulent des réformes internes et sont fascinés par
l’exemple turc.» Tariq Ramadan choisit son camp quand il écrit:
«L’exemple turc doit être une source d’inspiration pour
nous.»(8)
L’Occident, ou plus exactement le capitalisme occidental
qui dirige le monde, n’est intéressé par ses médias main stream,
que quand ça saigne en Algérie! Jean Daniel dit admirer la façon
dont la police algérienne maîtrise le déroulement des
manifestations et, qu’en définitive, il n’y a rien de saignant à
filmer. Peut-être le regrette-t-il?...Je suis de ceux qui
croient à la nécessité inéluctable du changement à notre rythme.
Nous avons gagné le droit d’une spécificité. Nous devons
manifester dans le calme et la sérénité, protester en répondant
par la non-violence au lieu de la provocation contre-productive.
Le nationalisme pas plus que la démocratie n’étant le monopole
de personne, l’Algérie a besoin de guides fascinés par l’avenir
et qui font l’intérêt supérieur du pays par-delà leur propre
parcours.
Il n’y a rien à attendre de l’Occident capitaliste qui
n’est intéressé que par une vision fragmentaire du Monde arabe
et des profits immédiats. S’agissant de l’Union du Maghreb qui
peine à se déployer, notre avenir est dans notre solidarité. La
solution consiste à se convaincre que nous n’avons d’avenir
qu’ensemble avec l’immense atout de l’identité culturelle et
cultuelle. Tarik Ibn Zayad avait bien raison de brûler ses
vaisseaux en accostant en Espagne, il eut cette phrase sans
appel: «Al ‘adou amamakoum oual bahrou ouaraoukoum» (l’ennemi
est devant vous et la mer est derrière vous). Quelque part, ce
qui peut arriver de mieux aux peuples maghrébins, c’est un défi,
toujours recommencé: celui de se battre avec toutes les armes de
la science et de la connaissance pour tenter de prendre le train
du progrès.
1.Khaled Hroub: Pourquoi nous avons tant
attendu? 10/02/2011
3.O.Roy: La jeune
génération a une maturité politique forte. La Croix 21/02/2011
4.J.PBaquiast: Un nouveau Monde arabe
Agoravox 26 février 2011
5.M.Chossudovsky. De Suharto à Moubarak:
l’histoire se répète 25.02.2011
6.Bertrand Badie: La revanche des sociétés
arabes. Le Mond.fr 24/02/11
7.Marie Kostrz: Le «modèle turc» est-il
applicable aux pays arabes? Rue89 26/02/2011
8.Pierre Haski:Tariq Ramadan vante l’«exemple
turc». Rue89 09/02/2011
Pr Chems Eddine CHITOUR
Ecole Polytechnique Alger enp-edu.dz
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