Politique
intérieure
Macron veut-il encourager la
croyance
en la « théorie » de la Terre plate ?
Jean Bricmont
Emmanuel
Macron lors de ses vœux à la presse le 3
janvier
© Pool Source: Reuters
Samedi 6 janvier 2018
Source :
RT
A l'heure où une grande partie de la
population ne croit plus les médias
dominants, Emmanuel Macron s'attaque aux
fake news. Pourtant, la censure ne fait
que renforcer les croyances
irrationnelles, pour l'essayiste Jean
Bricmont.
Lors de ses
vœux à la presse le 3 janvier, Emmanuel
Macron a annoncé un projet de loi visant
à combattre la propagation de «fausses
nouvelles» sur Internet ainsi qu'à
«lutter contre toute tentative de
déstabilisation par des services de
télévision contrôlés ou influencés par
des Etats étrangers»,
ce qui vise sans doute la chaîne russe
RT.
Macron veut ainsi
défendre ce qu'il appelle les
«démocraties libérales» sans apparemment
se rendre compte du fait que cette
nouvelle loi sera une mesure
parfaitement antilibérale, la liberté
d’expression ayant été historiquement la
valeur libérale par excellence.
Lire
aussi :
Une loi pour contrôler internet au nom
des «fake news» ? L'annonce de Macron
fait polémique
La démarche de
Macron témoigne d’une transformation
grave de nos «démocraties libérales»,
qui avaient tout de même survécu à la
guerre froide sans interdire la
«propagande communiste» de l’époque, ni
d'ailleurs celle de l'extrême-droite
(pro-Algérie française par exemple).
Mais que sont les
fausses nouvelles et en quoi ont-elles
de l'importance ?
Un premier exemple
concerne l'attaque au gaz près de Damas
en août 2013, dont la responsabilité a
été presque unanimement attribuée par la
presse au «régime syrien», ce qui est
clairement contredit par
un rapport établi par un ancien
inspecteur de l'ONU, Richard Lloyd, et
un professeur en science, technologie et
sécurité nationale du MIT, Theodore A.
Postol. Pour distinguer le vrai du
faux, comparons les motivations : pour
le gouvernement et les médias qui vivent
des «sources officielles», la
culpabilité présumée d’Assad soutient
l’aide des Occidentaux aux «rebelles».
Mais on peut difficilement trouver une
motivation «pro-Assad» chez des
personnes aussi respectables que Lloyd
et Postol, ou penser que ces experts
soient incompétents à propos de
questions de physique relativement
élémentaires.
Un exemple plus
récent concerne le «Russiagate»,
c'est-à-dire la prétendue ingérence
russe dans l'élection de Trump aux
Etats-Unis. Il n'existe à ce jour
pas de preuve d'une telle ingérence. Vu
les moyens d'espionnage dont disposent
les multiples services américains, il
est difficile de croire que, si cette
ingérence était réelle et sérieuse (pas
réduite à quelques messages sur Twitter
ou Facebook),
elle n'aurait pas été détectée et
démontrée publiquement. Même si une
telle ingérence devait finalement être
prouvée, sa signification effective
resterait à évaluer. En tout cas, le
fait d’y croire sans hésitation en
l'absence de preuve, ce que fait toute
la presse «libérale» aux Etats-Unis,
ainsi que ses homologues européens, est
en soi une façon de «propager une fausse
nouvelle».
C’est la
propagande dominante qui mène aux
guerres,
et non les quelques voix
d’opposition
On pourrait
multiplier les exemples d'autres fausses
nouvelles, toutes liées à la propagande
de guerre (incident du golfe du Tonkin
en 1964, affaire des couveuses au Koweït
en 1990, armes de destruction massive en
Irak, etc.) et propagées par les médias
dominants. Contrairement aux fausses
nouvelles que Macron veut bannir, cette
propagande est en partie responsable de
guerres ayant causé des centaines de
milliers si pas des millions de morts
et, dans les cas plus récents, de
risques d'une guerre qui pourrait être
nucléaire.
C’est la propagande
dominante qui mène aux guerres,
et non les quelques voix d’opposition.
Il est évident
qu'aucune censure ne s'appliquera jamais
à ces médias dominants et qu'au
contraire, ce seront certains médias
alternatifs, qui parfois permettent de
mettre en question la propagande de
guerre, qui seront réprimés ou au moins
intimidés.
Lire aussi :
Pour 67% des Français, la liberté
d’expression est menacée dans les médias
et la société
Le problème que
Macron veut résoudre c'est qu'une
bonne partie de la population ne croit
plus les médias dominants et pense déjà
que la liberté d'expression est menacée
(même avant cette nouvelle loi).
Beaucoup de gens pensent qu'on leur ment
sur les effets réels de l'immigration,
sur la situation économique, sur celle
de l'enseignement ou sur la propagande
de guerre. Ils ont en face d'eux des
médias unanimes sur toute une série de
questions, à commencer par l'élection de
Macron lui-même, en tout cas au deuxième
tour et en grande partie au premier,
mais aussi sur la Russie, l'Iran, la
Syrie, la construction européenne, ou la
nécessité de «libéraliser» l'économie.
C'est cette
homogénéité médiatique qui engendre le
scepticisme, pas la «propagande» russe
ou les pourvoyeurs de fausses nouvelles.
Ce qui est vrai,
c'est qu'en plus du scepticisme à
l'égard du discours politique, on voit
proliférer des «alertes» très
discutables concernant les vaccins ou
les pesticides, ainsi que toute une
série de croyances bizarres allant de
«on n'a pas marché sur la Lune» à «la
Terre est plate».
La seule solution
au problème auquel Macron est confronté
serait une ouverture tous azimuts au
débat
Mais ce n'est pas
en censurant le discours de critique
politique qu'on va faire reculer les
croyances irrationnelles ; au contraire,
l'expérience constante et universelle de
la censure est qu'à terme elle se
retourne contre elle-même.
Il est possible
qu'un certain nombre de jeunes
n'imaginent pas d'autres formes de
militantisme que des partages sur
Facebook et pensent que, si on les prive
de cet outil, la censure régnera en
maître. Mais c'est ignorer qu'il a
existé bien d'autres façons de répandre,
parfois avec succès, des idées
hétérodoxes et subversives : les tracts
de la Résistance, le bouche à oreille
dans les pays socialistes, les écrits
licencieux circulant à l'époque des
Lumières ou encore l'Huma Dimanche
vendu sur les marchés.
On peut aussi
repenser à une précédente tentative de
réprimer de «fausses nouvelles», à
savoir la loi Gayssot de 1990, réprimant
la négation de certaines conclusions du
tribunal de Nuremberg, en pratique
celles portant sur l'existence de
chambres à gaz dans les camps nazis.
Quel en a été l'effet ? La réponse est
donnée par
l'intellectuel italien Franco Cardini,
écrivant à propos du «négationnisme»
: «le nombre de personnes qui, sans oser
l’admettre, sont impressionnées et
troublées par certains arguments ne
cesse de croître. Le nombre de ceux qui
en public affirment une chose et en
privé soutiennent exactement le
contraire est en train de croître aussi.
Et vous savez pourquoi ? À cause du fait
qu’on persécute ceux qui défendent ces
idées et on les condamne sans leur
donner le droit de parler et sans
riposter. Mais de cette manière se crée
dans l’opinion publique le sentiment
croissant que, si on en a peur, c’est
que ces gens-là disent des vérités.»
Lire aussi
:
Vœux à la presse : contre quelle
propagande Emmanuel Macron veut-il
lutter ? (VIDEOS)
La seule solution
au problème auquel Macron est confronté
serait une ouverture tous azimuts au
débat et une révolution médiatique
allant vers plus de pluralité et
d'honnêteté. Mais comme cela est
manifestement impossible, on se tourne
vers la solution la plus facile, mais
aussi la plus contre-productive : la
censure.
Quand ils se
tournent vers la France (ou l'Europe),
les autres peuples ne voient plus le
pays des Lumières,
mais un monde
arrogant, agressif, replié sur lui-même,
anxieux
Finalement, il
suffit d'un peu voyager pour voir que le
reste du monde ne pense pas comme
«nous», c'est-à-dire comme l'Europe et
les Etats-Unis. En Russie, en Chine,
dans le monde arabe, en Iran, en
Amérique latine, il n'y a ni les mêmes
priorités, ni les mêmes histoires, ni
les mêmes mémoires qu'en Occident. Quand
ils se tournent vers la France (ou
l'Europe), les autres peuples ne voient
plus le pays des Lumières, mais un monde
arrogant, agressif, replié sur lui-même,
anxieux, et en pleine perte de vitesse
par rapport à eux.
La loi contre les
«fausses nouvelles» risque de renforcer
encore le scepticisme à l'égard des
«vérités officielles», à la fois celui
qui est raisonnable et celui qui ne
l'est pas, ainsi que notre incapacité à
écouter et à comprendre le reste du
monde, ce qui est à la fois le symptôme
et la cause de notre déclin.
Lire aussi : L’incroyable
mauvaise foi de RT, qui inverse
carrément les propos d’Emmanuel Macron
Jean
Bricmont, Docteur en sciences
et essayiste belge, Jean Bricmont est
professeur à l’Université catholique de
Louvain. Il est auteur et co-auteur de
plusieurs ouvrages dont La république
des censeurs, Impostures intellectuelles
(avec Alan Sokal).
Les opinions,
assertions et points de vue exprimés
dans cette section sont le fait de leur
auteur et ne peuvent en aucun cas être
imputés à RT.
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