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Opinion
« Il faut que tout
change pour que rien ne change »
Brahim Senouci
Mardi 11 janvier 2011
Les scènes d’émeutes qu’a vécues l’Algérie pendant plusieurs
jours sont tout, sauf inattendues. Dans les cafés, sur les
plages de l’été, dans les taxis, les avions, les trains, au Sud,
au Nord, à l’Est, à l’Ouest, il ne ressort d’aucune conversation
un élément positif sur l’état du pays. Sans doute y a-t-il
l’outrance dont nous sommes coutumiers et qui nous conduit à
grossir le trait. Il n’en reste pas moins que, quand rien ne
trouve grâce aux yeux de la quasi-totalité de la population, les
dirigeants, mais aussi la société, doivent s’interroger
sérieusement sur les raisons d’un tel fossé. Une réunion inter
ministérielle s’est réunie pour étudier les moyens de faire
baisser les prix de l’huile et du sucre… Certains cancers
provoquent, paraît-il, des maux de tête. Pour autant, aucun
médecin sérieux ne prescrirait à un malade atteint de cette
affection un traitement à base d’aspirine ! C’est pourtant
exactement ce qu’a inscrit cette commission à son ordre du jour.
Qui peut sérieusement penser que la hausse des prix de denrées
basiques certes importantes peut conduire des jeunes gens à
affronter des mers inhospitalières, voire meurtrières, quittant
ainsi leur pays, leurs familles, leurs amis ? Qui peut croire
que la hausse des prix du sucre et de l’huile ou la pénurie de
farine ont été à l’origine de la tragédie de la décennie noire,
dans laquelle des dizaines de milliers de citoyens ont perdu la
vie ? Qui peut avancer qu’il suffirait de leur distribuer
gratuitement des tomates et des patates pour ramener le sourire
et la joie de vivre chez nos compatriotes ?
A l’évidence, le mal est plus profond, plus insidieux. Il
concerne le gouvernement et la classe politique mais aussi et
peut-être d’abord la société dans son ensemble.
Aucun peuple au monde ne peut vivre sans horizon, sans le
sentiment de participer à une aventure collective, de contribuer
à l’édification d’une maison commune.
Un vieux conte philosophique : Deux maçons sont à l’ouvrage.
Ils construisent chacun un mur. Ils en sont à peu près au même
point. Un passant s’adresse au premier. "Que fais-tu ?", lui
demande-t-il. "Tu vois bien, répond l’ouvrier, un peu agacé. Je
construis un mur. J’empile des briques les unes sur les autres,
je mets du ciment comme liant et à la fin, ça fait un mur".
L’homme pose la même question au second ouvrier qui lui répond :
"Je construis un palais".
Nous ressemblons, hélas, bien plus au premier maçon qu’au
second. Faute de comprendre la finalité de nos actions
quotidiennes, nous les exécutons mal, dans l’ennui, avec un
sentiment d’inutilité. Si nous parvenions à intégrer l’esprit du
second artisan, la moindre des tâches quotidiennes nous
paraîtrait plus légère, plus nécessaire, parce qu’elle
participerait de la création d’une œuvre collective. Nous
retrouverions le bonheur de constituer une communauté de destin,
de construire un avenir qui nous survivrait tout en donnant du
sens à notre existence.
La forme même de notre protestation pose problème. Il y a eu
de trop nombreuses destructions d’infrastructures utiles,
lycées, cliniques. Il y a eu trop de pillages, d’attaques de
biens privés. Bien sûr, tous les protestataires n’ont pas agi de
la sorte mais il y a eu beaucoup trop d’actes condamnables pour
que cette donnée puisse être ignorée. Elle indique de façon
claire que ces émeutes sont la manifestation d’une exaspération
pure qui ne se donne pas d’autre finalité que l’assouvissement
d’une vengeance, que l’expression brute d’une rage.
C’est là qu’intervient la faillite de la société, du pouvoir,
de la classe politique.
La société a montré son incapacité à produire du sens, à
exprimer des valeurs partagées, à inscrire la révolte dans un
projet, à offrir une perspective à sa jeunesse autre que le
retour à la léthargie habituelle qui succède aux coups de sang.
Elle est, encore aujourd’hui, incapable de définir un horizon,
incapable d’offrir à sa jeunesse une part de rêve, incapable de
lui désigner un continent à conquérir sans qu’il soit nécessaire
qu’elle risque sa vie sur d’improbables rafiots, puisque ce
continent, tapi dans les limbes, est tout proche. Ce continent
s’appelle Patrie, Nation, habits de lumière qu’elle doit faire
endosser à la terre d’Algérie pour qu’elle lui redevienne
accueillante, nourricière, naturelle, qu’elle lui soit terre à
chérir et source de fierté plutôt que désert improbable tout
juste bon à accueillir son ennui dans la ronde imbécile des
jours.
Plutôt que de rejeter tous les torts sur le Pouvoir (qui le
mérite !), la société doit faire son examen de conscience et
admettre qu’elle a failli. Si nous acceptons cette introspection
et le diagnostic qui en découlerait, nous aurons fait plus de la
moitié du chemin vers la sortie du tunnel et l’entrée, enfin,
dans le cercle des Nations qui comptent, des pays dont les
dirigeants n’ont rien d’autre en vue que l’épanouissement de
leurs citoyens.
Le gouvernement et la classe politique ne sont que
l’émanation de la société. Aucun gouvernement ne peut durer s’il
ne dispose pas d’un soutien, au moins tacite de la population
qu’il administre. La corruption au sommet ? Bien sûr qu’elle
existe ! Mais est-elle absente chez le bon peuple ? Combien
coûte un extrait de naissance, une admission à l’hôpital, un
diplôme ? Il y a une relation dialectique entre dirigeants et
dirigés fondée sur un consensus secret, qui se résume par la
phobie du changement. "El Moualfa khir mettelfa" (Il vaut mieux
conserver ce qui nous est habituel plutôt que de tenter la
nouveauté), dit un proverbe particulièrement populaire. Cela
fait des décennies à présent que notre société glisse de manière
insensible mais évidente vers une forme d’autisme,
d’enfermement, qui nous conduit à jeter l’anathème sur
l’originalité (El Bid3a), à vivre dans un univers de plus en
plus étroit, dans un consensus mortifère qui consiste à
condamner la différence et à uniformiser les comportements.
Comment une société de culture musulmane séculaire peut-elle se
sentir menacée par quelques centaines de conversions ? Pourquoi
cette inclination à régir la vie des gens en décrétant non
conforme telle ou telle attitude ? La modernité, c’est l’accès à
l’universel, de préférence à partir de sa propre matrice
culturelle parce que c’est la voie naturelle. Notre société tend
à l’interdire. Le Pouvoir est autoritaire, certes, mais ce n’est
pas lui, mais bien nous qui prononçons les interdits,
alimentaires, vestimentaires. C’est nous qui veillons à leur
respect. C’est nous qui élevons nos enfants dans le strict
respect des seules normes admises et qui, pensant les protéger,
limitons leurs contact avec le monde extérieur, décrit comme un
lieu de perdition. C’est nous, nous tous ou presque, chacun dans
sa sphère privée, qui payons pour que notre enfant soit
scolarisé dans un meilleur établissement, pour qu’il échappe au
service national, pour qu’il ait un logement…
Nous sommes devenus un archétype de communauté schizophrène.
Nous dénonçons tous, d’une même voix, ce que nous pratiquons
tous, la corruption, le mensonge, le passe-droit. Nous nous
indignons de la saleté de nos rues en faisant semblant d’oublier
que cette saleté n’est pas un article d’importation et que ce
sont nos ordures que nous jetons à tort et à travers, à toute
heure du jour et de la nuit. Ce sont nos sacs en plastique qui
viennent remplacer les feuilles des arbres et qui tuent nos
paisibles vaches qui découvrent qu’en Algérie, les pâturages
peuvent être des champs de mines. Les escaliers crasseux de nos
immeubles plongés dans le noir sont nos escaliers et leur crasse
est la nôtre.
Reconnaissons l’état des choses, avant qu’il ne soit trop
tard, avant que l’Histoire nous donne définitivement congé.
Changer les choses, c’est se changer soi-même, interroger sa
propre responsabilité.
Dans le film,
Le Guépard,
Visconti dépeint une société aristocratique menacée par les
vents du changement et l’irruption du peuple. Un aristocrate
conservateur, attaché donc au maintien de la situation de
l’Italie dans laquelle les nobles avaient le beau rôle, dit
ceci : "Il faut que
tout change pour que rien ne change". Autrement dit,
il faut donner l’illusion du mouvement pour que l’ordre des
choses demeure immuable. C’est un peu ce que nous faisons, de
temps à autre ; une flambée de colère, une agitation extrême, le
sentiment du changement, puis retour à la prostration en
attendant le prochain incendie. Depuis octobre 88, il y a eu les
émeutes qui ont débouché sur le multipartisme et la libération
de la presse. Nous n’avons pas eu le temps de savourer ces
conquêtes que nous avons été happés dans le trou noir d’une
décennie massacrante. La parenthèse sanglante a été fermée par
décret et les choses sont redevenues telles qu’elles étaient.
Pendant le maelström sanglant, nous étions convaincus que le
changement serait au bout de l’épreuve. Il n’en a rien été. Nous
avons été renvoyés à notre existence médiocre dans des villes
obscures, désertées dès la tombée de la nuit, jonchées des
cadavres des cinémas désaffectés et des théâtres effondrés. Les
pizzerias ont remporté facilement la bataille qu’elles menaient
contre les librairies. Les soucis d’avant sont revenus en
caravane : Comment truander pour avoir un module, pour payer
moins d’impôts, pour accéder à une bourse ou une prise en charge
médicale à l’étranger.
Pour paraphraser
l’aristocrate du
Guépard, il faut que
"quelque chose change
vraiment pour que tout change". Il est inutile
d’apostropher nos gouvernants pour qu’ils orchestrent le
changement. Ils n’en ont ni le désir ni la capacité. C’est nous,
les Algériens recrus d’épreuves, qui détenons les clés de notre
avenir. Quoi que nous fassions, nous aurons des dirigeants qui
nous ressemblent. Cultivons l’effort, l’enthousiasme, la
créativité, la sincérité, l'audace ; nous aurons par surcroît le
gouvernement le plus vertueux du monde.
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