Nouvelles
d'Orient
Claude Askolovitch,
les musulmans et l'islamophobie
Alain Gresh

Alain
Gresh
Lundi 7 octobre 2013
« Derrière les phrases mielleuses
et les postures de Bisounours, le propos
est effarant. Effarant de mépris et de
haine, justement, mais contre la
France. » (...) « Il y a,
derrière ce cri de haine envers une
France présentée comme hypocrite,
raciste et oppressive (...), le
parcours d’un homme qui avoue son
identification à ceux qu’il observe. »
Sous le titre cinglant « Aimer
le salafisme pour mieux haïr la France »
(Le Figaro, 14-15 septembre 2013,
réservé aux abonnés), qui Natacha Polony
assassine-t-elle ? Un représentant des
« islamo-gauchistes » ? Un « idiot
utile » régulièrement dénoncé pour sa
complaisance à l’égard de l’islam ? Non,
elle s’attaque à Claude Askolovitch et à
son dernier livre, Nos mal-aimés, ces
musulmans dont la France ne veut pas
(Grasset).
Depuis plusieurs semaines, le livre
du journaliste a déchaîné quelques
passions et une couverture médiatique
exceptionnelle. Celle-ci ne peut se
comprendre que par la place qu’occupe
Claude Askolovitch : il fait partie des
éditocrates bien en cour, il a occupé
des responsabilités importantes du
Journal du dimanche au Point
en passant par Europe 1, bref il n’a
rien d’un dissident.
Et, malgré le ton outrancier de
Polony, l’ouvrage fait l’objet d’un
accueil courtois, même s’il reste très
critique. Ainsi, Askolovich a été
accueilli le 20 septembre à la matinale
de France-Inter (« Des
musulmans dont la France ne veut pas ? »)
par Patrick Cohen, l’un des
porte-paroles de cette islamophobie de
gauche fière d’elle-même, avec une
politesse dont Cohen n’aurait jamais
fait preuve à l’égard d’auteurs tels que
Ismahane Chouder, Malika Latrèche,
Pierre Tevanian. Ceux-ci ont publié un
ouvrage
Les filles voilées parlent (La
Fabrique, 2008) qui, comme celui d’Askolovich,
donne la parole à ces invisibles que
sont les musulmans de France. Eux, nous
ne les entendrons même pas sur
France-Inter. Il est vrai que Patrick
Cohen, dans un débat avec Frédéric
Taddéi, s’est même vanté de « ne pas
donner la parole à des cerveaux
malades » : en leur temps, les
autorités soviétiques enfermaient les
dissidents et autres « cerveaux
malades » dans des hôpitaux
psychiatriques [1].
Sur son site, Arrêt sur images (« une
islamophilie acceptable ? »,
20 septembre 2013), Daniel Schneidermann
s’interroge : « L’hirondelle Asko
annonce-t-elle un automne islamophile ?
Plus vraisemblablement, l’épiphénomène
Asko a tout pour être attrayant. D’abord
par le personnage du journaliste :
pensez donc, un chroniqueur de RTL, un
transfuge du temple de l’islamophobie
(Le Point) qui tourne casaque et
balance, ça ne se trouve pas tous les
jours. D’autant qu’il n’a pas rompu avec
fracas, mais dans un désaccord avec
Giesbert, assumé dans le respect et la
fraternité nécessaires. »
Daniel Schneidermann a déjà polémiqué
avec Askolovitch, comme je le rappelais
dans le billet « Askolovitch
et les “détritus” » (18 octobre
2008), où j’attaquais aussi Askolovitch
pour des propos que je trouvais (et que
je trouve toujours) scandaleux.
Pourtant, il serait simpliste et
injuste de voir en ce livre une simple
œuvre opportuniste, destinée à susciter
le buzz. Nous devons lire cette enquête
d’abord pour ce qu’elle dit et surtout
ce qu’elle montre. Ces musulmans, que la
France n’aime pas, Askolovitch nous les
fait découvrir. Il les rend visibles,
audibles, auprès d’un public qui préfère
ne penser que par stéréotypes propagés
par les médias dominants.
Ces médias préfèrent mettre en scène
des personnages comme l’imam Chalghoumi.
Askolovitch raconte comment ce dernier a
été érigé en icône, en modèle d’un islam
de France dont les quatre
caractéristiques seraient :
d’être
sous la protection de l’autorité
politique (sarkozyenne puis
socialiste) ;
de
témoigner en creux dans les médias de la
radicalité des autres musulmans ;
d’affirmer
que le problème de l’islam de France se
réduit aux influences étrangères ;
de
se proclamer l’ami des juifs.
Et qu’importe si Chalghoumi ne
représente que lui-même ; au contraire :
son isolement même témoigne que les
autres musulmans, ceux qui ne lui
ressemblent pas, sont dangereux, ennemis
de la République.
Askolovtich lui, dresse le portrait
d’hommes (surtout des hommes) qui prient
cinq fois par jour, respectent
scrupuleusement les prescriptions les
plus rigoureuses de leur religion. En
bref, il parle de ceux que nous ne
voyons pas.
Parmi d’autres, il nous fait
découvrir Nabil Enasri, spécialiste de
relations internationales, écologiste et
de gauche, mais qui rejette le mariage
pour tous ; Adham Kehmour, musulman
salafi dont le grand-père est mort pour
la France et qui explique qu’il sait ce
que défendre la France veut dire ; Fateh
Kimouche, blogueur et philosophe,
fondateur et animateur du site Al Kanz
et qui, à la veille du rendez-vous avec
le journaliste, lui explique qu’il sera
facile à reconnaître parce qu’il
ressemble à un juif Loubavitch ; Yassine
Ayari, un franco-tunisien, qui a voté
pour un petit parti écologiste en
Tunisie, à qui Ennahda a proposé d’être
ministre de l’agriculture, qui considère
le wahhabisme comme une branche déiste
du capitalisme et qui a écrit un long
texte stimulant sur l’expérience de son
pays d’origine, déchiré entre deux
cultures : « La
zitouna contre la Sorbonne » ».
Aucune de ces figures ne peut être
enfermée dans un schéma, dans un moule,
dans nos préjugés. Et c’est en cela que
le propos d’Askolovitch est stimulant,
qu’il nous amène à une question que je
posais à l’auditoire d’une loge
maçonnique devant laquelle j’avais été
invité pour parler de l’islam : qui
d’entre vous a jamais côtoyé, discuté,
travaillé, milité avec un musulman
croyant ? Aucune de ces personnes,
pourtant ouvertes sur les autres,
chaleureuses, dévouées, n’a pu répondre
par l’affirmative.
La conclusion du livre sonne juste :
« Ce que la France a construit
depuis vingt-cinq ans à gauche comme à
droite, à force de scandales, de lois et
de dénis, de mensonges nostalgiques,
c’est l’idée de l’altérité musulmane,
irréductible à la raison et irréductible
à la République ; la proclamation d’une
identité en danger, nationale ou
républicaine, et tout sera licite —
légalement — pour la préserver.
(...) Depuis un quart de siècle, les
musulmans ont grandi sans pouvoir
exister ; leurs individualités se
dissolvent dans notre guerre sainte ;
ils sont des concepts, clichés, hostiles
ou redoutés, que manient dans leur
entre-soi les décideurs de la
République. A ne pas voir les gens, on
les installe dans l’impossible. On a
interdit le voile à l’école et on a fait
un scandale du halal, et on interdira le
voile à la crèche, et on interdira
encore dans les entreprises demain, et
chaque interdit nourrira la colère, et
chaque mépris engendrera le mensonge, et
les musulmans continueront pourtant de
grandir, persuadés que leur pays ne les
aime pas, et les non-musulmans
continueront de fuir ce que nous
devenons... »
Bien sûr, on peut s’interroger sur la
vision politique d’Askolovitch, sur ses
autres engagements, sur son amitié avec
Manuel Valls qu’il exempte de toute
islamophobie, sur son rapport avec
Israël. Houria Bouteldja et Youssef
Boussoumah, membres du Parti des
indigènes de la République (« L’étrange
islamophobie de Claude Askolovitch »,
2 octobre 2013), posent certaines
questions très justes. On peut aussi
noter que, si l’auteur a abandonné
certains de ses préjugés, il reste
« fixé » sur Tariq Ramadan dont il
continue de dresser un portrait à
charge, alors même que nombre de ses
interlocuteurs, dont il fait un portrait
élogieux, reconnaissent le rôle que
Ramadan a tenu dans leur parcours
personnel.
Alors, ce livre prépare-t-il un
printemps islamophile ? Sans doute les
agressions cet été contre des filles
portant le foulard à Argenteuil ou à
Trappes ont suscité quelques prises de
conscience. Même Caroline Fourest, qui a
tellement contribué à propager
l’islamophobie en France, le reconnaît (Le
Nouvel Observateur, 12 septembre
2013) : « Je pense qu’aujourd’hui le
plus grand danger n’est plus la montée
des communautarismes religieux — même
plus de l’islamisme, en raison de la
situation qui a dégonflé l’influence des
Frères musulmans, et cela a des
répercussions ici aussi — mais la montée
d’un racisme antimusulman pour tenter de
revenir au vieux clocher, à la France
éternelle, où la norme était celle de
l’homme hétérosexuel catholique. »
Racisme antimusulman ? C’est un pas en
avant. Encore un effort, et sœur
Caroline dénoncera l’islamophobie... Et,
qui sait, Patrick Cohen finira-t-il
peut-être par être à son tour touché par
la grâce.
Note
[1]
Cf. Henri Maler, « Liberté
d’expression et service public :
Frédéric Taddeï face à Patrick Cohen »,
Acrimed, 8 avril 2013.
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