Nouvelles
d'Orient
Syrie, déplorable
veillée d'armes
Alain Gresh
Alain
Gresh
Mardi 3 septembre 2013
Depuis combien de temps un
responsable politique français
n’avait-il évoqué Munich ?
Harlem Désir, le premier
secrétaire du Parti socialiste
a osé : « Je ne voudrais
pas que les mêmes qui recevaient
M. (Bachar) Al-Assad un
14 juillet montrent aujourd’hui
un esprit munichois face à ces
atrocités. » Il faisait
allusion à la visite en France
du président syrien en 2008. La
formule sur Munich s’est
tellement banalisée — certains
évoquaient même, à propos d’une
décision du gouvernement sur le
foulard, en 1989, « un
Munich de l’école républicaine » ;
plus éloigné de nous, mais plus
significatif, Guy Mollet, un
autre socialiste, l’utilisait
pour justifier l’agression
contre l’Egypte après la
nationalisation de la compagnie
du canal de Suez en 1956.
Cette formule permet de
discréditer, sans beaucoup de
risques, l’adversaire accusé de
céder au fascisme, comme la
France et le Royaume-Uni avaient
reculé en 1938 devant Hitler.
Elle permet aussi d’éviter tout
débat sur des sujets importants
et de réduire le champ de la
controverse démocratique.
Pourtant, le débat sur un
éventuel bombardement de la
Syrie, qui aurait sans doute été
en partie escamoté si le
président Barack Obama n’avait
pas décidé de consulter le
Congrès avant d’agir, est
désormais lancé. Et c’est une
bonne chose, tant les décisions
prises auront de répercussions
sur le Proche-Orient, mais aussi
sur la place de la France dans
le monde. Le Parlement français
débattra de ces questions le
mercredi 4 septembre.
Selon le site du Figaro
(« Syrie :
les députés UMP réticents à un
engagement de la France en
l’état », 2 septembre),
« Yves Nicolin, élu de la Loire,
a envoyé samedi (31 août) un SMS
à l’ensemble des membres du
groupe en leur posant une seule
question : “Es-tu prêt à
soutenir l’engagement de la
France en Syrie dans les
conditions actuelles ?”. Lundi
matin, 81 députés UMP avaient
répondu “non”, 5 “oui”, 5 ne
savaient pas, 1 avait dit “oui,
si”, en énumérant des
conditions, notamment que la
France ne soit pas seule, et 106
n’avaient pas répondu. Ce
sondage n’a bien sûr pas de
valeur scientifique, mais il
indique une tendance : une
majorité du groupe UMP à
l’Assemblée refuse que la France
s’engage dans l’aventure
syrienne dans les conditions
actuelles, c’est-à-dire très
probablement sans la
Grande-Bretagne, avec des
États-Unis très hésitants et une
ONU où la Russie fait blocage. »
En effet, la position de
l’Union pour un mouvement
populaire (UMP) a rapidement
évolué dans un sens plus
critique, comme le prouve la
volte-face de son président
Jean-François Copé, soulignée,
malgré ses dénégations, dans un
entretien au quotidien Le
Monde (3 septembre) :
Question : Vous aviez
trouvé “juste, sur la forme
et sur le fond”, la position
de François Hollande sur la
Syrie, avant de vous
inquiéter d’un risque de
“suivisme” français à
l’égard des Etats-Unis.
Pourquoi cette volte-face ?
« Jean-François Copé :
Il n’y a aucune volte-face.
Je considère d’abord qu’il
n’y a plus de bonne solution
pour une sortie de crise en
Syrie. La communauté
internationale a fait preuve
d’un tel attentisme que la
situation est désormais
difficilement maîtrisable.
Le résultat, c’est que
nous avons désormais une
guerre civile dramatique qui
oppose, d’un côté, un régime
syrien qui s’est rendu
coupable de crimes atroces
avec le concours des
gardiens de la révolution
iranienne et du Hezbollah,
et, de l’autre, une
opposition dans laquelle la
composante radicale — les
Frères musulmans et les
salafistes — n’a cessé de
croître. Au point que cela
devient un épouvantail qui
rebute légitimement les
opinions publiques
occidentales. Dans cette
situation de blocage, la
première urgence, c’est de
réagir de manière
extrêmement ferme face à ce
que je considère comme
l’inacceptable.
L’utilisation de gaz
chimique, si elle est
avérée, constitue un crime
contre l’humanité. »
Dans une « lettre
ouverte à François Hollande »,
reproduite par le site du JDD
le 1er septembre, François
Bayrou évoque « une décision
périlleuse » concernant la
Syrie tandis que Jean-Louis
Borloo demande un vote formel du
Parlement. François Zocchetto,
sénateur, président du groupe
UDI, le parti de Borloo :
« Que François Hollande en soit
réduit à un suivisme hasardeux
des décisions aléatoires et
solitaires de Barack Obama
n’augure rien de bon pour la
suite des évènements ».
Le Front national s’est
prononcé contre la guerre. Le
Front de gauche aussi, qui
condamne fermement,
contrairement à l’extrême
droite, le régime de Bachard Al-Assad.
La presse est, comme les
politiques, divisée, Le
Figaro étant (avec
L’Humanité), le plus
réticent à une aventure
militaire en Syrie. Dans un
éditorial intitulé « Dans
le piège d’Assad »
(31 août-1er septembre), Pierre
Rousselin écrit :
« L’abstention
britannique, consécutive à
un vif débat parlementaire
comme nous aimerions bien en
voir chez nous, devrait
faire réfléchir les plus
déterminés. Les questions
posées à Londres se posent à
Paris. Les réponses sont
aussi incertaines. Les
recours de la légalité
internationale ont-ils été
épuisés ? Sait-on quelle
réaction en chaîne une
intervention, même
initialement
“proportionnée ”, va
déclencher ? Il faut, nous
dit François Hollande,
“punir ” le régime. Pourquoi
avoir attendu qu’il y ait
plus de 100 000 morts ?
Parce qu’il s’agit, cette
fois, d’armes chimiques.
Mais comment neutraliser
toutes les substances dont
dispose Damas ? Les
frappes, nous répond-on,
auront un effet
“dissuasif ”. En est-on
vraiment sûr ? Si Assad a
déjà eu recours à cet
arsenal, pourquoi ne le
ferait-il pas à nouveau,
face à une agression
extérieure ? On le voit :
l’argument fondé sur la
“responsabilité de protéger”
les civils ne résiste pas à
l’analyse. »
Plusieurs journaux et
éditorialistes se sont faits les
apôtres de la guerre. Au-delà du
bien-fondé ou non de
l’opération, Daniel
Schneidermann s’interroge (« Hollande
“piégé” mais par qui ? »,
Arrêt sur images, 2 septembre) :
« S’ils (les
responsables français) sont
pris à contrepied, c’est
bien parce que les grandes
consciences de la presse
française sont parmi les
premières à avoir “piégé”
Hollande, en le sommant
d’aller bastonner Assad,
sans se soucier
particulièrement du
Parlement. Aux avants-postes,
Le Monde, qui en multipliant
reportages et éditoriaux,
tente depuis des mois de
chauffer l’opinion
française, en déguisant
Assad en Hitler, et les
rebelles syriens soutenus
(notamment) par le Qatar en
dépenaillés en sandales.
Sans grand succès
apparemment, sauf sur Harlem
Désir, le seul à ce jour à
avoir brandi à la droite
l’inusable fantôme de la
capitulation de Munich.
La presse est-elle
dans son rôle en dénonçant
des crimes de guerre ? Oui,
incontestablement. Est-elle
dans son rôle en rapportant
de Syrie des échantillons
pouvant concourir à la
preuve de ces crimes (on en
parlait dans
une de nos émissions du
printemps) ? Oui encore.
Doit-elle donner ces
échantillons au gouvernement
français ? Ca se discute. Ce
travail de reportage
l’autorise-t-elle moralement
à sommer le gouvernement de
partir en guerre ? C’est à
cet instant, qu’elle devrait
se souvenir de tout ce
qu’elle ne sait pas, c’est à
dire l’essentiel. A quel
niveau du commandement de
l’armée syrienne a été donné
l’ordre d’utiliser les gaz ?
A quelle échelle ont-ils été
utilisés ? Les rebelles
ont-ils riposté avec les
mêmes armes ? Entre Obama et
Hollande, qui a poussé qui,
qui s’aligne sur qui (tiens,
cet article du
New York Times vous a
peut-être échappé en août.
Lecture impérative) ? Autant
de points sur lesquels les
medias, avec les outils
forcément imparfaits qui
sont les leurs, ignorent
davantage qu’ils ne
savent. »
Plusieurs questions méritent
réflexion et discussion :
- Concernant l’utilisation
des armes chimiques, les
enquêteurs de l’ONU sont
allés sur place. Leurs
conclusions devraient être
connues d’ici une quinzaine
de jours. N’est-il pas
impératif d’attendre les
résultats, d’autant que les
preuves avancées par les
Etats-Unis sont entachées,
aux yeux des opinions
occidentales, mais aussi des
opinions du monde arabe ?
Personne n’a oublié le
précédent de la guerre
contre l’Irak en 2003 et les
armes de destruction massive
inexistantes.
- Si l’usage de ces armes
est avéré — et le régime
syrien, qui a
considérablement développé
son arsenal chimique dans
les années 1980 dans sa
recherche d’une parité
stratégique face à Israël,
est le premier suspect —,
que faire ? Il s’agit bien
sûr d’une grave violation
des conventions
internationales. Les deux
seules utilisations massives
depuis la guerre de
1914-1918 ayant eu lieu
durant la guerre du Vietnam
par les Etats-Unis, le
fameux agent orange — lire
Francis Gendreau, « Au
Vietnam, l’“agent orange”
tue encore », Le
Monde diplomatique,
janvier 2006) ; et durant la
guerre irako-iranienne,
quand le régime de Saddam
Hussein, soutenu à l’époque
par Paris et Washington
avait gazé Iraniens et
Kurdes (massacre de Halabja)
— lire « US
gave Saddam blessing to use
toxins against Iranians »
(Foreign Policy, 26 août
2013).
Que faire donc si leur usage
est confirmé ? Les traités ne
prévoient aucune sanction, seul
le conseil de sécurité de l’ONU
est habilité à réagir, et il est
paralysé. Quand M. Fabius
déclare au Figaro
(26 août) que Assad « se
moque comme d’une guigne de la
légalité internationale »,
il a raison ; mais des
bombardements de la Syrie sans
mandat de l’ONU sont aussi une
violation de la légalité
internationale. Faut-il s’y
résoudre ?
Non, même s’il est vrai qu’on
peut comprendre certaines
exceptions. Ainsi, en 1979, le
Vietnam a envahi le Cambodge et
renversé le gouvernement khmer
rouge, malgré une condamnation
de la communauté internationale
qui maintint pendant des années
le gouvernement génocidaire en
son sein et dans les instances
des Nations unies. Hanoï
avait-il tort ?
Mais nous ne sommes
évidemment pas dans ce cas de
figure. A part l’idée incongrue
de « punition »,
à quoi serviraient des frappes
contre la Syrie ? Elles ne
modifieraient pas, d’après
ceux-là même qui les proposent,
le rapport de forces en Syrie,
mais risqueraient d’étendre un
peu plus le conflit au Liban et,
pourquoi pas, à Israël.
Ces bombardements échappent à
toute réflexion politique sur la
manière d’arrêter le carnage en
Syrie, sur la manière d’amorcer
une désescalade, processus
d’autant plus nécessaires que le
chaos s’installe dans la région,
qu’il s’étend de l’Afghanistan
au Sahel, en passant par l’Irak,
le Liban, la Libye, la Somalie,
le Sahel. La déliquescence des
Etats, le rôle croissant des
groupes armés, la nouvelle vie
des organisations djihadistes,
etc. sont des données qui
devraient inquiéter et qui
inquiètent nombre de capitales,
aussi bien Moscou, Téhéran,
Paris que Washington.
Cette situation est d’autant
plus préoccupante que, si le
régime semble incapable de
l’emporter, l’opposition —
fragmentée et, en partie,
dominée par des groupes radicaux
— n’a pas été capable de changer
les rapports de force (lire, sur
ce blog, « Syrie,
est-il déjà trop tard ? »,
24 décembre 2012). On peut
trouver mille et une causes à
cette situation, y compris
l’attitude des puissances
étrangères occidentales ou
arabes. Mais on doit aussi
prendre en compte les divisions
des Syriens eux-mêmes et le fait
que le régime a réussi à souder
autour de lui une base sociale
inquiète de la montée des
groupes djihadistes (on lira
ainsi l’article de Janaina
Herrera, « La
crise syrienne au prisme
latino-américain (Venezuela,
Brésil et Argentine) », Les
carnets de l’Ifpo, 14 septembre
2012, qui montre que, en
Amérique latine, la majorité des
émigrés syriens soutiennent le
régime).
Il faut donc négocier, même
si ce n’est pas simple et le
régime résiste à toute réforme
sérieuse tandis que l’opposition
divisée se déchire.
Dans un
communiqué du 1er septembre,
l’International Crisis Group
fait quelques propositions qui
pourraient servir de points de
départ (lire aussi, sur ce blog,
« Syrie,
les atouts fragiles du régime ») :
« Que les États-Unis
décident ou non de lancer
une offensive militaire,
leur responsabilité devrait
être d’essayer d’optimiser
les chances d’une percée
diplomatique. Cela exige un
effort double qui a fait
défaut jusqu’à présent :
l’élaboration d’une offre
politique de compromis
réaliste ainsi qu’une main
tendue à la Russie et à
l’Iran d’une manière à
susciter leur intérêt —
plutôt que d’investir dans
un conflit prolongé qui a
une capacité apparemment
sans fin de s’aggraver.
Dans cet esprit, les
Etats-Unis devraient
présenter — et les alliés de
la Syrie devraient envisager
sérieusement et de manière
constructive — une
proposition basée sur les
éléments suivants :
Il
est impératif de mettre fin
à cette guerre. L’escalade,
l’instabilité régionale et
sa dimension internationale
ne servent l’intérêt de
personne ;
la
seule issue est politique.
Cela exige des concessions
importantes et une baisse
des exigences de toutes les
parties. La seule issue
viable est un compromis qui
protège les intérêts de tous
les groupes syriens et
reflète plutôt que modifie
l’équilibre stratégique
régional ;
la
crise syrienne constitue une
occasion importante de
tester la capacité des
Etats-Unis et de la
République islamique d’Iran
à travailler ensemble sur
les questions régionales
pour rétablir la stabilité ;
une
issue politique viable en
Syrie ne peut voir la
direction actuelle rester
indéfiniment au pouvoir,
mais quoiqu’il en soit, les
Etats-Unis peuvent se
montrer flexibles en ce qui
concerne le calendrier et
les modalités spécifiques ;
les
Etats-Unis tiennent à éviter
l’effondrement de l’Etat
syrien et le vide politique
qui en résulterait.
L’objectif devrait donc être
une transition qui s’appuie
sur les institutions
existantes plutôt que sur
leur remplacement. Notamment
en ce qui concerne l’armée ;
la
priorité doit être de
veiller à ce qu’aucun
élément de la société
syrienne ne soit la cible de
représailles, de
discrimination ou de
marginalisation dans le
contexte d’un arrangement
négocié. »
Le premier ministre français
Jean-Marc Ayrault a déclaré
qu’il n’y avait pas d’autre
solution que politique en Syrie.
Mais alors pourquoi cet
aventurisme français, alors même
que les Etats-Unis s’engagent
avec beaucoup de réticences et
que, selon certaines sources,
ils tentent d’utiliser cette
crise pour négocier avec la
Russie et l’Iran (lire Laura
Rozen, « Beyond
US strikes, signs of
intensifying UN diplomacy on
Syria », 27 août 2013) ?
La France, en boycottant
l’Iran et en méprisant la
Russie, a abandonné toute
diplomatie audacieuse. Elle se
prive d’un rôle effectif dans la
région. En faisant parler les
bombes, elle entamerait encore
plus son crédit, déjà bien
écorné par l’abandon, au fil des
ans, des positions qui avaient
fait son prestige dans les
années 1960 et 1970.
L’existence du Monde
diplomatique ne peut
pas uniquement dépendre du
travail de la petite équipe
qui le produit, aussi
enthousiaste soit-elle. Nous
savons que nous pouvons
compter sur vous.
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