Opinion
Libération ambiguë
en Libye
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Lundi 24 octobre
2011
Le Conseil national de transition
(CNT) a officiellement proclamé le
23 octobre à Benghazi la « libération »
de la
Libye après 42 ans de règne sans
partage de Mouammar Kadhafi, au
lendemain de la prise de Syrte et de la
mort de Kadhafi. La chute de la
dictature, comme la chute de Ben Ali et
de Moubarak, est une bonne nouvelle.
Mais le cas libyen est particulier, dans
la mesure où cette chute a été forcée
par l’intervention de l’OTAN, sous le
couvert de la résolution 1973 du Conseil
de sécurité de l’ONU, mais en réalité en
violant largement l’esprit et la lettre
de ce texte – la destruction de Syrte,
avec l’aide de l’OTAN, éclaire d’un jour
étrange le prétexte utilisé de la
nécessité de protéger les civils.
Par un hasard de l’histoire, cette
« libération » survient alors que les
Etats-Unis annoncent le retrait total de
leurs troupes d’Irak d’ici le
1er janvier 2012, huit ans après qu’ils
ont aussi « libéré » ce pays. Washington
a tenté, jusqu’à la dernière minute,
d’obtenir le droit de maintenir des
instructeurs, mais Bagdad exigeait que
ceux-ci soient passibles des tribunaux
locaux en cas de crime, ce que les
Etats-Unis ont refusé. L’aventure
irakienne prend donc fin pour
Washington, mais, on l’oublie trop, pas
pour les Irakiens qui continueront à en
payer le prix.
Car les Etats-Unis laissent derrière
eux un pays dévasté. Des centaines de
milliers d’Irakiens ont été tués (entre
100 000 et 500 000 selon les
évaluations), entre 1 et 2 millions ont
fui à l’étranger, notamment en Syrie et
en Jordanie (parmi eux, nombre de
chrétiens dont les médias français se
désolent régulièrement qu’ils soient
chassés du Proche-Orient). Mais aussi un
Etat détruit, un pays fractionné, des
divisions profondes entre chiites et
sunnites, un pouvoir autoritaire (aussi
bien à Bagdad qu’à Erbil, capitale du
Kurdistan), un usage banalisé de la
torture, des arrestations arbitraires,
etc. Reconstruire un Etat et une société
nécessitera des décennies et il est
juste qu’Amnesty
International ait demandé l’inculpation
de l’ancien président George W. Bush,
même si ce n’est que pour sa
responsabilité dans les actes de
torture. Plus que d’autres, M. Bush
mériterait un procès devant la Cour
pénale internationale, mais nous savons
que celui-ci n’aura jamais lieu : on ne
juge devant cette cour que des chefs
d’Etat africains.
L’exécution de Kadhafi, dans
d’épouvantables conditions, pourrait
être décryptée comme un simple moment de
colère d’une foule. L’inénarrable
Bernard-Henri Lévy,
« le philosophe qui est entré dans Gaza
sur un char israélien »,
qualificatif qu’il faudrait lui accoler
chaque fois qu’on le cite, a expliqué
cet acte dans le
journal de 20 heures de France 2, le
jeudi 20 octobre, en présence du
ministre de la défense Gérard Longuet.
Après avoir vu les images du lynchage,
il a tenu le raisonnement de Gribouille
suivant :
ces
images sont terribles et toutes les
révolutions ont connu des moments
terribles, comme les massacres de
septembre 1792, quand plusieurs
centaines de prisonniers furent
assassinés par les révolutionnaires en
France ;
en
réalité Kadhafi est mort au combat ; il
a d’ailleurs prouvé comme cela qu’il lui
restait un petit peu de grandeur comme
en tout être humain ;
il
a été tué dans ces combats et c’est cela
que les historiens établiront assez
vite.
On comprend ensuite que l’on puisse
le qualifier de philosophe et que Gérard
Longuet se réjouisse : « Quand on a
une armée courageuse et des
intellectuels clairs, cela ne marche pas
si mal. » Qui se souvient du temps
où les « intellectuels clairs » se
battaient contre les interventions
étrangères au Vietnam ou en Irak ?
Sur les prestations de BHL, on pourra
lire Daniel Schneidermann,
« Kadhafi, BHL et la question sans
réponse » (Arrêt sur images,
21 octobre 2011). BHL aurait pu évoquer
Antigone enterrant son frère malgré
l’interdiction du roi, mais il n’est que
« philosophe »...
L’exécution de Kadhafi, outre le fait
qu’elle est un crime, ne serait pas
aussi inquiétante si elle ne
s’inscrivait dans une réalité qui semble
désormais s’imposer : l’absence de
pouvoir,
le morcellement des autorités et du pays,
la place des groupes armés. On ne peut
évidemment pas demander à un pays qui se
débarrasse d’une si longue dictature
d’instaurer l’ordre et la justice en
quelques semaines. Mais on peut
s’inquiéter pour l’avenir, d’autant que
la solution militaire qui s’est imposée
grâce à l’aide de l’OTAN a permis de
penser que tous les problèmes pouvaient
se résoudre par la force et que l’on
pouvait soumettre l’ennemi par la seule
violence.
Or, toutes les informations en
provenance de la Libye ne peuvent
qu’inquiéter. Les organisations de
droits de la personne ont publié des
rapports accablants, non seulement sur
le traitement raciste des travailleurs
africains, mais aussi les arrestations
arbitraires, l’usage de la torture, etc.
(Lire, par exemple, Amnesty
International,
« La nouvelle Libye est “entachée” par
les atteintes aux droits humains dont
sont victimes les prisonniers »,
13 octobre ; et Human Rights Watch, « Le
CNT doit mettre fin aux arrestations
arbitraires et aux mauvais traitements
de détenus », 30 septembre.)
Le correspondant du New York Times
a raconté les dessous d’un incident qui
avait été rapporté par la presse : une
manifestation armée de partisans de
Kadhafi dans un quartier de Tripoli.
Kareem Fahmi,
« Battle for a Holdout City Stalls
Healing in Libya », 18 octobre.
Dans le quartier pauvre d’Abou Salim,
à Tripoli, un groupe d’une vingtaine de
jeunes ont tenu une manifestation
pacifique de soutien à Kadhafi le
14 octobre. Des groupes armés
anti-Kadhafi ont alors envahi le
quartier et tiré sur les jeunes. Ils ont
aussi tiré à l’arme lourde sur les
immeubles alentour.
Cet incident, parmi bien d’autres,
illustre la multiplication des pouvoirs
et le fait que le CNT ne contrôle pas
les groupes armés qui se réclament
souvent d’appartenances régionales.
Parmi les sujets d’inquiétude, la
situation des femmes, qui a souvent
servi de prétexte aux interventions
occidentales, notamment en Afghanistan.
La décision du CNT de faire de la charia
la principale source de la juridiction,
d’autoriser la polygamie (la Tunisie est
le seul pays arabe à l’avoir abolie,
avec la Libye jusqu’à présent), rappelle
les incertitudes d’aujourd’hui, mais
aussi les acquis du passé : le régime du
colonel Kadhafi a connu un moment, à
l’origine, où, de la nationalisation du
pétrole à l’amélioration de la situation
des femmes, il a joué un rôle
progressiste que l’on tend à oublier (Vijay
Prashad,
« Qaddafi, From Beginning to End »,
Counterpunch, 21-23 octobre).
Une dernière remarque : l’exécution
de Kadhafi évitera un procès qui aurait
pu faire la lumière sur le soutien que
divers pays, dont la France et le
Royaume-Uni, lui ont apporté depuis
2003. Le quotidien The Independent
du 23 octobre publie quelques
révélations sur les relations de Tony
Blair avec Seïf Al-Islam, le fils de
Kadhafi (« Alive
or dead, the Gaddafis divide their
enemies »). Le premier ministre
britannique de l’époque saluait le
caractère « intéressant » de la thèse de
Seïf Al-islam, tandis que ce dernier
considérait Blair comme un « ami de
la famille ».
Les analyses d'Alain Gresh
Le dossier
Libye
Les dernières mises à jour
|