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La paille et la poutre
Jean Bricmont
Le plus gros de
l'ingérence étrangère dans nos pays est
d'origine américaine (image
d'illustration).
© Jonathan
Bachman
Source: Reuters
Mardi 11 septembre 2018
Source :
RT
L'essayiste Jean
Bricmont analyse les ressorts du rapport
qui accuse, entre autres, la Russie de
manipulation de l'information. Selon
lui, les auteurs du rapport véhiculent
une vision du monde symptomatique du
déclin de l'Occident.
Qu’as-tu à regarder
la paille dans l’œil de ton frère,
alors
que la poutre qui est dans ton œil à
toi, tu ne la remarques pas ?
(Evangile selon
saint Luc, 6, 42)
Etant physicien et
non spécialiste des sciences humaines,
je ne suis pas habitué au niveau auquel
peuvent s'abaisser certaines recherches
dans ces domaines. Par conséquent, je
suis tombé de ma chaise en lisant
«Les manipulations de l'information, un
défi pour nos démocraties», rapport
rédigé par quatre experts du Centre
d'analyse, de prévision et de stratégie
du ministère des Affaires étrangères
(CAPS) et de l'Institut de recherche
stratégique de l'Ecole militaire
(IRSEM), et présenté ce 4 septembre lors
d'un colloque à l'Ecole militaire, en
présence de la ministre des Armées
Florence Parly.
Lire aussi
:
Les lois contre les fake news vous
laissent sceptique ? Des experts peuvent
vous aider (ou pas)
Le rapport se veut
académique et encyclopédique : on y
parle de Foucault et Derrida, du
relativisme, des pseudo-sciences, de
l'opinion de Marc Bloch en 1921 sur les
fausses nouvelles durant la Première
Guerre mondiale, des analyses de Gérald
Bronner et de Jacques Ellul ; on y
trouve des mots russes comme
dezinformatzia (p. 52) qui est
supposé être l'origine du mot français
«désinformation». On y parle de
l'Indonésie, du Vietnam, de l'Amérique
latine.
Ce n'est donc pas
un document limité à la supposée
ingérence russe dans les affaires
françaises, même si le plat de
résistance du texte est constitué par la
«désinformation russe».
Mais comment faire
un travail aussi apparemment exhaustif
sur la désinformation en ne mentionnant
nulle part :
- Les faux
charniers de Timisoara en 1989 lors du
reversement de Ceaucescu.
- L'affaire des
bébés jetés hors des couveuses au Koweït
lors de la première guerre du Golfe.
- L'affaire des
armes de destruction massives en Irak,
sauf de façon très marginale (p. 187).
- Les usages des
armes chimiques en Syrie, qui sont
systématiquement mises sur le dos du
gouvernement syrien, alors que des
experts américains en armements ont, au
moins en 2013,
catégoriquement réfuté ces assertions.
Les auteurs du
rapport évaluent aussi la
«désinformation» à l'aune de ce qu'eux
considèrent comme des faits établis :
l'annexion forcée de la Crimée par la
Russie (que savent-ils des volontés de
la population criméenne ?), ou
l'agression russe en Ukraine (pourquoi
la population russophone de l'est de
l'Ukraine ne pourrait-elle pas s'opposer
au gouvernement central, issu d'un coup
d'Etat, et qui lui est manifestement
hostile, comme l'a fait la population
albano-kosovare face au gouvernement
serbe ?).
Arriver à parler,
comme les auteurs du rapport le font, de
la «désinformation russe en Amérique
latine», sans dire un mot de l'ingérence
américaine qui est loin de se limiter à
la désinformation (jamais entendu parler
d'Arbenz, de Goulart, d'Allende, de
l'invasion de la République dominicaine
en 1965, du soutien aux «Contras» au
Nicaragua sandiniste, du coup contre
Chavez en 2002 ?) est un véritable tour
de force idéologique.
Le plus gros de
l'ingérence étrangère dans nos pays est
d'origine américaine
Un autre sujet
soigneusement évité par les auteurs du
rapport, et qui est l'éternel éléphant
dans la pièce que personne ne veut voir,
c'est l'ingérence israélienne à travers
les lobbies pro-israéliens qui, au moins
aux Etats-Unis, est très bien documentée
même si elle est totalement ignorée par
les médias (à cause justement de la
force de frappe de
ces lobbies).
Lire aussi
:
Entre fake news, propagande et
incompétence… Si les Français balayaient
devant leur porte ?
On pourrait penser
aussi à la
campagne de désinformation récente
au Royaume-Uni menée contre le Labour
Party et Jeremy Corbyn sous prétexte
d'antisémitisme et qui est entièrement
liée à leurs positions sur le conflit
israélo-palestinien.
Et en France ?
Comment expliquer l'influence d'un BHL
ou d'un Kouchner, qui non seulement sont
passionnément attachés à Israël, mais
ont poussé la France à entrer en guerre
avec la Libye, et indirectement avec la
Syrie, sur la base d'une multitude de
fausses nouvelles (dont le bombardement
imminent à Benghazi) ? Ces guerres
étaient manifestement en contradiction
avec les intérêts de la France et ont
engendré la crise des réfugiés qui
déstabilise aujourd'hui toute l'Europe.
Ce que les auteurs
du rapport semblent ne pas comprendre,
c'est que le plus gros de l'ingérence
étrangère dans nos pays est bien
d'origine américaine. Mais elle se fait
à travers une multitude de think
tanks, de colloques, d'institut de
«recherche», d'invitations dans les
grandes universités américaines ; tout
cela forme la vision du monde de nos
élites, vision dans laquelle nous sommes
entourés d'ennemis contre lesquels
l'action militaire et politique des
Etats-Unis, même à des milliers de
kilomètres de leurs rives, est purement
défensive. Quand on remarque que trois
des quatre auteurs du rapport ont
travaillé dans ces universités
américaines ou à l'OTAN, on n'est pas
étonné de cette incompréhension.
« L'honnêteté est
la meilleure politique »
Quand on en arrive
aux recommandations concrètes, les
auteurs du rapport ne savent pas très
bien sur quel pied danser : ils se
méfient à juste titre de la censure et
se rendent compte que, lorsque des
médias dominants font des listes de
sites fiables et non fiables, la
méfiance qui existe à l'égard de ces
médias tend à légitimer les sites
déclarés par eux non fiables.
Ma grand-mère, qui
me répétait souvent «l'honnêteté est la
meilleure politique» avait trouvé, il y
a longtemps, la solution à la crise de
confiance dans les médias dominants,
solution à laquelle les auteurs du
rapport n'ont pas pensé. Mais la perte
de crédibilité de la presse ne date pas
d'hier. Elle a commencé aux Etats-Unis
avec la guerre du Vietnam et n'a fait
qu'empirer avec les guerres récentes.
Espérer l'adoption d'une politique
d'honnêteté des médias pour tout ce qui
concerne l'international suppose un tel
changement dans la vision du monde des
journalistes que cela relève du vœu
pieux. De plus, la crédibilité, c'est un
peu comme la virginité : il est plus
facile de la perdre que de la regagner.
Quand il s'agit de
savoir qui utilise des armes chimiques,
ou de ce qu'il en est de l'affaire
Skripal ou du Russiagate, comment
peut-on se faire une opinion si ce n'est
en confrontant des points de vue
différents ? Cela n'a rien de
relativiste et ne signifie nullement que
«tout se vaut», mais est la base même de
l'attitude scientifique et de la
philosophie des Lumières, dont se
réclament les auteurs, mais qu'ils
défendent très mal.
La vision du monde
véhiculée par les auteurs du rapport est
le symptôme d'un nouveau déclin de
l'Occident, qui s'exprime par
l'incapacité à l'auto-critique : toute
allégation d'une ingérence occidentale
ou toute mise en doute du récit
médiatique dominant est supposé exprimer
une «mentalité complotiste», mais les
allégations concernant l'ingérence russe
sont prises comme parole d'Evangile ;
cependant, concernant justement
l'Evangile, ils oublient un peu vite la
phrase de saint Luc rappelée en exergue
de cet article.
Lire aussi : Rapport
appelant à marginaliser RT : «Nous avons
toujours la même tête de turc»
(ENTRETIENS)
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