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Les blogs du Diplo
Rencontre
avec Bachar Al-Assad
Alain Gresh
9 juillet 2008
Il nous reçoit sur le pas de la porte, à l’entrée d’une
maison d’un étage située sur les hauteurs de Damas. Aucun
protocole, aucune mesure de sécurité ; nous ne sommes pas fouillés
ni nos appareils d’enregistrement contrôlés. « Ici, c’est
la maison où je lis, où je travaille. Il y a seulement ce salon,
une salle de conférence et une cuisine. Et, bien sûr, Internet et
la télévision. Ma femme Bassma y vient souvent aussi. Ici je suis
productif ; au palais présidentiel, ce n’est pas le cas. »
Pendant près de deux heures, il aborde tous les sujets, n’élude
aucune question. Il prend un plaisir évident à la discussion et
utilise ses mains pour appuyer ses arguments.
A la veille de sa visite en France, le président Bachar Al-Assad
est confiant, décontracté, volubile. L’isolement imposé à la
Syrie par Washington et l’Union européenne depuis environ quatre
ans se fracture. L’entente entre le gouvernement et l’opposition
libanaise au mois de mai 2008 a clos une page. « On a mal
compris la position de la Syrie, on a déformé nos points de vue.
Mais l’accord sur le Liban a ramené les gens à la réalité. Il
faut accepter que nous soyons une partie de la solution au Liban,
mais aussi en Irak et en Palestine. On a besoin de nous pour combattre
le terrorisme comme pour atteindre la paix. On ne peut nous
isoler, ni résoudre les problèmes de la région en manipulant les
mots comme le “bien” et le “mal,” le “noir” et le
“blanc”. Il faut négocier, même si on n’est pas d’accord
sur tout... »
Alors que l’on annonce la constitution prochaine du nouveau gouvernement
libanais, comment M. Assad voit-il l’avenir des relations avec
Beyrouth ? « Nous sommes prêts à résoudre les problèmes
en suspens. Dès 2005, nous avons échangé des lettres concernant
la délimitation des frontières. J’ai aussi déclaré à l’époque
au président libanais, M. Emile Lahoud, ainsi qu’au premier
ministre, que nous étions disposés à ouvrir une ambassade à
Beyrouth. Mais, pour cela, il fallait avoir de bonnes relations et
ce n’était plus le cas depuis les élections de 2005. »
Le président Assad craignait en effet que le Liban se transforme
en base arrière de déstabilisation du régime syrien. Désormais,
cette inquiétude s’est éloignée et la Syrie pourrait établir
des relations diplomatiques avec son voisin. Une source proche de
la présidence annonce que, dès la formation du gouvernement d’union
nationale, M. Walid Mouallem, le ministre syrien des affaires
étrangères, se rendra à Beyrouth pour discuter des questions en
suspens, notamment avec le premier ministre Siniora.
M. Bachar Al-Assad participera le 13 juillet à la cérémonie
de lancement de l’Union pour la Méditerranée à Paris, ce qui
ne l’empêche pas d’exprimer certaines craintes sur le projet.
Quand le processus euro-méditerranéen de Barcelone a été lancé,
en 1995, explique-t-il, des officiels européens « pensaient
que, si l’on développait les relations économiques entre les
participants, cela contribuerait à la paix. Encore faut-il qu’il
existe un processus de paix ». C’était le cas en
1995, ce n’est plus le cas aujourd’hui : « Si vous
n’entamez pas maintenant un dialogue politique, c’est-à-dire
si vous n’abordez pas les vrais problèmes, si vous n’avancez
pas vers la paix, il n’y aura de place pour aucune autre
initiative, que vous l’appeliez méditerranéenne ou d’un tout
autre nom. » Même s’il se réjouit que la déclaration
finale du sommet de l’Union de la Méditerranée doive intégrer
un paragraphe sur le « dialogue politique », il met en
garde contre un nouvel échec, « car alors la confiance disparaîtra
pour une longue période et nos sociétés évolueront vers le
conservatisme, l’extrémisme »...
Cette idée l’obsède, il y reviendra à plusieurs reprises. « Le
terrorisme est une menace pour toute l’humanité. Al-Qaida n’est
pas une organisation, mais un état d’esprit qu’aucune frontière
ne peut arrêter. Depuis 2004, à la suite de la guerre en Irak nous
avons assisté en Syrie au développement de cellules
d’Al-Qaida, sans liaison avec l’organisation, mais qui se nourrissent
des brochures, des livres et surtout de tout ce qui circule sur
Internet. J’ai peur pour l’avenir de la région. Nous devons modifier
le terreau qui nourrit le terrorisme. Cela nécessite le développement
économique, la culture, le système d’éducation, le tourisme
– et aussi l’échange d’informations entre pays sur les
groupes terroristes. L’armée seule ne peut résoudre ce problème,
les Américains le mesurent en Afghanistan. »
Qu’espère-t-il pour son pays dans cinq ans ? « Que
notre société soit plus ouverte, que la nouvelle génération soit
aussi moderne que l’était celle des années 1960. Et qu’elle
soit aussi plus laïque [secular] au sein d’un environnement
régional plus laïque. » Un aveu d’une étonnante franchise
qui témoigne de la crise profonde des sociétés arabes…
Et qui aide à comprendre pourquoi la paix semble plus nécessaire
que jamais au président syrien. Depuis 2003, il a multiplié les
déclarations sur sa volonté de reprendre les négociations avec
Israël [1].
Après la guerre du Liban de 2006, il s’est nettement démarqué
des déclarations du président iranien Mahmoud Ahmadinejad :
« Je ne dis pas qu’Israël doit être rayé de la
carte. Nous voulons la paix, la paix avec Israël. » (Der
Spiegel, 24 septembre 2006). La réponse de M. Ariel
Sharon d’abord, de M. Ehoud Olmert ensuite a été une fin
de non-recevoir : « On ne peut faire confiance à ce
régime », entendait-on dire, notamment à Washington.
Pourtant, en mai 2008, Tel-Aviv et Damas annonçaient l’ouverture
de négociations indirectes sous l’égide de M. Recep Tayyip
Erdogan, le premier ministre turc.
Pourquoi ce tournant ? « La guerre du Liban de 2006
a appris à tout le monde que l’on ne peut pas résoudre un problème
par la guerre. Israël est la plus grande puissance militaire de la
région et le Hezbollah est plus petit que n’importe quelle armée.
Et qu’a obtenu Israël ? Rien. » Le président rappelle
qu’après cette guerre, de nombreuses délégations américaines
proches des positions israéliennes se sont rendues à Damas. En décembre
2006, la commission Baker-Hamilton a prôné un dialogue entre Washington
et Damas et, en avril 2007, Mme Nancy Pelosi, la présidente
de la chambre des représentants, a rencontré M. Assad. « Pourtant,
poursuit-il, le plus grand obstacle à la paix, c’est l’administration
américaine. C’est la première fois qu’une administration recommande
à Israël de ne pas s’engager dans la paix. »
M. Assad est conscient que celle-ci n’est pas pour
demain. Il rappelle que l’opinion israélienne, si l’on en
croit les sondages, est opposée à une rétrocession totale du
Golan. « Après huit années de paralysie [les négociations
ont été suspendues en 2000], après la guerre contre le
Liban, après les attaques contre la Syrie, la confiance
n’existe pas. Ce que nous faisons en Turquie, c’est de mettre
à l’épreuve les intentions israéliennes. Nous ne leur faisons
pas confiance et c’est sans doute réciproque. » Le
bombardement par Israël d’un site syrien – à usage nucléaire
selon Tel-Aviv – début septembre 2007 n’a pourtant pas
rompu les contacts entre les deux parties, et le président Assad
semble serein : une équipe de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA) a visité le site concerné et il est
convaincu qu’elle n’a trouvé aucune preuve d’une activité
nucléaire illégale syrienne.
Comment relancer des négociations directes et sérieuses entre
Israël et la Syrie ? « Nous voulons être sûrs que
les Israéliens sont prêts à rendre l’ensemble du Golan ;
nous voulons aussi fixer les bases communes de la négociation,
c’est-à-dire les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité,
ainsi que les grands dossiers à examiner : frontière ;
sécurité, eau, relations bilatérales. »
Le président sait que la négociation nécessitera
l’intervention d’un médiateur puissant, les Etats-Unis, ce
qui suppose l’arrivée d’un nouveau président début 2009.
Mais, en attendant, il faut avancer. Lors des négociations entre
Hafez Al-Assad et M. Ehoud Barak (à l’époque premier
ministre israélien) en 1999-2000, de nombreuses percées avaient
été réalisées sur les dossiers les plus épineux. « J’ai
dit que 80 % des problèmes avaient été résolus alors.
C’est un ordre de grandeur. Si nous repartons de zéro comme le
veut aujourd’hui Israël, nous allons encore perdre du temps.
Nous voudrions que la France et l’Union européenne encouragent
Israël à accepter le résultat des négociations de 1999-2000. »
A plusieurs reprises, il exprimera l’espoir que la France et
l’Union européenne jouent un rôle complémentaire à celui des
Etats-Unis. Sauf sur la volonté syrienne de récupérer
l’ensemble du Golan, il rappelle que l’on peut toujours
trouver des compromis. Ainsi, sur la sécurité, Israël demandait
en 2000 qu’une station d’alerte demeure sous contrôle en
territoire syrien, une exigence inacceptable pour Damas qui ne
peut tolérer une présence militaire israélienne sur son
territoire. Finalement, les deux parties arriveront à un accord :
des militaires américains seraient présents dans cette station.
De nombreux responsables aux Etats-Unis, mais aussi en France
et en Europe, espèrent que les négociations israélo-syriennes
pousseront Damas à rompre avec Téhéran. La réponse du président
est prudente. « Nous avons été isolés par les
Etats-Unis et les Européens. Les Iraniens nous ont soutenus et je
devrais leur dire : je ne veux pas de votre soutien, je veux
rester isolé ! », explique-t-il en riant. Plus sérieusement,
il reprend : « Nous n’avons pas besoin d’être
d’accord sur tout pour avoir des relations. Nous nous voyons régulièrement
pour discuter. Les Iraniens n’essaient pas de modifier notre
position, ils nous respectent. Nous prenons nos propres décisions,
comme du temps de l’Union soviétique. » Et il insiste :
« Si vous voulez parler de stabilité, de paix dans la région,
il faut avoir de bonnes relations avec l’Iran. »
La stabilité régionale et la paix ne sont pas un but en soi,
mais créent, pour le président Assad, un contexte lui permettant
de s’attaquer aux vrais problèmes. « Notre première
priorité est la pauvreté. Les pauvres se moquent des déclarations
que vous faites chaque matin, de savoir quel est votre point de
vue sur telle ou telle chose. Ils veulent de la nourriture pour
leurs enfants, des écoles, un système de santé. Pour cela nous
avons besoin de réformes économiques. Ensuite viennent les réformes
politiques. Elles peuvent aller ensemble, mais les premières
doivent aller plus vite. »
La croissance de la Syrie est passée d’environ 1 % par
an lorsqu’il devient président à 6,6 % en 2007. Mais cela
ne suffit pas à absorber les centaines de milliers de jeunes qui
arrivent tous les ans sur le marché du travail. Des millions de
Syriens vont chercher un emploi à l’étranger. Le président
affirme que les réformes de libéralisation sont en cours, que
l’ouverture du secteur bancaire a été bénéfique, que les
investissements du Golfe n’ont jamais été aussi importants, et
qu’il espère aussi d’importants investissements français de
Lafarge, de Total, dans le secteur électrique, etc.
Et la réforme politique ? Le président retrouve sur ce
sujet un ton plus convenu et explique les « retards »
par la situation régionale. Nous avons été confrontés,
explique-t-il en substance, à deux menaces : l’extrémisme
alimenté par la guerre d’Irak et les tentatives de déstabilisation
qui ont suivi l’assassinat de Rafic Hariri en 2005. A cette époque
nous préparions une nouvelle loi sur les partis politiques, mais
nous avons dû la repousser. Avec le départ de l’administration
américaine, « l’année 2009 sera celle où nous
pourrons entamer de sérieuses réformes politiques, à condition
que rien de grave n’arrive dans la région, que l’on ne parle
plus de guerre, que l’extrémisme recule. »
Et les prisonniers politiques ? « Des centaines
d’entre eux ont été libérés avant et après mon arrivée au
pouvoir, poursuit le président. Nous avons plus de mille
personnes arrêtées pour terrorisme, vous voulez qu’on les libère ? »
S’engage alors un dialogue autour de Michel Kilo, intellectuel
arrêté en mai 2006 et condamné à trois ans de prison pour avoir
contribué à « affaiblir le sentiment national ».
Il n’a jamais prôné ni utilisé la violence. « Mais,
dit le président, il a signé une déclaration commune avec Walid
Joumblatt [le leader libanais druze], alors que Joumblatt a
appelé ouvertement les Etats-Unis, il y a deux ans, à envahir la
Syrie et à se débarrasser du régime. Selon nos lois, il est devenu
un ennemi et si on le rencontre, on va en prison. Pour que Michel
Kilo soit libéré, il faut une grâce présidentielle que je suis
prêt à lui accorder à condition qu’il reconnaisse son erreur. »
Ni l’argument que maintenir Kilo en prison nuit à l’image de
la Syrie, ni le fait que l’homme est ferme dans ses convictions
nationalistes et hostile à la politique américaine, ne réussissent
à fléchir le président.
Evoquant les espoirs qu’avaient soulevés son élection en 2000
et ce que l’on avait appelé le « printemps de Damas »
– une forme de dégel politique –, il parle d’illusions :
« C’est comme les jeunes gens qui veulent se marier et
pensent que le mariage c’est magnifique. Ils ont de fortes émotions.
Mais ensuite vient le choc de la réalité. Nous ne pouvons changer
les choses en quelques semaines. » Et il ajoute : « Quand
vous jouez aux échecs, vous ne pouvez changer les règles. Vous devez
les respecter. » Est-ce pour cela qu’il affirme aujourd’hui :
« Nous aurons besoin d’une génération pour mettre en
œuvre une réforme réelle » ? Visiblement, il fait
le dur apprentissage du pouvoir.
Rappelé à Damas par son père après la mort accidentelle de
son frère aîné Bassel en 1994, M. Bachar Al-Assad, qui suivait
une formation d’ophtalmologue à Londres, va passer six ans dans
l’ombre de Hafez Al-Assad, sans aucune fonction officielle. « Le
président n’a jamais fait quelque chose pour moi, il ne m’a pas
nommé vice-président, ministre, ou à la tête du parti, il voulait
que je fasse mon apprentissage. Je n’avais jamais pensé être
président, mais j’étais sûr de participer à la vie publique.
En Syrie, les fils font ce que fait leur père. »
A la mort de son père, il est élu à la succession, au prix d’un
changement de la Constitution. Deux raisons, selon lui, ont présidé
à ce choix. « Les gens ont voté pour moi car j’étais
le fils de quelqu’un qui avait apporté la stabilité au pays, et
dans notre société, un fils ne peut être qu’à l’image de son
père. D’autre part, certains savaient que j’étais un
modernisateur, je dirigeais la Société syrienne
d’informatique, j’ai introduit Internet et le satellite, etc.
Et peut-être que d’autres, même sans m’aimer, m’ont préféré
à la vieille garde du parti. »
Comment voit-il l’avenir de son pays ? Réaliste, il répond :
« Le bateau n’est pas dirigé que par moi, il a de nombreux
capitaines, européens, américain, alors… »
Notes
[1]
Lire « Israël
et la Syrie au bord de la paix », Le Monde
diplomatique, janvier 2000
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