Opinion
A propos de la
Syrie
Alain
Gresh
Alain
Gresh
Jeudi 23 février
2012
Dans une conversation téléphonique
entre le président russe et le roi
saoudien, ce dernier a affirmé à son
interlocuteur que tout dialogue sur la
Syrie était « maintenant futile »
(agence de presse saoudienne, 22 février
2012). Qu’est-ce à dire ? Que la seule
voie possible est celle de
l’intervention militaire ? Qu’il faut
armer l’opposition ? Il semble bien que
c’est dans cette direction que s’oriente
la réunion des amis de la Syrie qui se
tient vendredi 24 février à Tunis.
Le soulèvement en Syrie, qui va
bientôt entrer dans sa seconde année,
pose des questions dramatiques
auxquelles il n’existe pas de réponses
simplistes — à moins de jouer la
politique du pire. Il faut rappeler
ce que le renversement de Saddam Hussein
par les Etats-Unis a coûté, coûte et
continuera de coûter aux Irakiens dans
les prochaines décennies.
Les causes de
la révolte
La révolte en Syrie est née des trois
mêmes causes qui ont provoqué, du Maroc
à l’Irak, des mouvements de contestation
:
— le refus d’un régime autoritaire, de
l’arbitraire total de l’Etat et de ses
services de répression, de la
banalisation de la torture ;
— l’ampleur de la corruption –
l’ouverture économique (largement
encouragée par l’Occident) ayant abouti
à l’accaparement des richesses
nationales par une mafia autour du chef
de l’Etat –, la richesse ostentatoire
d’une petite caste contrastant avec une
pauvreté qui accompagne le désengagement
de l’Etat (voulu aussi par les
conseillers occidentaux) ;
— le poids de la jeunesse. La génération
la plus nombreuse de l’histoire qui
arrive à l’âge adulte dans les pays
arabes et qui, bien que mieux éduquée,
ne dispose pas des moyens d’une
insertion sociale – du travail, mais pas
seulement, également l’exercice des
responsabilités – à la hauteur de ses
aspirations.
Ces trois facteurs ont permis une
victoire rapide des mouvements en
Tunisie et en Egypte, plus difficile au
Yémen. Il a fallu l’intervention des
forces militaires de l’OTAN, qui ont
largement brisé le cadre du mandat de la
résolution 1973 du conseil de sécurité
de l’ONU, pour venir à bout du colonel
Mouammar Kadhafi. A Bahreïn, le
mouvement a été contenu par une
intervention des chars saoudiens, mais
continue à s’exprimer avec force.
Ailleurs, un mélange de concessions
politiques (Maroc) et de largesses
financières (Algérie, Arabie saoudite) a
permis — mais pour combien de temps ? —
de contenir la contestation.
Qu’en est-il de la Syrie ? Le
président Bachar Al-Assad, qui disposait
au départ d’un certain capital de
popularité, a cru que la politique
régionale menée par son pays (son
opposition à Israël et aux politiques
des Etats-Unis)
le mettrait à l’abri. Il s’est
totalement trompé et, au fil des mois,
il a tenté de présenter la contestation
pacifique comme militarisée, manipulée
de l’étranger, dont le but serait de
faire disparaître un régime qui s’oppose
aux ambitions israéliennes et
américaines. Par son refus de s’engager
dans des réformes sérieuses et un
dialogue avec l’opposition, par son
usage indiscriminé de la violence contre
des manifestations qui, pour
l’essentiel, restaient pacifiques, par
un usage généralisé de la torture, il a
contribué à la montée de la violence, au
passage d’une partie de l’opposition à
la lutte armée ; il a, d’un même
mouvement, favorisé les ingérences qu’il
prétendait vouloir combattre (lire «
Jours de tourmente en Syrie », Le
Monde diplomatique, août 2011).
Par-là même, il a aidé les desseins
de ceux qui ne visent pas à la réforme
(ni évidemment à l’instauration d’un
régime démocratique), mais préparent une
offensive contre l’Iran et espèrent
faire tomber avant son principal allié
arabe.
Qui peut croire une seconde, en
effet, que le régime saoudien cherche à
instaurer la démocratie à Damas, lui qui
ne reconnaît aucune assemblée élue ? Lui
dont le ministère de l’intérieur vient
de déclarer que les manifestations dans
l’est du pays étaient
« une nouvelle forme de terrorisme »
?
Qui peut penser que les libertés sont
le motif des déclarations des
Etats-Unis, eux qui n’hésitaient pas à
envoyer des « terroristes » arrêtés par
eux se faire interroger en Syrie
(pratique connue sous le nom anglais de
rendition), parce que ce pays
utilisait la torture ?
Qui peut croire que la démocratie est
le souci de Nicolas Sarkozy, lui qui
recevait Bachar Al-Assad à Paris en
juillet 2008 et lui
rendait visite en septembre,
soutenait les dictateurs tunisien et
égyptien et ne disait mot du massacre de
Gaza lors de l’invasion israélienne de
décembre 2008 ? Une petite anecdote
significative : en ce temps-là, les
journalistes du Figaro avaient
reçu pour instruction de leur direction
de ne plus évoquer dans leurs articles
les prisonniers politiques en Syrie.
Pour tous ces pays, et pour Israël
(lire ci-dessous), l’objectif est de
renverser un régime allié de l’Iran,
dans le cadre de la
préparation d’une offensive contre
ce pays.
Il est évident désormais que nombre
de forces, y compris au sein du Conseil
national syrien (CNS), poussent à
l’intervention militaire, appuyée sur
une formidable campagne médiatique.
La bataille pour la Syrie est aussi
une bataille de propagande. Le régime
l’a perdue depuis longtemps, tant ses
affirmations sont souvent grotesques,
ses mensonges patents et ses pratiques
barbares. Pour autant, les informations
qui déferlent 24 heures sur 24 sur
toutes les chaînes de radio et de
télévision, et qui n’ont souvent qu’une
seule source, l’opposition à l’extérieur
du pays, sont-elles vraies ? Longtemps
les médias ont rejeté les informations
sur la mort d’officiers et de policiers,
elles sont aujourd’hui avérées ; depuis
un an, régulièrement, les médias
annoncent que la contestation a atteint
Damas. On ne peut que regretter la mort
de deux journalistes à Homs et rappeler
que le régime, en interdisant la plupart
du temps aux journalistes de venir ou de
se déplacer, contribue à ce qu’il
prétend dénoncer.
On trouvera ici un rapport qui,
certes, peut être contesté sur tel ou
tel de ses points, mais offre une
enquête sur le terrain qui aurait mérité
un peu plus d’attention : «
Syrie, une libanisation fabriquée »,
CIRET-AVT et CF2R, 11 février 2012.
Militarisation
A Homs, le comportement des troupes
du régime est inacceptable ; elles
visent à réduire, non la ville tout
entière, mais les quartiers sunnites qui
se sont rebellés. Car l’armée fait face
à des combattants souvent dévoués et
prêts à se battre jusqu’au bout, avec le
soutien d’une partie de la population.
Si cela explique la violence des
combats, la situation ne justifie
évidemment pas les exactions du régime.
Il est toutefois intéressant de noter
que les arguments utilisés contre le
Hamas en décembre 2008-janvier 2009 («
ils prennent en otage la population en
se cachant parmi elle ») ne sont pas
repris dans le cas syrien ; espérons
qu’ils seront aussi abandonnés lors de
la prochaine attaque israélienne...
Une des dimensions les plus
dangereuses de ce conflit tient aux
risques de sa transformation en
affrontements « confessionnels ». Il
serait faux de dire que tout se réduit,
en Syrie, à une appartenance religieuse
ou communautaire : il existe des
alaouites qui soutiennent l’opposition,
et des sunnites qui préfèrent le régime
aux insurgés. Mais le pouvoir,
s’appuyant sur sa base alaouite, a
incontestablement avivé les tensions. De
son côté, l’opposition — ou certaines de
ses composantes, notamment le CNS —
n’est pas en reste et se montre
incapable d’offrir des garanties
sérieuses pour l’avenir. Personne ne
semble remarquer comment les Kurdes, par
exemple, qui furent parmi les premiers à
manifester (notamment pour obtenir des
documents d’identité) se tiennent
désormais à l’écart, choqués par le
refus du conseil national syrien de
reconnaître leurs droits (Dogu Ergil,
« Syrian Kurds », Zaman, 21
février). Pour sa part, le régime semble
vouloir relancer les activités du
PKK, un parti qu’il avait utilisé
dans son affrontement avec la Turquie
dans les années 1990 et qui reste très
populaire parmi les Kurdes de Syrie.
Par ailleurs, le CNS est contesté par
nombre d’opposants, qui l’accusent
d’être dominé par les islamistes, avec
quelques figures pro-occidentales pour
parler aux médias. Ainsi, un nouveau
groupe vient de se créer, le Mouvement
national pour le changement (MNC),
dirigé par le Dr Ommar Qurabi, ancien
président de l’organisation syrienne
pour la défense des droits humains (İpek
Yezdani, «
Syrian dissidents establish new bloc
», Daily News, 21 février). Il
reproche au CNS de refuser des militants
alaouites ou turkmènes.
D’autres communautés, notamment les
communautés chrétiennes mais aussi druze
(lire Phil Sands, «
Syria’s Druze community : A silent
minority in no rush to take sides »,
The National, 22 février)
hésitent, non par sympathie pour le
régime, mais par crainte du chaos qui
résulterait de sa chute sans
négociations.
Car la militarisation du conflit est
en marche, et porte avec elle les germes
d’une guerre civile (peut-être la seule
voie de sortie pour le régime). Un
reportage du quotidien libanais Daily
Star (23 février) sur l’Armée
syrienne libre (ASL) confirme deux
éléments que la presse occulte souvent :
cette armée a des bases au Liban (et
d’ailleurs aussi en Turquie) ; elle
n’hésite pas aux représailles
confessionnelles, en tuant des alaouites
par vengeance («
FSA soldier in Lebanon discloses tactics
»). De même, des combattants irakiens se
sont joints aux insurgés syriens (lire
Tim Arango et Duraid Adnan, «
For Iraqis, Aid to Rebels in Syria
Repays a Debt », The New York
Times, 12 février 2012), y compris
des membres d’Al-Qaida, ce qu’a confirmé
le département d’Etat américain.
Nous sommes dans une impasse.
L’opposition — ou plutôt les oppositions
— est incapable de renverser le régime,
et le régime est incapable de venir à
bout de l’opposition. On peut même dire
que l’avenir du régime est scellé et
qu’il n’en a plus que pour quelques
mois. La question est donc de savoir si
le pays va s’enfoncer dans la guerre
civile ou connaître une forme de
transition politique qui nécessite, que
l’on le veuille ou non, un dialogue.
C’est dans ce cadre qu’il faut
comprendre le veto des dirigeants russes
et chinois à la résolution du conseil de
sécurité des Nations unies du 4 février.
Le
texte avait été amendé pour tenir
compte d’un certain nombre de leurs
objections mais il continuait à demander
le retrait des troupes gouvernementales
des villes sans parler de l’opposition
armée, et à faire référence au plan de
la Ligue arabe, imposé par l’Arabie
saoudite, qui impliquait la mise à
l’écart de Bachar Al-Assad. Cette
résolution pouvait-elle servir de
couverture à une intervention militaire
? De toute évidence, c’est ce qu’ont
craint Moscou et Pékin, échaudés par le
précédent de la résolution 1973 sur la
Libye. On peut comprendre leurs
soupçons, tant les déclarations
françaises et autres laissent entrevoir
une action armée sous prétexte de
protéger les populations.
La voie de la
négociation
Alors, faut-il ne rien faire ? Non.
Mais les possibilités ne se réduisent
pas à la seule option militaire. D’une
part, les pressions sur la Syrie,
notamment dans le domaine économique,
existent (elles peuvent être renforcées
à condition de cibler les dirigeants,
pas la population) et amènent déjà une
partie de la bourgeoisie qui soutient le
régime à s’interroger. D’autre part, les
premières missions de la Ligue arabe,
malgré les difficultés, avaient servi à
limiter la violence ; c’est l’Arabie
saoudite qui a obtenu leur retrait (il
faut lire le rapport qu’elles ont publié
; il n’a rien à voir avec ce qu’on en a
dit dans les médias, à tel point que ce
texte a été longtemps caché) ; il
faudrait, au contraire, obtenir que ces
missions reprennent et s’étendent.
Enfin, contrairement à ce qui s’écrit,
ni les Russes ni les Chinois n’ont donné
un feu vert à Assad, mais tentent de
faire pression sur lui. Comme le
rapporte un journal libanais bien
informé, les autorités syriennes se sont
abstenues, sous la pression des Russes,
d’utiliser l’aviation et d’autres armes
de guerre à sa disposition, dans leur
actuelle répression – de ce point de
vue, on n’est pas dans la situation de
Hama en 1982 (Al-Akhbar, 22
février 2012).
La voie de la négociation est étroite
et prendra du temps. En attendant, des
gens meurent… Mais une intervention
militaire ferait encore plus de
victimes.
De plus, mentionnons un intéressant
article de Efraim Halevy, ancien
directeur du Mossad et ancien conseiller
national à la sécurité, paru dans le
International Herald Tribune du 7
février sous le titre «
Iran’s Achilles’ Heel ». Il
explique, en substance, que le
renversement du régime de Damas
permettrait d’éviter l’alternative
désastreuse : bombarder l’Iran ou
intensifier les sanctions, ce qui
pourrait pousser le prix du baril
au-delà du supportable. En privant
Téhéran de son allié syrien, en
revanche, on l’affaiblirait
considérablement.
Les analyses d'Alain Gresh
Le
dossier Syrie
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