Opinion
Le drone, ou
l'instrument du Bien
Bruno Guigue
Jeudi 24 octobre 2013
A raison d’une attaque tous les
quatre jours depuis l’accession au
pouvoir de Barack Obama, l’utilisation
massive de ces oiseaux de la mort a fait
des ravages.
Depuis le 11 septembre 2001, la lutte
contre le terrorisme est le slogan
monomaniaque d’un Occident obnubilé par
la violence des faibles. Mais dans cette
dramaturgie manichéenne, une décision
stratégique de la présidence Obama a
marqué une étape nouvelle : l’emploi
massif des drones de combat. Il cumule,
en effet, les avantages de la
supériorité technologique et du principe
de précaution. En associant la frappe
chirurgicale et le « zéro mort »
américain, il combine un paradigme
militaire et un impératif moral.
Administrer la mort
devient une opération cybernétique,
parfaitement aseptisée pour ceux qui la
dispensent. La guerre consiste toujours
à faire l’impossible pour faire pénétrer
du métal dans la chair vivante, comme
disait Malraux. Mais cette opération a
perdu sa réciprocité coutumière,
puisqu’elle ne met plus en présence les
combattants des deux camps. Mise au
service du Bien, la machine punitive
n’atteint que les forces du Mal. Hors de
portée de l’ennemi, le pilote du drone,
en pianotant sur son clavier, déchaîne
une violence unilatérale.
A raison d’une
attaque tous les quatre jours depuis
l’accession au pouvoir de Barack Obama,
l’utilisation massive de ces oiseaux de
la mort a fait des ravages. Chaque
semaine, le président signe une killist
portant les noms présumés des
« terroristes » dont la CIA propose
l’élimination. Artisan de cette nouvelle
guerre technologique, le directeur de la
CIA soutint sans sourciller que ces
attaques étaient respectueuses des lois
américaines et, pour tout dire,
« éthiques et morales ».
La légitimité de ces
frappes létales, au fond, serait
garantie par sa conformité à la morale
puritaine : c’est l’instrument du Bien.
Responsable de 3 000 « exécutions » en
dix ans, ce dispositif dévastateur a
statistiquement fait ses preuves.
Exercice aseptisé d’une justice
imparable, il accrédite volontiers, vu
d’en haut, le mythe de son
infaillibilité. En va-t-il de même
lorsqu’il est vu d’en bas ? Car,
déclenché à une hauteur de 30 000 pieds,
l’assassinat automatisé se prête aux
erreurs de ciblage.
Qu’on confonde un
mariage traditionnel avec un
rassemblement taliban, et s’allonge
fatalement la liste macabre des victimes
collatérales. Un flottement passager
dans le maniement du joystick, et c’est
le carnage. C’est pourquoi l’efficacité
du procédé laisse à désirer. Il peine à
venir à bout d’une guérilla qui se fond
dans la population et déjoue les
services de renseignement. En outre, ces
attaques exécutées par des robots-tueurs
suscitent dans les pays concernés une
répulsion analogue à celle que
provoquent en Occident les bombes
humaines.
On imagine à peine le
ressentiment éprouvé devant cette
exécution venue du ciel perpétrée par un
ennemi invisible, confortablement
installé dans un bureau climatisé au
Nevada. Infligeant un démenti aux codes
guerriers les plus élémentaires, cette
guerre digitalisée se contente d’opposer
une mécanique de précision à des
combattants en chair et en os. Destiné à
préserver la vie humaine en parant à la
menace de l’attentat-suicide, le drone
en présente de facto l’image inversée.
Car l’auteur
d’attentat-suicide s’abîme une fois pour
toutes, tandis que le drone, lançant ses
missiles à répétition, bénéficie d’un
usage multiple. Pour le premier, son
corps est une arme létale, la seule dont
il dispose absolument à condition de le
sacrifier. Pour l’opérateur du second,
son propre corps est hors de danger,
soustrait comme par enchantement au
péril du combat. Le premier procédé
implique la mort de l’agent, le second
l’exclut de façon radicale : dans un
cas, c’est la mort certaine, dans
l’autre la mort impossible.
« Drone et kamikaze
constituent deux options pratiques pour
résoudre un même problème, celui du
guidage de la bombe jusqu’à sa cible ».
Mais ce que les uns entendent réaliser
en adoptant une morale sacrificielle,
les autres l’accomplissent grâce à leur
suprématie technologique : combattants
prêts au sacrifice d’un côté, engins
fantômes de l’autre. Si drone et
kamikaze se répondent comme deux images
en miroir, ils représentent deux
économies de la mort : la sienne et
celle d’autrui, celle que l’on donne et
celle à laquelle on s’expose.
L’utilisation des
drones de combat, par conséquent, ne
satisfait que la bonne conscience
occidentale. La tuerie assistée par
ordinateur y bénéficie d’un préjugé
favorable, exactement proportionnel à la
répugnance éprouvée pour l’acte
suicidaire. S’il est cautionné par une
morale à géométrie variable, c’est parce
que ce châtiment céleste est sans
dommage pour l’Occident : les seules
vies dignes d’être sauvées étant mises à
l’abri, le reste importe peu. Tandis
que la vieille idole du sacrifice
guerrier, tombée dans l’escarcelle de
l’ennemi, est devenue le comble de
l’horreur.
Qu’il s’agisse de
vieillards afghans pulvérisés à distance
par la cybernétique aérienne, ou
d’enfants palestiniens carbonisés par
les bombes au phosphore, la
contre-terreur mondialisée justifie une
action no limit. Le combat impitoyable
que mène la vertu contre le vice mérite
bien quelques pots cassés. Il y a des
guerres que sanctifient malgré leur
cruauté les nobles principes dont elles
se prévalent. Et puis, que l’hyperpuissance
puisse cautionner les pires horreurs, au
fond, a quelque chose
d’invraisemblable : le foyer de la
civilisation, par essence, n’est-il pas
indemne de toute compromission avec la
barbarie ?
Face à la « terreur
planétaire », la foi des USA en leur
juste cause culmine dans le désir d’une
justice inflexible. En campagne
électorale, Barack Obama avait brocardé
la global war on terror de son
prédécesseur et promis la fermeture de
Guantanamo. Dans un éclair de lucidité,
il avait même déclaré que la guerre
contre la terreur ne voulait rien dire,
puisqu’on ne combat pas un « mode
d’action ». Mais le bagne des Caraïbes
est toujours en service et la guerre
américaine est désormais une cyberguerre.
Au lendemain de
l’attentat de Boston (avril 2013), on
vit des milliers d’individus atomisés,
pianotant sur leur clavier, se
métamorphoser en agents du
contre-terrorisme. Investissant le
cyberespace depuis leur canapé, ils
quittèrent soudain leur torpeur pour
participer à la chasse aux fugitifs. Ces
cohortes zélées d’internautes ont fourni
des renseignements, exploré des pistes,
désigné des suspects, applaudi aux
premières prises. Acteurs et non
spectateurs de l’événement, ils ont cru
forger leur propre histoire en luttant,
devant leur écran, contre un ennemi
invisible.
Comme si une frénésie
policière s’était emparée du peuple
américain, la toile a vibré d’une
agitation fébrile, offrant un écho
amplifié à cette passion vengeresse.
L’instantanéité de la communication en
réseau est devenue la nouvelle arme dont
le peuple agressé a retourné les effets
contre le terrorisme : aux cellules
dormantes du cyberespace criminel, elle
oppose une vigilance de tous les
instants, démultipliée par la grâce
digitale.
Ainsi la nouvelle
guerre contre la terreur emploie toutes
les ressources de la technologie
contemporaine pour agir en temps réel.
Elle fait de chaque citoyen américain,
virtuellement, l’opérateur d’une traque
cybernétique à grande échelle. Et en
opposant l’instantanéité du Bien à celle
du Mal, la puissance immanente d’une
nation civilisée à celle du cyberespace
terroriste, elle mobilise l’artifice de
la modernité technicienne en faveur
d’une bonne conscience indéracinable.
Grégoire Chamayou, « Drone et
kamikaze, jeu de miroirs », Le Monde
diplomatique, avril 2013.
A propos de l'Auteur
http://oumma.com/sites/default/files/photos_famille_162.jpg
Normalien, énarque,
aujourd'hui professeur de
philosophie, auteur de
plusieurs ouvrages, dont
"Aux origines du conflit
israélo-arabe, l'invisible
remords de l'Occident
(L'Harmattan, 2002).
Publié le 24
octobre 2013 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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